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Paris. Festival Manifeste; 7-VI-2023; Centre Pompidou Grande salle; Carlo Gesualdo (1566-1613) : Moro, lasso al mio duolo ; Se la mia morte brami (extraits du Sixième livre de madrigaux) ; Luca Marenzio (1553-1599) : Amor, i’hò molti (extrait du Neuvième livre de Madrigaux) ; Luciano Berio (1925-2003) : Laborintus II, pour voix, ensemble et bande magnétique, sur un livret d’Edoardo Sanguineti d’après Dante ; avec des extraits de La Vita nuova, La Divine Comédie de Dante, d’Ezra Pound et de T.S. Eliot. David Lescot, metteur en scène ; Alwyne de Dardel, scénographie ; Serge Meyer, vidéo ; Olga Karpinsky, costumes ; Juliette Besançon, lumières ; Augustin Muller, conseiller informatique musicale Ircam ; Jérémie Bourgogne, diffusion sonore Ircam ; Emma Liégeois, comédienne vidéo ; Serge Maggiani, récitant ; chanteuses, chanteurs et instrumentistes de l’ensemble Ars Nova, direction : Gregory Vajda
Qui, mieux que la personnalité de Luciano Berio et son œuvre emblématique Laborintus II pouvaient donner à entendre « la clameur du monde » que l'édition 2023 de Manifeste affiche comme thématique du festival ? Sur scène, les chanteurs et musiciens de l'ensemble Ars Nova et Serge Maggiani en récitant sont mis en scène par David Lescot dans un spectacle retentissant, entre laboratoire des voix et labyrinthe du sens.
Composé en 1965 à la demande de François Wahl pour l'ORTF à l'occasion du 700e anniversaire de la naissance de Dante, Laborintus II emprunte son titre au recueil poétique éponyme (1956) d'Edoardo Sanguineti qui signe le livret de la pièce de Berio. Mêlant différentes langues (italien, latin, anglais, français), le texte passe par la voix du comédien et le chœur des huit acteurs. Il emprunte à La Vita nuova, au Convivio et à La Divine Comédie de Dante et ses thèmes favoris de la mémoire, de l'usure du monde, de la mort, etc. La poésie dantesque est associée à des textes bibliques et des écrits de T.S. Eliot, Ezra Pound et Sanguineti lui-même. « Vu sous un certain angle, Laborintus II est un catalogue de références, d'attitudes et de simples techniques instrumentales, un catalogue un peu didactique, comme un livre d'école qui traite des visions de Dante et du geste musical ». Voilà résumée, avec les mots du compositeur, l'ambition d'une partition que la patte de l'Italien élève au statut de pur chef d'œuvre, superbement restitué ce soir par les chanteurs et instrumentistes d'Ars Nova.
Berio n'aurait certainement pas désavoué l'idée d'introduire Laborintus II, une pièce de 35 minutes somme toute un peu courte pour s'inscrire seule dans une soirée, par des madrigaux à cinq voix de Carlo Gesualdo et Luca Marenzio. Outre l'esprit madrigalesque que le Florentin n'a jamais renié, la poésie amoureuse, celle du Tasse notamment avec la thématique de la perte de l'être aimé, fait écho au texte de Dante (« très douce mort, viens à moi ») qui hante le livret d'Edoardo Sanguineti. Pour l'espace de Laborinthus II, David Lescot a imaginé un lieu qui tient de la bibliothèque et de l'entrepôt : des livres tapissent les murs et des manuscrits, archives et documents sont empilés sur des meubles à tiroir quand d'imposants bobinots sont posés sur des étagères métalliques à cour. Au début du spectacle, les chanteurs prennent le temps, dans la pénombre du décor et en silence, de parcourir ce labyrinthe et de feuilleter les livres avant de former un cercle pour chanter les trois madrigaux à l'affiche. De Gesualdo, Moro, lasso, al mio duolo (« je meurs hélas de ma douleur ») et se la mia morte brami (« Si tu désires ma mort, cruel ») laissent entendre une écriture aventureuse dans le traitement du mot et de la conduite polyphonique. Celle d'Amor, i'hò molti (« Amour, j'ai eu nombre d'années ») du dernier Marenzio ne l'est pas moins, qui recourt aux mêmes accidents harmoniques pour l'expression des passions : c'est un challenge pour ces cinq voix a cappella dont l'intonation très maîtrisée et la fluidité de l'énonciation nous comblent.
Dans un fondu-enchaîné bien réglé, le chœur des huit acteurs et les dix-sept instrumentistes (deux harpes, deux sets de percussions, les vents par trois, deux violoncelles et une contrebasse) sont venus s'installer sur les praticables, bientôt rejoints par le chef hongrois Gregory Vajda, élève de Peter Eötvös, dont la direction aussi souple que discrète s'inscrit très naturellement dans l'espace scénique. Il n'intervient pas dans les premières mesures de la partition, laissant d'ailleurs plus d'une fois la machine instrumentale fonctionner d'elle-même. Des échos du monde extérieur nous parviennent des haut-parleurs (l'illusion est parfaite!) juste avant l'intervention des trois voix féminines placées au sommet du dispositif scénique : des voix non vibrées, prévient Berio. Leurs appels toniques alertent l'oreille et libèrent les vannes du son : ça claque, ça éclate, ça hurle parfois, le compositeur recherchant les équivalences timbrales entre les voix et le jeu instrumental dans un continuum sonore rehaussé par les deux sets de percussions qui se font face au dernier rang des praticables.
La voix du récitant (l'Italien Serge Maggiani) aux inflexions douces et chantantes (dans la lignée d'un Sanguineti qui grave une première version de l'œuvre avec Diego Masson chez Harmonia mundi) crée un espace plus intimiste, imposant le silence ou venant s'inscrire sur la trame colorée des voix. Très contrastantes et battues par les peaux, les énumérations et autres harangues du chœur d'acteurs déclenchent au sein de l'ensemble des soulèvements bruyants qui échappent à la direction ; tout comme cette séquence hallucinée de free jazz années 60, lâchant la bride et donnant libre cours à l'improvisation. C'est l'occasion de chanter et de danser pour la pétillante Raphaële Kennedy, galvanisée par les effets d'une trompette bouchée excentrique et la section des deux batteries. L'arrivée de la bande électroacoustique (que Berio réalise avec l'assistance de François Bayle) aux deux tiers de la pièce est un nouveau coup de théâtre au sein de cette dramaturgie foisonnante (Jérémie Bourgogne à la diffusion), laissant défiler les images d'une courte séquence vidéo (Serge Meyer) sur l'écran installé à cet effet. La trame des voix solistes légèrement hybridées par les instruments de même tessiture (le son Berio) qui prolonge l'ode à la musique nous saisit, tout comme cette berceuse finale, sotto voce et à voix murmurées, sur laquelle s'achève cette œuvre singulière, qui interroge sans relâche le rapport de continuité entre la musique et le théâtre, le son et le sens, le discours et sa déconstruction.
Crédit photographique : © Quentin Chevrier
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