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Dimitri Chostakovitch, un génie médicalement emprisonné dans son corps

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En tant que médecin et musicologue, Jean-Luc Caron propose aux lecteurs de ResMusica un dossier original sur les pathologies et la mort des plus grands musiciens. Pour accéder au dossier complet : Pathologies et mort de musiciens

 

Le formidable compositeur russe (1906-1975), de l'avis général l'un des plus notables du XXe siècle, aura connu tout au long de son existence la maltraitance du régime autoritaire et cruel de Staline et ses sbires, mais également des problèmes de santé à répétition.

Rappelons quelques dates cruciales pour replacer l'existence de Chostakovitch. Sa naissance à Saint-Pétersbourg le 25 février en 1906 intervient une année après la Révolution avortée d'octobre 1905. Plusieurs vagues de famines vont déferler sur le pays. Fondation de l'URSS en 1922 avec son cortège de chômage, famines (dont celles de 1932 en URSS et de 1933 en Ukraine), assassinats et troubles sociaux. Après la mort de Lénine, Staline prend le pouvoir (1924) et instaure une féroce dictature. En 1929, début du culte de la personnalité de Staline. Le Grande Terreur et les condamnations iniques sont instaurées à partir de 1936.

Chostakovitch présenta très tôt une santé fragile et la malnutrition ambiante n'arrangea pas sa résistance déficiente. Sa faible constitution et le climat social délétère n'empêchent pas ses premiers contacts avec la musique (piano) puis peu de temps après avec la composition. Pour beaucoup, ses dispositions musicales sont confondantes.

La pauvreté s'intensifie, il n'y a pas de quoi se nourrir d'autant plus qu'une abominable guerre civile fait rage en 1918-1920, qu'une inflation galopante déferle, que le chaos s'installe et que les villes se dépeuplent. Dix millions de personnes disparaissent en quelques années. Mitia, ainsi que ses proches surnomment l'enfant, est devenu d'une maigreur inquiétante. Heureusement la musique constitue un formidable moteur de lutte et de survie. Entré au conservatoire avec le soutien du célèbre Alexandre Glazounov, il étonne par son énergie et ses capacités artistiques phénoménales. Le grand maître l'encourage moralement et l'aide financièrement en lui obtenant une bourse, bienvenue. En 1921, le cortège infernal d'émeutes, de grèves, d'arrestations et de pénuries alimentaires sont responsables de la mort de cinq millions d'individus.

L'adolescent de 14 ans souffre de malnutrition et d'anémie profonde (diminution des globules rouges et altération de leur transport de l'oxygène) que tentent d'amoindrir les démarches de Glazounov. Le père de Mitia décède d'une pneumonie en février 1922, la famille – la mère et les deux sœurs – essaient au mieux de survivre.

Les privations, le froid, la peur permanente, la proximité de la mort n'en finissent pas. Mitia est touché par la tuberculose du système lymphatique (ganglions) qui se manifeste par un gonflement (tuméfaction) au niveau du cou. Ses proches craignent pour sa vie. Opéré en 1923 par un chirurgien ami de la famille, il est envoyé reprendre des forces dans un sanatorium en Crimée. Heureusement, cette forme de la maladie était moins dangereuse que les formes touchant les poumons. Il récupéra suffisamment, alors étudiant, il a 17 ans, pour passer ses examens, bardé de bandages et gardant longtemps une cicatrice. Les troubles sociaux, le chômage, la famine minent la vie des habitants et lui-même participe à sa manière en devenant pianiste accompagnateur de films muets pendant plusieurs mois. Déjà, ses proches et ses amis apprécient son ardeur au travail, sa modestie et sa passion débordante pour la musique. Des succès se présentent plus souvent, comme celui enregistré par la Symphonie n° 1 en 1926), et des aides matérielles adoucissent son quotidien.

Lors du premier Concours international de piano Chopin de Varsovie auquel il participe, en janvier 1927, il n'obtient qu'une mention honorable, devancé par son proche ami Lev Oborine. Sa méforme relative est sans doute due en partie à une douleur appendiculaire car il est opéré presque immédiatement après sa prestation qui lui vaut quand même une seconde place.

De constitution délicate, timide, discret, travailleur, et néanmoins ambitieux et sûr de son art, bousculé en permanence par les incessantes et dangereuses menaces du régime politique soviétique, il est un communiste indiscutable, un patriote sincère mais il est pétrifié par les possibilités réalistes d'être éliminé ou déporté à tout moment (1936). Situation chronique qui génère une angoisse d'une intensité effroyable quelquefois brièvement levée par des embellies éphémères. Terrifié par l'absurdité d'une société haineuse et vengeresse, son organisme supporte difficilement un stress violent et épuisant dont on connaît les conséquences organiques diverses et multiples. Son parcours créateur ne plaît pas toujours aux traditionnalistes et plusieurs de ses œuvres dont son opéra Le Nez soulèvent d'acerbes critiques (1928).

En 1936, Staline assiste à une représentation de son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk et furieux quitte la salle, réaction préludant à bien des déboires pour le musicien. La Prava titre : « Le chaos au lieu de la musique. » Chostakovitch échappe de peu à la déportation ou à l'élimination pure et simple, devenue courante. C'est le début de la Grande Terreur et des procès truqués. Terriblement choqué et dépressif, il abuse du tabac et de l'alcool (alors de bien mauvaise qualité). La disgrâce qui le frappe est en grande partie levée par le succès foudroyant de sa merveilleuse Symphonie n° 5 (1937) et de pièces (pas toujours inoubliables) destinées à plaire au régime soviétique mais parfois rejetées sans ménagement.

L'irruption de la Seconde Guerre mondiale puis l'invasion de l'URSS par les troupes allemandes en juin 1941 bouleverse l'Occident. Leningrad (qui sera assiégée pendant 900 jours) résiste héroïquement. La constitution physique générale du compositeur eut pour conséquence – au moins en partie – de ne pas pouvoir être incorporé dans l'armée pour défendre son pays, et ce malgré une réelle insistance de sa part. Son physique malingre et sa myopie marquée, lui valurent plusieurs refus, les autorités imaginant, non sans raison, qu'il serait plus utile avec sa musique (populaire) que sur le front (anonyme). Néanmoins il participe un temps à la défense civile avant d'être déplacé vers l'Est du territoire.

Il attrape en janvier 1943 une fièvre typhoïde (toxi-infection généralisée, contagieuse, due à un bacille, Salmonella typhi, s'accompagnant de fièvre, de diarrhées et parfois de complications redoutables). Il s'en remet assez lentement, mais sans séquelle, après un séjour dans un sanatorium non loin de Moscou. Le succès universel de sa patriotique Symphonie Leningrad (Symphonie n° 7) redore son blason. Eclaircie bien vite ternie par la mort prématurée de son grand ami le musicologue et penseur survenue le 15 février 1944.

Après la défaite de Hitler, et le relatif relâchement de Staline, une reprise en main terrifiante déferle sur le pays et subit, à l'instar de nombreux intellectuels, la chasse aux formalistes orchestrée par le servile Jdanov à partir de 1948. Nouvel épisode d'acharnement aux motivations obscures sauf pour ceux qui craignaient, Staline en tête, tout élan d'indépendance et de critique. Les aspects les moins nobles de l'esprit humain s'exprimèrent alors sans retenue. Il songe alors au suicide. Tout comme il l'envisagera plus tard, en 1960. Accablé et intranquille, il s'use prématurément, sa gaité s'estompe, ses traits se durcissent victimes d'un enfermement psychologique douloureux, tenace, silencieux, grommelant, son corps s'épaissit. Cet homme brisé semble inconsolable et la création constitua probablement une béquille de survie irremplaçable.

La mort de Staline en mars 1953 n'apporte qu'un bref apaisement, en dehors d'un risque d'élimination physique sensiblement moins menaçant. La pression psychologique permanente et les menaces de toute nature ne s'éloignent jamais bien loin. A son égard, la dictature souffle alternativement le chaud et le froid, les récompenses et les menaces à peine voilées, les félicitations et les disgrâces, les positions officielles et les critiques acharnées. Son ex-femme, Nina Varzar, la mère de ses deux enfants, décède d'un cancer du côlon en décembre 1954.

Autour de 1958, Chostakovitch constate que son jeu au piano s'est dégradé, notamment lorsqu'il interprète son Concerto pour piano n° 2. Il confie : « Je ne sais pas pourquoi, ma main droite n'arrive pas à suivre ». Il se plaint de plus en plus régulièrement de ressentir des douleurs et une perte de force musculaire des mains l'obligeant à suspendre le piano. Progressivement ces symptômes s'étendent vers les membres inférieurs. Longtemps hospitalisé pour un bilan, son état général reste bon mais il s'ennuie. Une inflammation chronique de la moelle épinière est évoquée. Néanmoins il enregistre ses deux concertos pour piano à Paris avec André Cluytens au mois de mai 1958, mais ses capacités de concertiste sont fortement réduites et il en résulte une douleur physique et une profonde angoisse. Il peine puis renonce à défendre son Concerto pour piano n° 2 et son Quintette à cordes, en particulier au Festival de Varsovie en septembre 1959.

Ses troubles neurologiques persistent et imposent une nouvelle hospitalisation en février et mars 1960 qui ne parvient pas à faire disparaitre ses symptômes devenus chroniques : sensations de piqures d'aiguilles (paresthésies), faiblesse musculaire (asthénie), raideur des doigts, perte de la dextérité des mains, pénibilité des mouvements notamment lors de l'écriture. Les thérapeutiques mises en route ne sont d'aucun secours qu'il s'agisse des massages, des injections, des exercices. Aucun diagnostic précis n'est avancé alors. Il compose néanmoins son incomparable et bouleversant Quatuor à cordes ° 8 en do mineur. Il ressent un stress particulièrement intense lorsqu'il décide de s'inscrire au Parti communiste par opportunisme certes mais aussi pour avoir les coudées plus franches dans sa composition et se prémunir plus efficacement face aux attaques venimeuses de certains officiels. L'atrophie progressive de ses muscles poursuit sa route inéluctablement et en septembre 1960 une nouvelle et longue hospitalisation est décidée. L'inactivité forcée lui pèse, il s'ennuie et déprime. Il commence à être intimement persuadé que la médecine ne pourra plus rien pour lui. Encore et toujours, il décrit la fatigue musculaire de la main, les fourmillements incessants, sa difficulté à soulever des charges, même modestes.

Lors du mariage de son fils Maxime, début novembre 1960, soudainement son membre inférieur gauche ne le supporte plus, il tombe lourdement et se fracture la jambe gauche. Longuement hospitalisé, il est plâtré et ne récupère que très lentement. Rien ne change fondamentalement et il sera en tout hospitalisé à une quinzaine de reprises en vain ! En dépit de son état de santé médiocre, Chostakovitch continue de composer et de proposer d'authentiques chefs-d'œuvre même si certains irritent fortement l'idéologie du pouvoir et les sourdes menaces de censure. Il confie que lorsqu'il ne compose pas, il souffre régulièrement de migraines quotidiennes. En mars et avril 1966, des troubles respiratoires sévères imposent une hospitalisation puis il part se reposer dans un sanatorium en Crimée.

Quelques semaines plus tard, au retour d'un concert à Leningrad, il est victime d'un malaise cardiaque le 30 mai de la même année – il s'agit d'un infarctus du myocarde (formation de caillot dans les artères coronaires qui irriguent le muscle cardiaque) – l'obligeant à demeurer à l'hôpital pendant huit semaines. Son état se général se dégrade sensiblement et un énième retour à l'hôpital semble inévitable en décembre. Les médecins imposent le renoncement à l'alcool et au tabac.

Le moral du grand maître s'effondre, le spectre de la fin se précise, les regrets, les luttes, les déceptions, la mort de ses proches l'habitent intensément. Il confie à son ami le 2 février 1967 : « Je réfléchis beaucoup à la vie, la mort et la carrière ». La malchance le poursuit. Un accident de voiture survient le 18 septembre 1967 lui causant une fracture de la jambe droite et l'oblige à rester en milieu hospitalier jusqu'à la fin de l'année.

Le répit sera de courte durée puisqu'une nouvelle hospitalisation est décidée, cette fois en service de neurologie en janvier et février 1969. Le diagnostic avancé est celui d'une polynévrite sévère possiblement d'origine alcoolique (lésions des nerfs périphériques d'origine toxique ou infectieuses). La force musculaire de ses membres inférieurs diminue encore, des tremblements et des troubles de l'équilibre le handicapent, sa main droite devient rebelle à sa volonté et écrire relève presque de l'impossible. Il se plaint encore de troubles respiratoires. Ses lectures lui inspirent la Symphonie n° 14. « Je n'ai jamais la paix, et je ne l'aurai probablement jamais », se lamente-t-il objectivement.

Après une période de vacances estivales en Arménie, il se rend en Sibérie où il rencontre un orthopédiste renommé qui le traite pendant quelques semaines dans son institut, sans résultat patent… bien sûr. La création de la Symphonie pour soprano, basse et orchestre de chambre (n° 14) connaît un immense succès public le 29 septembre 1969.

Parallèlement, il regrette que ses jambes aient encore plus de mal à le porter et que sa main droite, toujours rebelle, perde de sa force. On lui révèle (à la fin de l'année 1969) qu'il s'agit peut-être des conséquences d'une forme rare de poliomyélite (inflammation de l'axe gris de la moelle épinière) mais cette hypothèse ne fut jamais étayée scientifiquement. Un autre diagnostic, plausible, est proposé. Il souffrirait d'une sclérose latérale amyotrophique (ou maladie de Charcot) dont le diagnostic précoce n'est pas aisé à poser. Il s'agit d'une dégénérescence du faisceau pyramidal et d'une atrophie des grandes cellules motrices des cornes antérieures de la substance grise de la moelle épinière et des cellules du tronc cérébral.

La présence précieuse de son épouse Irina, la proximité de fidèles amis, les succès enregistrés par plusieurs de ses œuvres, sa générosité envers de nombreux collègues l'aident à survivre dignement et en toute conscience. L'URSS lutte contre les « dissidents » et un mouvement d'émigration juive s'organise à partir de juin 1970.

Le célèbre compositeur est hospitalisé dans une clinique de Kourgan, à l'est de l'Oural, alors qu'il élabore son austère et âpre Quatuor à cordes n° 13 (entre août 1969 et août 1970) où il traduit en quelque sorte sa perception de la mort menaçante. Alors qu'il travaille sur sa singulière Symphonie n° 15 à l'été 1971, son état de santé se détériore encore et le 17 septembre il est hospitalisé à Moscou pendant deux mois pour un deuxième infarctus du myocarde survenu durant les répétitions de sa dernière symphonie. Découragé, fatigué, il relâche la composition et confie à son cher ami Glikman : « J'ai une consigne : renoncer complètement à l'alcool, à la nicotine, au thé et au café très forts. Cela me fait de la peine ». Après quelques déplacements à l'étranger, l'envie de composer un nouvel opéra occupe son esprit mais face à son insuffisante motivation, il reprend la consommation d'alcool.

Hospitalisé à l'automne 1972 pour, semble-t-il, des coliques néphrétiques (présence de calculs dans les reins ou les uretères), on découvre la présence d'un cancer du poumon gauche nécessitant un long et intense traitement par radiothérapie (cobalt). On découvre un peu plus tard la présence de métastases au niveau des reins et du foie. Sa position sociale basée sur des compromis politiques lui permet de rencontrer les meilleurs spécialistes et de bénéficier des thérapeutiques les plus modernes et même de pouvoir bénéficier de médicaments trouvés à l'étranger. Ses déplacements hors du pays sont sensiblement facilités par les autorités soviétiques (Berlin, Repino, Copenhague, New York, Angleterre). Aux USA, il se soumet à une batterie d'examens (à l'hôpital de Bethesda, Floride) qui confirme, sans doute aucun, à l'impuissance de la médecine. Sa maladie est inguérissable. De retour en URSS, s'il se soustrait aux obligations officielles, ses passages à l'hôpital se succèdent. Il saisit pleinement que l'issue fatale se rapproche dangereusement face à la dégradation dramatique de son état de santé et confie : « La mort tourne en rond autour de moi. »

Les notes qu'il pose traduisent son épuisement et sa désespérance comme le révèle son ultime Sonate pour alto et piano qu'il revêt d'un climat résigné, austère, annonçant la disparition de toute chose. Très affaibli, il entre à l'hôpital le 3 août 1975, réussit à corriger son ultime opus avant de s'éteindre à l'hôpital du Kremlin le samedi 9 août en fin d'après-midi. (18h30). Le monde entier apprend rapidement la triste nouvelle. Son corps est exposé dans la grande salle du conservatoire au son de sa musique avant d'être conduit au cimetière Novodevichi de Moscou et enterré non loin de Nina, sa première épouse.

Le plus éminent créateur soviétique du XXe siècle, en dépit de sa gloire mondiale et des débats intenses concernant sa position cadenassée au sein d'un régime inhumain, occupe aujourd'hui une place de choix au panthéon des plus puissants compositeurs de tous les temps.

Image libre de droit : Portrait du compositeur Dmitri Chostakovitch (1906-75), 1950

Bibliographie

CHOSTAKOVITCH Dmitri, Lettres à un ami. Correspondance avec , Albin Michel, 1994

FAIRCLOUCH Pauline, Dmitry Shostakovich, Reaktion Books, 2019.

FAY Laurel E., Shostakovich, A Life, Oxford University Press, 2000.

MEYER Krzysztof, , Fayard, 1994.

WILSON Elisabeth, Shostakovich. A Life Remembered, Faber & Faber, 2000.

CARON Jean-Luc, , Bleu nuit éditeur, 2021.

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