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À Manifeste, le soulèvement au cœur de l’Orchestre de Paris

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Paris. Philharmonie, Grande salle Pierre Boulez. 8-VI-2023. Festival Manifeste
Sasha J. Blondeau (né en 1986) : Cortèges, pour chanteur-danseur, grand orchestre et électronique ; livret : Hélène Giannecchini ; chorégraphie : François Chaignaud ; Edgard Varèse (1883-1965) : Density 21,5 pour flûte ; Amériques pour orchestre (version 1929). François Chaignaud, danse et chant ; Vicens Prats, flûte ; Sasha J. Blondeau et Serge Lemouton, électronique Ircam ; Luca Bagnoli, diffusion sonore Ircam ; Orchestre de Paris ; direction Alain Altinoglu

« Iɛls disent : « colère » ». En phase avec la thématique du festival de l'Ircam (« La clameur du monde »), le texte d'Hélène Giannecchini accompagne la nouvelle œuvre de , Cortèges, dans un dispositif qui accueille le chorégraphe-danseur-chanteur, et disperse l' dans l'espace de la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie qui affiche complet.

C'est un projet collaboratif au long cours, nous dit (lire notre entretien) qui a demandé à l'auteure Hélène Giannecchini d'écrire, à partir d'un travail d'archives LGBTQ+ (celles de la GLBT Historical Society de San Francisco) un texte-livret qui nous est donné avec le programme de salle. Sur le thème du soulèvement, le récit parle de la trajectoire d'une personne qui sort de chez elle et marche dans la ville (« J'avance, inspirée par mes pas/Seule, dans la ville indiscernable ») et assiste à la formation d'une foule. Pas à pas, elle raconte ce qui la traverse en rejoignant cette masse : « Je vibre de toutes leurs respirations qui restent dans l'air dans un bourdonnement chaud ».

Il n'y a pas de scénographie à proprement parler mais un dispositif scénique pour laisser évoluer le danseur : la masse orchestrale est divisée en trois blocs sur les trois côtés du plateau et une vingtaine de musiciens sont dispersés à l'étage dans les rangs du public. Ils sont connectés au système informatique (logiciels de suivi de partition) que supervisent à la console de projection le compositeur lui-même, son collaborateur Ircam et en charge de la diffusion sonore : les instruments spatialisés sont amplifiés et augmentés d'une partie électronique qui passe par la couronne de haut-parleurs installée au pourtour de la salle : « Dompter l'acoustique de ce grand espace est un défi », fait remarquer , et force est de constater que l'on n'avait encore jamais entendu sonner la salle Pierre Boulez avec une telle sensation de totale immersion auditive.

Engoncé dans son manteau noir, (perruque blonde et micro-lèvres) est déjà sur scène, avec les musiciens, durant l'installation du public. Il avance lentement du fond du plateau jusqu'à l'arrivée, discrète elle aussi, d', maître d'œuvre de la soirée. C'est lui qui donne le coup d'envoi à une musique qui d'emblée occupe l'espace de résonance, son immersif jouant sur la démultiplication et l'ambiguïté des sources. n'est ni comédien ni chanteur mais donne à sa façon, corporellement et émotionnellement, à entendre des mots qui surfent sur la vague sonore, s'inscrivent dans le flux orchestral et donnent chair à ce qui est écrit : « Tu nous entends ? Tu sens comme la rue frémit de notre force ? ». La voix parlée fait advenir le chant, longue vocalise éperdue, qui tient davantage de l'improvisation, ou psalmodie cantillée, plus émotionnelle encore, qui cristallise des instants d'une belle fragilité. Chaignaud n'en continue pas moins son monologue, dans un espace sonore très mouvant qui semble épouser les émotions et la tension intérieure du personnage : « la violence sans spectacle qui rentre dans la peau […] la terreur d'être soi », nous dit le très beau texte de Giannecchini. François Chaignaud a quitté son manteau et se met à danser sur une musique dont le registre s'est soudainement éclairé. Il occupe le plateau avec cette énergie et cette stylisation gestuelle qui n'appartiennent qu'à lui : « avec la joie et la rage, / La rage et la joie aux deux pôles de nos vies. ».

C'est ainsi que se referme le récit de Cortèges et se conclut l'expérience inédite menée par un flamboyant, tenu de main de maître par et en phase avec une électronique Ircam en temps réel dont on apprécie ce soir les prouesses performatives.

Clameur du monde, toujours, avec Amériques d' et ses sons urbains qu'a mis à l'affiche l' dans la deuxième partie de soirée. Pour introduire ce que Varèse considérait comme son opus 1, le flûtiste joue la seule œuvre soliste du compositeur bourguignon (devenu citoyen américain en 1927), Density 21,5 de 1936. Courte pièce (la plus jouée et enregistrée de tout le catalogue du compositeur), elle est aujourd'hui au répertoire de tous les flûtistes, au même titre que Syrinx de Debussy. Varèse y introduit au centre les fameuses percussions de clés imitant les pizzicati des cordes qui profiteront très largement à ses successeurs. Avec autant de velouté dans la ligne que de précision dans l'attaque, le flûtiste solo de l'Orchestre de Paris n'en fait qu'une bouchée !

La flûte en sol qui débute Amériques (version 1929) sur l'ostinato des harpes crée ainsi un continuum naturel entre les deux œuvres. Dans la pleine possession d'une partition qu'il appréhende dans ses moindres détails, nous livre une interprétation éblouissante et totalement maîtrisée, dans un luxe de couleurs (fanfare des trompettes, vrombissement des trombones, effervescence percussive, cinétique des flûtes…), une finesse des alliages orchestraux et une articulation des masses sonores parfaitement huilée, très/trop lissée peut-être. Il nous manque parfois un rien d'âpreté dans le son, de sauvagerie dans les motifs et une sirène qui soit vraiment urbaine. Mais ne boudons pas notre plaisir… La montée en puissance de la dernière partie est superbe et l'effet hypnotique escompté parfaitement réussi.

Crédit photographique : © Mathias Benguigui

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