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A l’Opéra Royal de Liège, I Lombardi alla prima crociata : chassez, croisés !

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Liège- Opéra Royal de Wallonie. 25-V-2023. Giuseppe Verdi (1813-1901) : I Lombardi alla prima crociata, opéra en quatre actes sur un livret de Temistocle Solera, d’après le poème épique de Tommaso Grossi. Mise en scène : Sarah Schinasi, assistée d’Enza D’Auria. Décors : Pier Paolo Bisteri ; Costumes : Françoise Raybaud ; Lumières ; Bruno Ciulli. Avec : Salome Jicia : Giselda : Ramón Ramónargas : Oronte ; Goderdzi Janelidze ; Pagano ; Matteo Roma : Arvino ; Luca Dall’Amico : Pirro ; Aurore Daubrun : Viclinda ; Caroline de MAhieu : Sofia ; Roger Joakim : Acciano ; Xavier Petithan : le Prieur. Chœurs préparés par Denis Segond. Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, direction : Daniel Oren

Quelques mois après une très intéressante Alzira, l'Opéra Royal de Wallonie à Liège présente une autre rareté verdiennene : I Lombardi alla prima crociata.

I Lombardi (1843) quatrième opéra de Verdi, résulte d'une commande de la Scala de Milan après le triomphe réservé à Nabucco un an auparavant. Peu ou prou, l'œuvre reprend les mêmes ingrédients. Les ressorts dramatiques historiques de l'action cachent à peine, par identification aux croisés, les velléités indépendantistes lombardes et réunificatrices italiennes : le grand chœur de l'Acte IV O Signore, dal tetto natio, sorte de réponse au célèbre Va Pensiero de Nabucco deviendra d'ailleurs un des hymnes officieux du Risorgimento. Mais Las ! le livret de Solera d'après le poème épique de Grossi accumule les invraisemblances et joue avec les limites du compréhensible ou du farfelu un rien grotesque par le chassé-croisé des sentiments et des situations : à plus d'un moment, tel le chat de Schrödinger, Oronte apparaît à la fois comme mort et vivant… L'œuvre connaitra un succès retentissant dans toute la Péninsule et sera même le premier opéra de Verdi monté à New-York, quatre ans seulement après sa création mais n'a jamais vraiment conquis ses lettres de noblesse internationalement.

Si peu après, Verdi, sans doute conscient des faiblesse du livret, refondra l'œuvre pour Paris (Jérusalem, aussitôt retraduite en italien – Gerusalemme), force est de constater la primauté et la fraîcheur d'inspiration du jeune maître au fil de cette première mouture de l'œuvre. Car, à n'en pas douter, I Lombardi dépasse – et de loin ! – musicalement la plus besogneuse Alzira présentée ici-même voici six mois. Certes l'œuvre se place, par de nombreux traits, encore dans la libre filiation du belcanto donizettien : les deux rôles de ténor sont sans doute assez convenus. Mais Giselda a déjà tout des grands rôles de soprani verdiennes et de leurs incarnations tragiques à venir : impossible au Salve, Maria du premier acte de ne pas songer au futur Ave Maria d'Otello, ou lors de la scène de la vision de l'Acte IV à celle, maculée de sang de Lady Macbeth. Ailleurs, sous la noirceur des desseins de Pagano, pointent déjà Philippe II, voire Iago. Puis il y a ces chœurs, tenant à la fois de la tragédie grecque, par leur sens du commentaire, et réel protagoniste de l'action, cet orchestre très pimenté, personnage à part entière de l'œuvre, ici manié avec quelques particularités que l'on ne retrouvera guère sous cette plume, telles ces deux harpes angéliques, ou ce violon solo lors de l'intermède de l'acte III , sollicité pour un quasi- mouvement de concerto « paganinien », inattendu chez Verdi !

insiste dans son texte de présentation sur « la singularité de chaque individu (…) à la recherche d'un sens, face à la dualité des peuples, la voix de Giselda, celle d'une grande prêtresse…(se battant) pour l'unité et l'acceptation de la diversité et (adressant aux siens) une puissante mise en garde » : la metteuse en scène italienne joue ainsi la carte de l'économie, voire du hiératisme : elle sait comment composer avec les allées et venues des chœurs – pas mois de vingt-quatre interventions – et confère à l'œuvre aussi une dimension archétypale d'oratorio scénique. La mise en espace se veut sobre et efficace, sans aucun pléonasme gestique ou débordement fantasque et laisse ainsi chacun des solistes du chant défendre son exigeante partie vocale tel un véritable faire-valoir dramatique : le parricide du premier acte sera immatériel, les prises d'Antioche ou de Jérusalem symboliques, et peu importe, si, à l'incarnation scénique, au vu de l'économie des grimages, Arvino semble étrangement bien plus jeune que sa propre fille ! Dans cet ordre d'idées, les décors de Pïer Paolo Bisteri, de concert avec les éclairages économes mais contrastés de , tiennent de l'épure : quelques arcs en plein cintre, pour figurer la basilique ambrosienne milanaise, l'abstraction géométrique, usant de quelques coursives mobiles, figurera, sur un fond de couleur variable au fil de l'action et selon les points de vue, tantôt blanc-cassé, tantôt bleu-roi, tantôt noir de jais, la ville d'Antioche assiégée, et Jérusalem sera évoquée juste par la projection du plan de la Vieille Ville. Ailleurs une corde mordorée et cinglante lézardera, tel un vil éclair, en liseré, la sombre perspective.

Les beaux costumes de jouent la simple mais efficace carte de la dichotomie presque manichéenne, entre légalistes et conspirateurs au premier acte, et par la suite entre Croisés et Musulmans.

Pour défendre cette très attachante partition, l'on peut compter sur une équipe vocale homogène et souvent brillante. Quelques semaines à peine après avoir été une flamboyante Anna Bolena à la Monnaie au fil du splendide spectacle total Bastarda, brûle à nouveau les planches. Sa Giselda se veut contrastée, pieuse et contrite au lever de rideau, velléitaire et amoureuse durant les actes médians, et au final habitée par de visionnaires hallucinations : on ne sait qu'admirer le plus, entre le legato quasi parfait, la conduite ductile de la voix à travers tous les registres, l'irradiance surnaturelle de la projection vocale et avant tout une fulminante et superlative présence dramatique.

En Oronte, ce malheureux prince musulman converti, le ténor , dont c'est la première (et prestigieuse) apparition mosane témoigne toujours après plus de trente ans de carrière au plus haut niveau, de cette juvénilité énergétique, de ce timbre électrisant et solaire, de ce chic fou dans la vocalité et l'expression : pour peu, avouons la frustration : son rôle de primo uomo est réduit aux seuls deux actes médians.

Le Pagano de appelle sans doute un peu plus de réserves : certes le timbre est idéal de noirceur, la puissance phénoménale dans tout l'ambitus de la tessiture, la présence physique indubitable, mais parfois peut-on lui reprocher un soupçon de vulgarité plébéienne dans la projection, un manque de soin de justesse surtout en fin de phrase, comme si le souffle venait à manquer, et quelques approximations rythmiques assez évitables.

Le rôle d'Arvino, « second ténor », représentant du pouvoir lombard légal est dévolu au jeune ténor italien au timbre et à la musicalité intéressants mais encore un peu vert et trop sage pour ce type de répertoire : il lui manque l'aigu corsé, la bravoure irrépressible, la tension dans le registre, marque des authentiques tenore di forza.
Luca Dall'Amico habitué des seconds rôles sur le plateau liégeois livre, en Pirro particulièrement arriviste et félon, une prestation très juste et impeccable de probité.

Le reste du plateau fait appel avec grand bonheur à divers solistes belges. , au chaud timbre de mezzo et d'une assise parfaite pour le rôle s'impose comme une évidence en Viclinda, la mère de l'héroïne. Autre mezzo-soprano, , bien connue aussi dans un tout autre répertoire comme cadre et soliste du Chœur de chambre de Namur, se révèle par son timbre velouté et un rien plus sombre, et par sa délicate théâtralité en totale adéquation avec le rôle presque consolateur de Sofia, la mère d'Oronte. Enfin, Roger Joakim, habitué de la Maison mosane, en Acciano et , membre permanent du chœur, en prieur livrent de très honorables interventions , même si lapidaires voire frustrantes puisque en quasi-permanence doublées par les chœurs.

Ces derniers, somme toute assez peu nombreux, préparés excellemment pas , se montrent ce soir un rien fébriles lors de leur toute première intervention, avec ces pupitres de femmes et d'hommes éclatés, mais très vite, ils se reprennent et livrent une prestation aussi irréprochable qu'imposante au fil de la longue et périlleuse partition. L'orchestre, ce soir en très bonne forme, est mené de main de maître par l'excellent et exigeant : une direction partagée entre intimisme impalpable lors des duos Giselda/Oronte et enthousiasme communicatif et ravageur dans les grands ensembles. Accordons une mention spéciale au konzertmeister, le strasbourgeois qui s'acquitte avec un brio luxuriant et une patine virtuose quasi belcantiste de son imposant solo au troisième acte, et est très justement invité à saluer le public sur scène, avec toute la valeureuse troupe, au moment des rappels.

Crédits photographiques : vue d'ensemble du final; et ; ; © ORW-Liège/J.Berger

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