György Ligeti, réinventer la musique après les tragédies du XXe siècle
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György Ligeti aurait eu 100 ans le 28 mai 2023. L’occasion est belle de porter un regard de synthèse sur la vie et l’œuvre de ce génie, à la fois compositeur, concepteur, commentateur, analyste et pédagogue, maître du son nouveau. Pour accéder au dossier complet : György Ligeti, pour un centenaire
En huit décennies (1923-2006), Ligeti a traversé toutes les turbulences du XXe siècle, les drames de l’histoire collective comme l’aventure de la « nouvelle musique » après 1945.
La mode des anniversaires est un fléau quand il s’agit de faire tourner en boucle les œuvres déjà constamment présentes au répertoire, de Beethoven à Mahler. Il serait bien dommage de ne pas tirer parti du centenaire de sa naissance le 28 mai 1923 pour mettre la musique de Ligeti à l’honneur. La Philharmonie de Berlin s’y est livrée en février, celle de Paris pour un court week-end en mars, le festival de Salzbourg offrira une belle programmation cet été : on peut regretter que sa musique ne soit pas assez présente dans le quotidien des grandes institutions musicales, mais le public ne manquera pas d’occasions, en 2023, pour (re)découvrir une musique toujours aussi stimulante et diverse.
Ligeti, donc, est né le 28 mai 1923. Il est le presque contemporain de Iannis Xenakis (1922), Luigi Nono (1924), Pierre Boulez (1925), Luciano Berio (1925), György Kurtág, Hans Werner Henze (1926) et Karlheinz Stockhausen (1928) : au-delà de leurs divergences, toute une génération marquée à des degrés divers par la Seconde Guerre mondiale et l’expérience des totalitarismes, prémices tragiques d’une floraison musicale miraculeuse qui n’a cessé de porter ses fruits jusqu’à aujourd’hui, n’en déplaise aux tenants du retour en arrière. De tous, c’est peut-être Ligeti qui a été touché au plus près par le tragique de l’histoire : sa famille juive a presque entièrement disparu dans la Shoah, lui-même n’ayant dû son salut qu’à son enrôlement dans des brigades de travail qui n’étaient pas une sinécure, mais pas non plus une machine de mort. Il décrit ainsi son identité : « Je suis né en 1923 en Transylvanie et suis ressortissant roumain […]. Ma langue maternelle est le hongrois, mais je ne suis pas un véritable Hongrois, car je suis juif. Mais, n’étant pas membre d’une communauté religieuse juive, je suis un juif assimilé. Je ne suis cependant pas tout à fait assimilé non plus, car je ne suis pas baptisé. Aujourd’hui, en tant qu’adulte, je vis en Autriche et en Allemagne, et je suis depuis longtemps citoyen autrichien. Je ne suis pas non plus un vrai Autrichien, mais seulement un nouveau venu, et mon allemand est depuis toujours teinté d’un accent hongrois ».
Cette identité multiple, irréductible, n’est pourtant pas un étendard, un signe distinctif, une légitimation : à écouter sa musique, on pourrait souvent croire que ces faits saillants de sa biographie sont effacés au profit d’une musique pure, sophistiquée, qui a plus à voir avec le goût de Ligeti pour les mathématiques qu’avec les tragédies du XXe siècle. Les tragédies du siècle sont pourtant bien là, jamais désignées mais toujours comme en surplomb, comme une atmosphère raréfiée qui interdirait les épanchements de pathos et le déploiement de grandes formes tape-à-l’œil. La musique de Ligeti ne nous parle pas des camps et du stalinisme, mais elle n’est pas même concevable sans l’expérience du tragique qui a marqué les premières décennies de sa vie.
La première influence musicale pour Ligeti, ce sont naturellement les grands aînés hongrois, Bartók et Kodály, entre autres par l’intermédiaire de son professeur Ferenc Farcas. La fin de la guerre n’apporte pas le retour espéré de Bartók, qui meurt à New York en septembre 1945 ; au moins l’entrée au conservatoire de Budapest lui permet de faire les premiers pas de sa carrière de compositeur, lui qui, épris de musique depuis l’enfance, n’avait commencé le piano qu’à quatorze ans et ne pouvait pas espérer une carrière d’interprète. Il y rencontre celui qui sera son grand ami pendant toute sa vie, tout en composant une musique incompatible avec la sienne, György Kurtág, originaire de la même région que lui.
Il qualifie lui-même la musique qu’il écrit alors, dans ses premières années d’après-guerre, de « Ligeti préhistorique ». Ligeti essaie d’abord de s’accommoder avec les impératifs esthétiques rétrogrades et étriqués de la dictature stalinienne qui s’installe en Hongrie à partir de 1948, notamment en jouant la carte du folklore, mais rien n’est assez populaire et assez immédiatement compréhensible pour les censeurs : même le vivifiant et très accessible Concert românesc (1951), gorgé de musique populaire, contient trop de dissonances pour eux. Il comprend vite que ses chances de faire carrière en Hongrie comme compositeur, dans ces conditions, sont nulles, et il se contente alors de composer pour lui-même, tout en assurant ses cours comme professeur de théorie musicale au conservatoire, poste qu’il occupe à partir de 1950. Coupé de toute la production musicale occidentale, il entreprend en 1951 une œuvre qui est comme un nouveau début, le cycle pour piano Musica ricercata qui, comme son titre l’indique, est le produit d’une recherche sur les fondements de la musique – une seule note ou presque dans la première pièce, deux dans la seconde, et ainsi de suite jusqu’à la onzième pièce en guise de glose sur un ricercar de Frescobaldi.
Certes, l’émigration suite à l’écrasement du printemps de Budapest fin 1956 est pour Ligeti et pour sa musique une césure essentielle. Pourtant, le jeune compositeur de 33 ans n’arrive pas à l’Ouest comme un débutant qui aurait tout à apprendre. Il reconnaît volontiers sa dette envers ceux qui dominaient la scène contemporaine occidentale, Boulez ou Stockhausen, notamment par l’étape pour ainsi dire obligatoire des cours de Darmstadt, tout comme il a su tirer profit de la musique de l’école de Vienne qu’il découvre alors, à commencer par Webern qui le fascine, mais qu’il ne songe pas un instant à imiter. Il se montre tout aussi redevable envers Gottfried Michael König, pionnier de la musique électronique au studio de la WDR, équivalent (et devancier) de l’IRCAM : cela ne fait pas de lui, moins encore que de Boulez, un compositeur de musique électronique, à l’exception de quelques pièces comme Artikulation (1958), mais l’expérience est décisive comme instrument d’exploration des possibles musicaux.
Arrivé en Autriche, il vit pendant des années dans des conditions précaires, ce qui ne l’empêche pas d’entamer une série d’œuvres pour orchestre dont chacune paraît le prototype d’un genre nouveau : Apparitions, puis Lontano et Atmosphères sont créés entre 1960 et 1967, avec en commun ce que Ligeti appelle micropolyphonie, autrement dit un tissage si étroit des voix instrumentales qu’elles n’apparaissent plus pour elles-mêmes, mais se fondent en un son orchestral unifié. Que reste-t-il de la musique si on en retire la mélodie, le rythme, et même les hauteurs des notes qui déterminent l’harmonie ? Il reste le son, y compris avec des aspects dynamiques ; comme chez Boulez, l’idée d’un début, d’un développement et d’une fin, d’une architecture, est hors de propos, mais il reste comme la possibilité d’une narration, avec des événements sonores, des formes qui enflent et s’effacent, des surprises qui empêchent l’auditeur de se laisser aller à un simple hédonisme du son et n’hésitent pas à le désorienter. Cet art de la perturbation atteint peut-être son apogée, à la même période, avec le fascinant et monumental Requiem, qui combine la micropolyphonie et un intérêt accru pour la complexité rythmique, tout en témoignant plus qu’aucune œuvre antérieure de la profondeur de l’ancrage de sa musique dans toute la tradition musicale occidentale, de la musique médiévale à Stravinsky.
Parvenu à développer un style profondément personnel, Ligeti reçoit dès cette période un succès remarquable : il est reconnu par ses pairs, quand bien même il prend un malin plaisir à être en perpétuel porte-à-faux avec les dignitaires de la nouvelle musique ; il ne l’est pas nécessairement par le grand public, ce qui ne le dérange d’ailleurs pas – la haute ambition qui est la sienne l’oppose aux facilités de la musique minimaliste qui aura réussi, à force de simplisme, à faire de Philip Glass une figure presque populaire ; pourtant, sans avoir comme Glass écrit pour le cinéma, le grand écran reconnaît sa singularité dès 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick qui, en 1968, fait entendre au grand public des extraits de Lontano et du Requiem. Mais Ligeti, plutôt que de capitaliser sur cette reconnaissance, est déjà ailleurs.
Crédits photographiques : © Peter Andersen
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