Nomination de femmes chorégraphes à la direction des CCN, et si l’on s’y prenait autrement ?
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Carolyn Carlson, Brigitte Lefèvre, Maguy Marin, Régine Chopinot, Catherine Diverrès, Odile Duboc, Mathilde Monnier, Stéphanie Aubin, Emmanuelle Huynh, Dominique Hervieu ou Emmanuelle Vo-Dinh, chacune à son époque ces femmes puissantes ont su prendre les postes qui leur étaient proposés et réaliser les projets et la carrière dont elles avaient envie. Le premier Centre chorégraphique français, le Théâtre du Silence, a été créé et était dirigé par une femme, Brigitte Lefèvre, et un homme, Jacques Garnier. À l'époque, on ne parlait pas de quota ou de parité, on parlait simplement de danse.
Plus de trente ans après la création en France des Centres chorégraphiques nationaux (CCN), le constat est sans appel. Il n'y a plus que trois CCN (Orléans, Nantes et La Rochelle) sur vingt-deux qui comptent à leur tête une chorégraphe et ces trois CCN figurent parmi les moins dotés en termes de budget. Le nombre de femmes à la tête des CCN a chuté de 25 % depuis 2006, alors qu'à l'époque c'était le secteur qui s'approchait le plus de la parité. Il existe un déséquilibre hommes-femmes à la direction des CCN. Pire encore, certains processus de renouvellement, comme ceux du CCN de La Rochelle et du Havre en 2021, se sont basés sur des listes de candidatures non paritaires.
Si l'on élargit un peu le spectre, aucune compagnie de ballet française n'est plus dirigée par une femme (la dernière, Julie Guibert, a quitté le Ballet de l'Opéra de Lyon sous la pression) *. Aucun festival majeur n'est dirigé par une femme, à l'exception notable des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine Saint-Denis (Frédérique Latu). Les nominations de femmes à la direction de Scènes nationales ou de théâtres d'envergure se soldent parfois par un abandon par KO, comme ce fut récemment le cas de Marie Rivière au Quartz de Brest. Que faire pour que cette situation, qui perdure depuis trop longtemps, change ?
La loi pose le principe de l'égalité hommes-femmes
Pourtant, dans la loi, l'égalité est là. La loi du 7 juillet 2016 pose le principe de l'égal accès des hommes et des femmes à la tête des lieux culturels labellisés. Un texte du 8 mai 2017 envoyé aux Directions régionales des affaires culturelles (DRAC) précise les choses : l'égalité est attendue dans la phase de sélection, l'égalité est requise dans le comité de sélection. Malgré ces textes, cela ne se passe pas toujours ainsi dans la réalité.
C'est pour comprendre cet écart que l'Association des centres chorégraphiques nationaux (ACCN) a diligenté une étude pour nommer les faits, comprendre les mécanismes et formuler des préconisations pour agir ensemble. L'ACCN s'est entourée d'un comité de réflexion composé d'institutions, d'artistes et de militantes et militants. Thomas Da Silva Antunes, secrétaire général de l'ACCN et Marie Jacquillard, chargée de coordination, ont conduit des entretiens, sollicité des travaux menés par des étudiants et organisé un séminaire au CND le 15 décembre 2021. Cette étude a été rendue publique au cours d'une rencontre organisée le 14 avril dernier au Carreau du Temple, au cours de laquelle trois femmes chorégraphes et directrices de CCN ont témoigné.
Quels sont les ressorts de l'envie de candidater à la direction d'un CCN ? « Il y a le désir de l'artiste, et ce qu'il peut développer en termes de projet et de parcours » dit Héla Fattoumi, qui dirige en binôme avec Éric Lamoureux le CCN de Belfort, une formule également en vigueur dans d'autres CCN. « Je trouve cela positif d'être approchée » renchérit Maud Le Pladec qui a été contactée par Georges-François Hirsch, président du CCN d'Orléans, pour candidater à sa direction, après un échec à deux précédentes candidatures de CCN.
Les freins aux candidatures féminines
Pourquoi les femmes candidatent-elles moins à ces postes de direction que les hommes ? Le processus est assez lourd, soulignent ces femmes chorégraphes, car il faut rédiger une lettre de motivation, préparer un projet sur 3 ou 4 ans et pouvoir le défendre lors d'un oral. « On y met beaucoup d'énergie, et on n'a pas le mode d'emploi » avoue Maud Le Pladec. Ressources humaines en interne, prise en charge des coûts par la compagnie, incompatibilité de calendrier, déplacements, lourdeur du dossier, tous ces éléments doivent être pris en considération.
L'hypothèse de l'étude menée par l'ACCN est de mettre en avant la question du coût de la candidature, sur le plan humain et sur le plan financier, qui est plus impactante pour les candidatures de femmes, car leurs compagnies sont moins dotées au départ et se produisent moins en tournée, ce qui génère moins de recettes propres. Les femmes sont davantage absorbées aussi par des problématiques de maternité, ou la prise en charge du soin à l'autre, et vont plus qu'un homme se poser la question du changement de ville ou de cadre de vie pour leur famille. « Une des premières questions des chorégraphes femmes qui me contactent, c'est « En tant que maman, comment tu fais ? » » dit Ambra Senatore, directrice du CCN de Nantes.
Près de 50 % des CCN vont être amenés à changer de direction dans les années qui viennent. Pour éviter de faire face aux mêmes écueils, il faut anticiper. « La première chose que l'on fait, c'est que l'on encourage les femmes » dit Maud Le Pladec, qui attend que la parité soit obligatoire et inscrite dans le cahier des charges des CCN. « Dès aujourd'hui, il faut accompagner et tutorer les femmes chorégraphes pour faire naître des candidatures solides » souligne Héla Fattoumi.
Les trois chorégraphes proposent de donner de la visibilité aux femmes dans la programmation du CCN, d'accompagner les femmes chorégraphes, de lutter contre le syndrome de l'imposteur, et de faire preuve de volontarisme et d'une forme de « discrimination positive ». « Commençons par être exemplaires nous-mêmes au sein des dix-neuf CCN pour aller vers le reste du secteur » admet Héla Fattoumi. Du fait de ce volontarisme, par exemple, le CCN d'Orléans est devenu un vivier et un laboratoire de création pour les femmes chorégraphes.
Des recommandations pour garantir la parité
L'ACCN a travaillé sur une série de recommandations pour garantir le respect de la parité : indemniser la réponse au processus de candidature, rendre les procédures de recrutement infructueuses si le critère de parité n'a pas été respecté et instaurer une sanction portant sur le montant des subventions de l'année suivant en cas de non-respect de la parité. L'ACCN donne rendez-vous au secteur chorégraphique le 20 septembre prochain à Lyon, dans le cadre de la Biennale de la danse, pour s'emparer de cette situation et définir ensemble les actions à mettre en œuvre pour l'enrayer.
Au-delà de ces propositions collectives, pour que les choses évoluent vraiment, il s'agirait d'actionner simultanément plusieurs leviers :
⁃ Que les femmes elles-mêmes cessent de s'auto-censurer, en ne se positionnant que sur des petits CCN, à petit budget et donc à petit salaire – une grille de salaire unique serait de ce fait à envisager ;
⁃ Que les processus de candidature à ces établissements soient simplifiés, raccourcis et pris en charge financièrement (voyage, défraiements, garde d'enfant) et qu'après la nomination, un véritable accompagnement à l'installation puisse être proposé ;
⁃ Que l'État et ses partenaires considèrent qu'une femme chorégraphe générera autant de tournées, et donc de recettes propres, qu'un homme ;
⁃ Que les ballets d'opéras et compagnies de répertoire commandent autant de ballets aux femmes qu'aux hommes, et se sentent responsables de faire émerger de nouvelles signatures féminines au sein de leurs rangs ou parmi les chorégraphes françaises ;
⁃ Qu'au sein des collectifs, les femmes puissent prendre toute leur place et développer leur singularité pour envisager ensuite une carrière en solo.
* NDLR : Depuis la publication de cette tribune, Beate Vollack a été nommée directrice de la danse de l'Opéra national du Capitole
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.
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