Leipzig : les grands monuments symphoniques mahlériens par Christian Thielemann et Andris Nelsons
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Allemagne. Leipzig. Gewandhaus. Festival Gustav Mahler (1860-1911) :
25-V-2023 : Symphonie n° 3 en ré mineur. Staatskapelle de Dresde, direction : Christian Thielemann. Christa Mayer, alto. Chœur de femmes et d’enfants de la Staatskapelle et du Semperoper de Dresde.
26-V-2023. Symphonie n° 8 en mi bémol majeur dite « des Mille ». Chœur de l’Opéra de Leipzig. Chœur du Gewandhaus. MDR-Rundfunkchor. Chœur d’enfants de Saint Thomas et du Gewandhaus. Emily Magee, soprano. Jacquelyn Wagner, soprano. Nikola Hillebrand, soprano. Lioba Braun, mezzo-soprano. Gerhild Romberger, mezzo-soprano. Benjamin Bruns, ténor. Adrian Eröd, baryton. Georg Zeppenfeld, basse. Gewandhausorchester, direction : Andris Nelsons
Deux immenses monuments symphoniques s'affrontent et se complètent pour achever la redoutable tâche que Gustav Mahler s'est assignée : celle de réussir l'impossible communion entre l'immanence de la Symphonie n° 3 et la transcendance de la Symphonie n° 8.
À la fois la même et l'autre, réunies au-delà de leur différence formelle dans un même syncrétisme entre verbe et notes pour finaliser la quête unificatrice de Gustav Mahler, ces deux colossales partitions sont portées par une ambitieuse verticalité.
Symphonie n° 3 en ré mineur (1902) par Christian Thielemann et la Staatskapelle de Dresde : un Mahler aux discrètes fragrances brucknériennes.
Il s'agit d'une œuvre gigantesque, monstrueuse où Mahler nous propose plus qu'un monde mais un univers, voire une nouvelle cosmogonie ! « Ma symphonie sera quelque chose que le monde n'a pas encore entendu…toute la nature y prend voix ». Toute inspirée par la Nature, la Nature consolatrice, chargée d'amour, elle répond à un plan d'ensemble, qui est sans doute le plus ambitieux jamais conçu par un symphoniste : partant de la matière, des rochers, Mahler y entrevoit déjà une immense épopée qui gravira une à une les différentes étapes de la Création pour parvenir jusqu'à l'Homme avant de s'élever jusqu'à l'Amour universel conçu comme transcendance suprême. Cette pénétration de la musique dans la matière, qui met en branle le chaos, chargée d'un message d'amour, nous ramène aux mythes homériques et orphiques de la création du monde.
Brucknérien indiscutablement reconnu à la scène comme au disque, mais mahlérien en devenir, c'est peu dire qu'elle était attendue cette Symphonie n° 3 de Mahler, déjà interprétée par Christian Thielemann très récemment au Semperoper de Dresde avec le même orchestre et la même Christa Mayer, remise sur le métier aujourd'hui au Gewandhaus de Leipzig dans le cadre du festival Mahler.
La Symphonie n° 3 se compose de six mouvements : le premier « Le réveil de Pan, l'été arrive, ce que me content les rochers » est construit sur l'alternance de sections agitées puissantes et parfois un peu grandiloquentes figurant les différentes étapes d'une marche à la progression inexorable et d'épisode plus statiques à l'intimité quasi chambriste. On est d'emblée séduit, dès l'introduction par la sonorité ronde et homogène du pupitre de cors omniprésent tout au long de la symphonie à l'instar de l'ensemble des cuivres que Thielemann fait sonner avec une rare véhémence (excessive peut être ?) aux allures brucknériennes induisant un certain déséquilibre avec la petite harmonie. Sur un tempo modéré le chef allemand développe un phrasé très en relief, coloré, teinté d'un dramatisme sous-jacent, contrasté mais peu nuancé (du forte au triple forte), engagé mais jamais confus, porté par des performances solistiques individuelles et collectives superlatives des cuivres (trompettes et trombones dont un superbe solo de Jonathan Nuss au trombone) mais également de la petite harmonie avec Céline Moinet au hautbois, sans oublier Matthias Wollong au violon solo et un vrombissant pupitre de contrebasses. Le deuxième mouvement « Ce que me content les fleurs » insouciant, enlevé, lyrique mais quelque peu inquiet, fait la part belle à des cordes virevoltantes, tandis que le troisième mouvement « Ce que me content les animaux » est tout entier sous-tendu par un magnifique dialogue entre le cor de postillon en coulisses et le cor solo brutalement interrompu par un violent appel de trompette menaçant. Dans un contraste saisissant surgi d'un autre monde, céleste celui-ci, le pathétique et émouvant « Ô Mensch ! » extrait du Zarathoustra de Nietzsche, nostalgique et solennel, s'élève comme une incantation impeccablement chantée par Christa Mayer dont on admire le timbre profond, la projection et le sublime legato mis en valeur par les interventions délicates du hautbois et du cor solo. Le cinquième mouvement, joyeux et impertinent, nous met en présence des anges sur le célèbre « Bim, Bam » joliment chanté par le chœur de femmes et d'enfants, avant que le sixième mouvement, Adagio, ne pousse l'émotion à son comble par son intense spiritualité qui franchira tous les degrés de verticalité depuis une déploration initiale exprimée par des cordes lugubres d'une beauté inouïe (quatuor), renforcée par le hautbois solo et le violon solo, sur un phrasé très lyrique et tendu, riche en nuances dynamiques et en fluctuations agogiques, qui va progressivement se densifier dans une coda tourmentée jusqu'à un majestueux crescendo scandé par les timbales signant l'ouverture des portes du Ciel et l'accession à la Lumière éternelle sur un long accord du tutti…Magnifique !
Symphonie n° 8 en mi bémol majeur, dite des « Mille » (1910) par Andris Nelsons et le Gewandhaus Orchester : une grandiose et fervente prière.
Véritable « Messe », atypique par son organisation, monumentale par ses dimensions, organisée en deux grands mouvements (Veni creator et scène finale de Second Faust de Goethe) essentiellement vocale, rappelant l'oratorio, la Huitième symphonie réalise la fusion entre Foi et Humanisme, entre Sacré et Profane, marquant une fois de plus la quête unificatrice de Mahler. Elle constitue un ensemble parfaitement cohérent bien que constituée de deux moitiés aussi dissemblables que possible, de par les textes, de par les langues, de par les cultures, de par les époques très éloignées. L'unité découle de la similitude des matériaux thématiques (Goethe avait d'ailleurs traduit le Veni Creator en allemand) mais aussi du fait que l'œuvre entière exprime une seule et même pensée, symphonie dispensatrice de joie, perçue par Mahler comme une œuvre récapitulative : « les autres symphonies étant des préludes à celle-ci ». Œuvre très ambitieuse : « il ne s'agit plus de voix humaines mais de planètes et de soleils qui tournent », la dimension cosmique de l'œuvre et l'espoir qu'elle offre à l'humanité lui confèrent une allure quasi messianique, unique dans le cycle des symphonies.
Andris Nelsons dans le juste prolongement de sa remarquable interprétation de la Symphonie n° 2, convainc par une lecture d'une fervente grandeur qui réussit à maintenir de bout en bout un équilibre parfait entre chœur, solistes et orchestre, unis dans un même égrégore inondé de Lumière.
Le Veni Creator célèbre l'Esprit créateur par d'imposantes masses chorales qui rassemblent le Chœur de l'Opéra de Leipzig (Thomas Eitler-de Lint), le MDR- Rundfunkchor (Zoltan Pad), le Chœur de Gewandhaus (Gregor Meyer), le Chœur d'enfants de Saint Thomas (Anfreas Reize) et du celui Gewandhaus (Fran-Steffen Elster). Annoncé par un accord saisissant réunissant voix et orgue, son développement culmine en une gigantesque double fugue d'une éblouissante clarté dans l'agencement de la polyphonie, ponctuée dans son ascension par des cloches mystérieuses jusqu'à une coda grandiose.
Le second mouvement inspiré du Deuxième Faust de Goethe magnifie l'Eros créateur en faisant la part belle à la riche orchestration mahlérienne bien rendue par une somptueuse phalange saxonne toujours aussi envoutante sous la direction précise, attentive et inspirée d'Andris Nelsons, confortée par une distribution vocale de haute tenue. L'Introduction mystérieuse teintée d'urgence met d'emblée l'accent sur les performances solistiques dans l'énoncé du thème qui va circuler de pupitre en pupitre. Le développement se fait par épisodes faisant dialoguer l'orchestre, le chœur et les différents solistes dont on retiendra : le chœur mixte initial soutenu par un magnifique solo de flute ; le chœur d'enfants et le chœur de femmes simulant le chœur des anges ; les couplets impeccablement chantés du Pater Ecstaticus (Adrian Eröd, baryton) et du Pater Profundus (Georg Zeppenfeld dont la basse manque un peu de projection) ; la belle intervention du ténor Benjamin Bruns dans son hymne à la Vierge ; le poignant dialogue entre le chœur et l'alto solo (Lioba Braun) ; le chœur d'homme irréprochable ; le superbe trio réunissant les sopranos Emily Magee, Jacquelyn Wagner et la mezzo Gerhild Romberger ; la sidérante apparition aux pieds du grand orgue de la Mater Gloriosa de Nikola Hillebrand précédant un immense crescendo final soutenu par tout l'appareil orchestral et vocal clamant le thème du Veni creator initial dans une grandiose ferveur.
Crédits photographiques : Christian Thielemann © Matthias Creutziger ; Andris Nelsons © Gert Mothes.
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