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Bordeaux. Grand Théâtre. 5-VI-2023. Francis Poulenc (1899-1963) : Dialogues des carmélites, opéra en 3 actes et 12 tableaux sur un livret du compositeur (paroles d’Emmet Lavery) d’après un drame de Georges Bernanos. Mise en scène : Mireille Delunsch. Décors et costumes : Rudy Sabounghi. Lumières : Dominique Borrini. Avec : Frédéric Caton, basse (le Marquis de la Force) ; Thomas Betttinger, ténor (Le Chevalier de la Force) ; Anne-Catherine Gillet, soprano (Blanche de la Force) ; Lucie Roche, mezzo/contralto (Madame de Croissy) ; Lila Dufy, soprano (Soeur Constance) ; Marie-Ange Bouchard-Lesieur, mezzo-soprano (Mère Marie) ; Patrizia Ciofi, soprano (Madame Lidoine) ; Amélie de Broissia, soprano (Soeur Mathilde) ; Gaëlle Flores, contralto (Mère Jeanne) ; Sébastien Droy, ténor (l’Aumônier) ; Timothée Varon, baryton (le Geôlier); Simon Solas, baryton (Monsieur Javelinot); Igor Mostovol, baryton-basse (l’Officier) ; Etienne de Benazé, ténor (Premier Commissaire) ; Thierry Cartier, baryton (Thierry/Deuxième Commissaire) ; Choeur (chef de choeur : Salvatore Caputo) de l’Opéra National de Bordeaux et Orchestre National Bordeaux Aquitaine, direction : Emmanuel Villaume
Le mal de notre époque, qu'on dit difficile au dialogue apaisé, aurait-il contaminé jusqu'aux religieuses de Poulenc cloîtrées derrière le mur de son érigé par Emmanuel Villaume ?
Dès la claque des premiers accords, l'amoureux-fou de l'orchestration de Poulenc se dit qu'il va adorer ça, ce geste en technicolor imprimé par le chef français sur Dialogues des Carmélites, opéra parfait, assurément un des dix plus grands de l'histoire de la musique. Mais dès le premier échange vocal de ce chef-d'œuvre dédié au pouvoir de la parole échangée, entre le Marquis et le Chevalier (respectivement le très expérimenté Frédéric Caton, le très valeureux Thomas Bettinger), l'oreille quête en vain le chemin des mots essentiels de Bernanos. Et ça ne s'arrangera pas avec les femmes. Même l'idoine format wagnérien de Marie-Ange Bouchard-Lesieur en Mère Marie ne trouve que progressivement à se frayer un passage dans cette traque effrénée du génie instrumental. Le haletant duo puccinien de l'Acte II entre le frère et la sœur, qui n'a rien à envier aux plus beaux duos d'amour du répertoire, est pris à un train d'enfer. L'orchestre mirifique de Poulenc est là comme jamais (harpes, timbales !), et, au-delà de ce qu'une lecture aussi volontariste peut entraîner de flottements (les cuivres) ou de fatigue (les bois), on est ravi d'en pouvoir de goûter le lyrisme sensuel et la puissance tellurique. Dans cette optique qui couvre même un moment la guillotine, Emmanuel Villaume porte très haut la grande beauté des nombreux interludes de cet opus indémodable. Mais force est de reconnaître que, pour un opéra dont personne ne sort jamais indemne (et ce, dès la première vision), dont chaque phrase peut constituer le bréviaire d'une vie, dont le verbe contamine jusqu'au titre, une plus grande attention portée aux voix en charge de l'énonciation d'icelui aurait été plus judicieuse. On s'interroge sur les raisons d'un tel choix musical : clamer haut et fort de génie orchestral de l'œuvre ou pallier les failles d'une équipe vocale qui pose question ?
Madame Lidoine ne convient pas à l'état vocal actuel de Patrizia Ciofi, que cet inexplicable choix de distribution force au louvoiement entre changements de registres, chanté/parlé, esquisse de l'aigu. La chanteuse qu'on a tant admirée ailleurs a beau s'appuyer sur sa technique, ses dons d'actrice, le voluptueux soprano de Lidoine lui est étranger à un point tel (le dernier monologue de la prison est loin de galvaniser l'ardeur martyrielle des troupes) qu'en comparaison, la Madame de Croissy de Lucie Roche, aux raucités bienvenues, aura rétrospectivement paru en bien meilleure forme. La Constance méritante de la jeune Lila Dufy, bien qu'encore un peu verte en terme de rayonnement stratosphérique, doit lutter elle aussi pour parvenir à délivrer les enseignements pleins de sensibilité dont le livret a gratifié ce personnage tout sauf secondaire. Blanche qui a la grâce, Anne-Catherine Gillet, toujours une des meilleures interprètes actuelles du rôle, échappe progressivement au tranchant du couperet qui s'abat aussi de la fosse. Aucune réserve en revanche du côté des rôles masculins : de l'Aumônier (Sébastien Droy) au Geôlier (Timothée Varon), des rôles tous marquants, aussi brefs qu'essentiels, caustiquement croqués par une inspiration intacte.
Ce que la mémoire gardera surtout de cette série de Dialogues des Carmélites, ç'aura été la mise en scène de Mireille Delunsch. Pas aussi originale que celle, acclamée, d'Olivier Py (pour preuve la scénographie de la mort de la première Prieure), que celle au finale si spectaculaire de Christophe Honoré, ou encore celle, contestée, de Dmitri Tcherniakov, elle dépasse le statut de son harmonieux classicisme par une science méticuleuse des enchaînements (le plateau qui recule sur l'adieu au monde de Blanche, la lente descente d'une armada de cierges pascals à la flamme vacillante entre les tableaux I et II…), par la pureté de son décor (un mur de briques qui prend particulièrement bien la lumière ; une cage descendue des cintres, une guillotine glissée entre jardin et cour sous une nuit étoilée), par la justesse de ses initiatives : de Croissy qui force Blanche à se coucher sur son corps agonisant ; le « cliffhanger » de l'arrivée muette de Lidoine juste avant l'entracte ; la rampe de lumignons se raccourcissant à chaque décapitation… Sans oublier le coulissement gracieux des « rideaux Carmel » que Delunsch calque au sens propre sur l'affectueuse désignation par Poulenc de ses interludes.
Dix ans après la création bordelaise de ce spectacle qui fut aussi nantais, la reprise pleinement justifiée de cet opéra trop peu joué est accueillie par des tonnerres d'applaudissements, dans la foulée du grand frisson d'un dernier tableau enthousiasmant, toutes les forces en jeu à fond : magnifique ensemble de Carmélites, sombre chœur de populace, ambition d'Emmanuel Villaume à son acmé. Le dialogue ayant enfin fait place à l'hymne collectif et à la compassion retrouvée.
Crédits photographiques : © Eric Bouloumié
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Bordeaux. Grand Théâtre. 5-VI-2023. Francis Poulenc (1899-1963) : Dialogues des carmélites, opéra en 3 actes et 12 tableaux sur un livret du compositeur (paroles d’Emmet Lavery) d’après un drame de Georges Bernanos. Mise en scène : Mireille Delunsch. Décors et costumes : Rudy Sabounghi. Lumières : Dominique Borrini. Avec : Frédéric Caton, basse (le Marquis de la Force) ; Thomas Betttinger, ténor (Le Chevalier de la Force) ; Anne-Catherine Gillet, soprano (Blanche de la Force) ; Lucie Roche, mezzo/contralto (Madame de Croissy) ; Lila Dufy, soprano (Soeur Constance) ; Marie-Ange Bouchard-Lesieur, mezzo-soprano (Mère Marie) ; Patrizia Ciofi, soprano (Madame Lidoine) ; Amélie de Broissia, soprano (Soeur Mathilde) ; Gaëlle Flores, contralto (Mère Jeanne) ; Sébastien Droy, ténor (l’Aumônier) ; Timothée Varon, baryton (le Geôlier); Simon Solas, baryton (Monsieur Javelinot); Igor Mostovol, baryton-basse (l’Officier) ; Etienne de Benazé, ténor (Premier Commissaire) ; Thierry Cartier, baryton (Thierry/Deuxième Commissaire) ; Choeur (chef de choeur : Salvatore Caputo) de l’Opéra National de Bordeaux et Orchestre National Bordeaux Aquitaine, direction : Emmanuel Villaume