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Montpellier. Opéra Comédie. 7-VI-2023. Antonio Sartorio (1630-1680 : Orfeo, opéra en trois actes, sur un livret d’Aurelio Aureli. Mise en scène : Benjamin Lazar. Décors : Adeline Caron. Costumes : Alain Blanchot. Lumières : Philippe Gladieux. Avec : Arianna Venditelli, soprano (Orfeo) ; Alicia Amo, soprano (Euridice) ; Kangmin Justin Kim, contre-ténor (Aristeo) ; Zachary Wilder, ténor (Erinda) ; Maya Kherani, soprano (Autonoe) ; David Webb, ténor (Ercole) ; Yannis François, ténor (Chirone, Bacco) ; Paul Figuier, contre-ténor (Achille) ; Renato Dolcini, basse (Esculapio/Pluto) ; Gaia Petrone, mezzo-soprano (Orillo). Ensemble Artaserse, direction musicale : Philippe Jaroussky
Après leur splendide Giulio Cesare avec Damiano Michieletto, Philippe Jaroussky et son Ensemble Artaserse ressuscitent Orfeo d'Antonio Sartorio. La beauté de cette partition enchanteresse est telle qu'elle survit à la mise en scène ascétique de Benjamin Lazar.
La lyre d'Orphée a donné le la de la naissance de l'opéra. Du XVIIᵉ au XXᵉ siècle, de Peri (1600) à Glass (1991), le mythe du chanteur solitaire-qui-n'arrête-pas-de-perdre-sa-femme a galvanisé l'inspiration de bon nombre de compositeurs. La version de Monteverdi (1607) est la plus (re) connue. Celle d'Antonio Sartorio (une dizaine d'opéras au compteur), créée au Teatro San Salvatore de Venise en 1672, s'en démarque par sa longueur : trois heures de musique à Montpellier. Par sa dramaturgie : Eurydice n'y meurt qu'à la fin de l'Acte II, la scène des Enfers n'y étant qu'une saynète parmi d'autres. Le livret d'Aureli Aurelio déverse un foisonnement de personnages dont aucun n'est secondaire. Gravitent ainsi autour de la planète Orphée/Eurydice, la constellation Aristée/Autonoe (qui vont jouer la comédie du remariage), celle formée par le couple bouffe Orillo/Erinda (les affres de l'amour tarifé) : une triple intrigue amoureuse, entravée par un duo de jeunes chiens fous (les demi-dieux Hercule et Achille, amoureux d'Autonoe) passant le plus clair de leur temps à tenter d'échappant à la férule de leur précepteur en chef, le Centaure Chiron. Enfin, en rabat-joie de service, Esculape, frère d'Orphée, sorte de sous-Sénèque du Couronnement de Poppée, pontifie de pessimistes mises en garde : « Qui aime ne jouit pas d'une heure de paix », « Est bien sot celui qui perd sa liberté pour les nœuds d'une beauté »… De l'ultime, très politiquement incorrecte « Perdre une épouse est un grand acquis », l'Orphée sartorien aura fait son miel, qui déclarera après la seconde mort d'Eurydice : « Plus jamais je ne tomberai amoureux » et même : « Femmes je vous fuirai » ! Difficile de souscrire, au terme de cette anti-philosophie ès-rapport amoureux, au duo final confié, non au poète de la Thrace, mais à Aristée, frère d'icelui, dont l'expéditif rabibochage avec Autonoe tente de convaincre l'auditeur : « Il n'y a pas de cœur plus heureux que le nôtre. »
Par-delà le répétitif de sa rhétorique, l'Orfeo de Sartorio constitue en revanche, pour les dubitatifs du récitatif, la plus belle des surprises. On est très loin des récitatifs perpétuels de Peri et de Caccini, assez loin de Cavalli aussi, si l'on en considère l'impressionnant nombre d'arias (plus de cinquante) et de duos (onze). C'est justement le Massenzio de Cavalli, qui, « faute d'ariettes pleines d'entrain », fut remplacé au Théâtre Cassiano, par le Massenzio de Sartorio, qui allait, quant à lui, en déborder pour ravir un public de plus en plus populaire. C'est cela, le style Sartorio : affranchi du récitatif (le cantar recitando plutôt que le recitar cantando), son Orfeo enfile les tubes (le sommet Se desti pietà d'Eurydice !). Philippe Jaroussky en avait enregistré quelques notes pour Erato. Même si la lecture du programme mentionnant un personnage que nous ne verrons pas (Thétis) laisse deviner que nous n'y sommes pas tout à fait, le chef d'Artaserse tenait beaucoup à révéler l'œuvre dans son entièreté et surtout, à partir des trois sources existantes, dans son authenticité. L'opportunité lui en est offerte par sa résidence montpelliéraine, engagée dans une judicieuse coproduction entre la Fondation Royaumont et l'Arcal.
Artaserse à Montpellier, ce sont quinze instrumentistes dont le verbe résonne haut dans l'Opéra Comédie, où se répandent à l'envi les sonorités acidulées des cornets, la séduction de la harpe, des guitares, de la viole de gambe, du lirone. On ne s'ennuie pas une seule seconde grâce à cette fosse enchantée et à l'équipe vocale haut de gamme réunie par Jaroussky, qui tient à perpétuer l'esprit de troupe qui animait ses débuts avec Jean-Claude Malgoire : Arianna Venditelli, Orphée enflammé, rongé par la jalousie, qui va jusqu'à commanditer l'assassinat d'une Eurydice qu'il soupçonne d'infidélité (la délicate et lumineuse Alicia Amo) ; l'Aristée sidérant du haute-contre Kangmin Justin Kim, en séducteur à tout va ; la noble Autonoe de Maya Kherani, équivalent de l'Octavia monteverdienne ; l'Orillo déchaîné de Gaia Petrone ; l'Hercule bien sonnant de David Webb ; l'Achille bouleversant de Paul Figuier, marquant d'une autre pierre blanche son intronisation dans le cénacle des contre-ténor du moment ; le Chiron tonnant (et le Bacchus consolateur) de Yannis François (le chanteur-musicologue est également responsable de la nouvelle édition de cet Orfeo) ; l'Esculape et le Pluton caverneux du probe Renato Dolcini. Et, cerise sur le gâteau, la nourrice Erinda enjôleuse de Zachary Wilder. C'est elle que Benjamin Lazar choisit comme maîtresse de cérémonie. Erinda complète la conséquente galerie de nourrices de l'opéra vénitien du Seicento. Nourrice d'Euridice, c'est à elle qu'échoit le contrepoint optimisme d'une œuvre globalement désespérante : « Je n'ai pas le courage de regarder un beau visage et ne pas l'aimer. »
Cette « désabusion » généralisée n'inspire pas grand-chose à Benjamin Lazar, dont la réalisation révèle les limites, le manque d'ambition dès le lever de rideau. Le premier coup d'œil au décor ne donne pas cher de ce énième demi-cercle circassien de praticables, fantasme de théâtre antique, dont les gradins surmontés de lamelles réfléchissant le rougeoiement du jeu d'orgues ou le miroitement de plaques pivotantes n'auront effectivement aucune justification dramaturgique particulière. Ce dispositif à claire-voie interdit de surcroît toute surprise en matière d'entrées et de sorties. Au centre du plateau une mini-tournette avare de rotations s'anime sans raison identifiable : elle sera envahie après l'entracte par une branche morte posée là, aussi énigmatiquement que le tube planant du dernier Couronnement de Poppée aixois de Ted Huffman. L'ambition de Benjamin Lazar (« un décor doit être avant tout un écrin pour leur art ») a accouché d'un vœu pieux. On aura néanmoins à cœur de sauver, dans ce désert scénographique autant que sémantique, les beaux éclairages de la seconde partie, ainsi que la très belle scène des Enfers, où le ciel d'ampoules de la scénographie, jusque là ascendant ou descendant lui aussi sans réel mobile apparent, s'abaisse au plus bas, au niveau des miroirs pivotants qui en diffractent alors la lumière en une myriade de faisceaux. Les costumes déçoivent également : celui d'Erinda, très caricatural et moins classieux que celui de Miss Knife dont l'on semble s'être inspiré ; celui d'Orillo en punk à chien ; ceux d'Hercule et Achille bricolés à partir de sous-vêtements blancs ; et surtout celui de Chiron, assurément la palme du ridicule, avec ce Centaure monté sur des sabots cothurnés, appuyé sur deux béquilles médicalisées, doté d'une queue de cheval et surtout (on est très loin, en terme de goût, du Centaure pasolinien de Médée) forcé de ruer à chacune de ses apparitions. Heureusement, le fil de l'action convie progressivement à un certain délestage costumier censé faire apparaître la vérité de personnages auxquels on se sera hélas peu attaché.
La résurrection de cet Orfeo reste néanmoins un événement considérable. D'autant que le spectacle tournera avec une nouvelle équipe de jeunes chanteurs formés à Royaumont. Si l'on mesure la chance incroyable qu'ils auront d'entamer leur carrière avec cet opus magnifique, qui mérite absolument un enregistrement (audio), on compatit déjà de les savoir devoir reprendre cette version s'apparentant à une mise en espace qui aurait dû dire son nom. Mais durant deux années on entendra parler d'Antonio Sartorio. C'est là l'essentiel.
Crédits photographiques : © Marc Ginot
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Montpellier. Opéra Comédie. 7-VI-2023. Antonio Sartorio (1630-1680 : Orfeo, opéra en trois actes, sur un livret d’Aurelio Aureli. Mise en scène : Benjamin Lazar. Décors : Adeline Caron. Costumes : Alain Blanchot. Lumières : Philippe Gladieux. Avec : Arianna Venditelli, soprano (Orfeo) ; Alicia Amo, soprano (Euridice) ; Kangmin Justin Kim, contre-ténor (Aristeo) ; Zachary Wilder, ténor (Erinda) ; Maya Kherani, soprano (Autonoe) ; David Webb, ténor (Ercole) ; Yannis François, ténor (Chirone, Bacco) ; Paul Figuier, contre-ténor (Achille) ; Renato Dolcini, basse (Esculapio/Pluto) ; Gaia Petrone, mezzo-soprano (Orillo). Ensemble Artaserse, direction musicale : Philippe Jaroussky