Dimitri Weissenberg, une révélation du festival L’Esprit du piano
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Léognan, Domaine de Chevalier. 05-VI-2023. Festival Esprit du piano. Frédéric Chopin (1810-1849) : Polonaise -Fantaisie op.61 ; Claude Debussy (1862-1918) : quatre Préludes du livre 1 ; François Couperin (1668-1733) : La Ténébreuse et la Lugubre (Premier livre de clavecin, 3e ordre) ; Fabien Cali (né en 1983) : La Rugissante (création mondiale) ; Igor Stravinsky (1882-1971) : Trois mouvements de Petrouchka. Dimitri Weissenberg, piano.
Le festival bordelais L'Esprit du piano a inauguré au Domaine de Chevalier à Léognan sa nouvelle édition de printemps « Piano nouvelle génération » avec un récital du jeune Dimitri Weissenberg.
Créé en 2010 par Paul-Arnaud Péjouan, le Festival L'Esprit du piano a depuis son origine soutenu les jeunes talents leur réservant leurs places aux côtés des grands noms du piano. Comme chaque automne, le public bordelais est convié en novembre dans différents lieux de la capitale girondine dont l'Auditorium, à une dizaine de concerts mêlant classique et jazz. Désormais, de nouveaux rendez-vous lui sont proposés : une respiration printanière invitant à la découverte de six pianistes à l'orée de leurs carrières, certains achevant leurs cursus dans les conservatoires supérieurs, sélectionnés pour leurs personnalités déjà affirmées. Cet itinéraire musical qui se poursuivra à Saint-Émilion et Sauternes pour s'achever à Bordeaux commence au Domaine de Chevalier, propriété entourée de vignes à perte de vue qui donnent le prestigieux Grand Cru Classé de Graves du même nom. Une immense salle précède les superbes chais que l'on devine derrière une paroi vitrée. C'est ici que trône le piano Steinway de la maison, estampillé « Clos des Lunes » (grand vin de Sauternes produit par ses hôtes), entouré d'un croissant de chaises. La soirée est riche en émotions, musicales et gustatives. Le couple Bernard qui sait accueillir offre à l'issue du concert une généreuse dégustation de ses vins. Mais avant cet ultime émerveillement, c'est la musique et son jeune serviteur qui va nous combler.
Dimitri Weissenberg est âgé de 22 ans. Son patronyme bien sûr nous interpelle : il est le petit fils du pianiste d'origine bulgare Alexis Weissenberg, disparu en 2012. Trop jeune, il n'a pu bénéficier de l'enseignement et des conseils de son illustre grand-père, mais s'est nourri des traces sonores qu'il a laissées, enregistrements, vidéos…Un modèle structurant pour se forger sa propre personnalité, pour se construire en tant que musicien et interprète. Actuellement élève de Florent Boffard au CNSM de Paris, il bénéficie également des conseils de Rena Shereshevskaya. Esprit ouvert, cultivé et éclectique, il prépare aussi une double licence de mathématiques et de philosophie à la Sorbonne, et fait partie d'un groupe de rock, lâchant à ses heures le clavier pour la guitare électrique. La musique contemporaine vient dialoguer dans ses programmes bien pensés, comme celui qu'il donnera prochainement en Bretagne, qui assemble Brahms, Murail, Chopin et Pépin. Celui que l'on écoute ce soir-là au Domaine de Chevalier ne fait pas exception : une œuvre de Fabien Cali en création mondiale vient s'emboiter entre deux pièces de François Couperin, elles-mêmes entourées d'œuvres de Chopin, Debussy et Stravinski.
Lorsqu'il arrive au piano, Dimitri Weissenberg arbore un sourire radieux et une allure décontractée et naturelle, à croire que la scène est le chaudron dans lequel il est tombé lorsqu'il était petit. Sitôt assis il se concentre pour commencer par la si délicate Polonaise-Fantaisie opus 61 de Frédéric Chopin, dont il soigne le chant, la couleur vocale, la souplesse des lignes, entre noble retenue et élans. L'acoustique du lieu favorise la ronde résonance des graves (sans jeu de mots, quoique…) ce qui trouble un peu le haut du clavier, mais convient à La Cathédrale engloutie de Claude Debussy qui suit. Il y a dans son interprétation de ce Prélude quelque chose d'encore perfectible dans la gestion du poids sur les touches, du dosage des sonorités, des nuances infimes que réclame la partition, comme dans Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir pris selon nous un peu rapide, privé de ses suspensions, en dépit d'une tenue impeccable de la ligne jusqu'à sa subtile ponctuation finale. Le pianiste semble davantage dans cette volonté d'avancer que dans la contemplation sonore que réclament aussi ces deux partitions et qui doit interroger leur mystère. En revanche, les deux autres Préludes, La Sérénade interrompue, débordante de contrastes et de caractère et Les Collines d'Anacapri, d'une belle vivacité et d'un éclat solaire, son habanera chantante avec ce qu'il lui faut de lascivité, conviennent particulièrement à son imagination et son impétuosité. Ses pièces de François Couperin, La Ténébreuse et La Lugubre, aux ornements délicatement ourlés, forment un triptyque très convainquant avec La Rugissante de Fabien Cali que nous découvrons. Pièce agençant de puissantes résonances de bronze dans le grave et des clusters joués de l'avant bras dans le medium, des notes répétées et des figures obstinées du pianissimo au tonitruant quadruple forte, elle prend naissance dans le do final de La Ténébreuse tandis que le retour au calme lui succède avec La Lugubre, comme teintée de cendres.
Le récital se termine avec une décoiffante suite de Petrouchka d'Igor Stravinsky. La mesure du talent du jeune musicien nous est ici pleinement révélée. D'abord par sa technique à toutes épreuves : jamais il ne donne l'impression d'être sur la corde raide, ce qui est un exploit en soi tant la partition est acrobatique, mais au contraire semble toujours s'amuser, jonglant avec aisance au clavier. Et surtout musicalement : ses doigts vifs, précis, son énergie inépuisable servent sa vision de l'œuvre toute en vitalité et en couleurs, son sens de la narration où les fulgurances et les coups de théâtre ne manquent pas. Pas une seconde on ne « décroche » tant son jeu est captivant et éblouissant par sa projection et ses timbres, des basses cuivrées aux aigus lumineux. Il n'y épuise pas pour autant toute son énergie, en témoignent les bis qu'il présente au public : un Prélude de Lili Boulanger, une électrisante Toccata du compositeur ukrainien Isaak Berkowitsch, et le robuste Basso Ostinato du russe Rodion Chtchedrine.
Dimitri Weissenberg n'est pas seulement le petit fils de…, il est un musicien plus que prometteur, doué d'une personnalité authentique, dont il ne faudra pas manquer de suivre le parcours.
Crédits photographiques ©Stéphane Delavoye
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Léognan, Domaine de Chevalier. 05-VI-2023. Festival Esprit du piano. Frédéric Chopin (1810-1849) : Polonaise -Fantaisie op.61 ; Claude Debussy (1862-1918) : quatre Préludes du livre 1 ; François Couperin (1668-1733) : La Ténébreuse et la Lugubre (Premier livre de clavecin, 3e ordre) ; Fabien Cali (né en 1983) : La Rugissante (création mondiale) ; Igor Stravinsky (1882-1971) : Trois mouvements de Petrouchka. Dimitri Weissenberg, piano.