Les interviews de Steve Reich rassemblées dans le livre Conversations, traduit aux éditions Allia, ont été réalisées en majeure partie via internet durant les confinements dus à la crise de la covid. On y trouve ses entretiens menés avec une vingtaine de personnalités musicales et artistiques.
C'est tout l'univers de Steve Reich (né en 1936) qui s'y déploie, sur toute la longueur de sa carrière. Ce dernier s'entretient en effet aussi bien avec certains artistes de sa génération, le compositeur et parolier de comédies musicales Stephen Sondheim (1930-2021) ou le plasticien Richard Serra (né en 1938), qu'avec des jeunes artistes, à l'image du compositeur Nico Muhly (né en 1981). Il convoque des collaborateurs proches, la vidéaste Beryl Korot ou la violoniste Elizabeth Lim-Dutton, ou ce qu'on peut considérer comme des « héritiers » de son style, la génération suivante, représentants de l'école post-minimaliste new-yorkaise, comme les trois compositeurs de Bang on a Can, David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe. On mesure par ces choix l'étendue de son influence sur de nombreux univers, la pop – avec Brian Eno ou Jonny Greenwood, guitariste et clavier du groupe Radiohead – ou la danse contemporaine – avec Anne Teresa de Keersmaeker.
L'idée du livre est issue des Dialogues d'Igor Stravinski avec le chef d'orchestre et collaborateur Robert Craft. Steve Reich, n'ayant pas « d'équivalent de Robert Craft dans [sa] vie » (p. 9), a donc réalisé ces multiples entretiens, qu'il a classés en fonction des œuvres qu'ils abordent, pour leur donner un sens plus ou moins chronologique suivant le fil de sa carrière. Certains d'entre eux permettent d'en apprendre plus sur la genèse d'une œuvre en particulier. Ainsi, les échanges avec David Harrington du Kronos Quartet (p. 193-214) évoquent les étapes de la conception de Different Trains, celles d'un compositeur qui ne souhaitait initialement pas écrire pour le quatuor à cordes mais qui a fini par trouver l'inspiration en se plongeant dans sa propre biographie, les trains de son enfance, et dans ses interrogations personnelles sur la Shoah, les trains de la déportation et de la guerre. « Il vaut toujours mieux faire quelque chose de très personnel. […] Si tu regardes l'histoire du quatuor, c'est là que réside toute sa force, tu sais ? », affirme David Harrington (p. 198-199).
D'autres jalons fondamentaux de la carrière du compositeur sont évoqués, depuis les séminales pièces pour bande It's Gonna Rain (1965) et Come Out (1966), respectivement évoquées par Brian Eno (p. 31-43) et Richard Serra (p. 45-46), jusqu'aux vidéos documentaires en collaboration avec son épouse Beryl Korot, l'opéra The Cave (1993) et Three Tales (2002), dont ils relatent les sources d'inspirations et les étapes de conception (p. 315-329). Richard Serra insiste aussi sur l'importance qu'a eu pour lui la performance Pendulum Music (1969), lors de laquelle des interprètes ont lâché ensemble des micros suspendus par leurs fils, qui se sont balancés devant leurs amplis respectifs, émettant des larsens plus prononcés à chaque passage, en déphasé, jusqu'au larsen continu final au moment de l'immobilisation. S'ensuit une conversation sur les rapports entre les œuvres de Richard Serra, de Bruce Neuman et de Steve Reich, différences et similitudes entre musique et sculpture (p. 49-53). Le compositeur s'est toujours intéressé aux arts plastiques minimalistes qui fleurissaient en même temps que son œuvre, et on peut regretter avec lui qu'il n'ait pas pu s'entretenir avec Sol LeWitt, dont il était très proche : « Ce que j'ai trouvé chez Sol LeWitt, et plus tard chez Richard Serra, […] ce sont des âmes sœurs. » (p. 269)
Passionnante est la rencontre avec Anne Teresa de Keersmaeker, notamment au travers de l'évocation de leurs parcours respectifs et du temps qui passe : « On pourrait dire que nous avons tous deux – en particulier au début de notre carrière – recouru à des processus très radicaux, […] qui sont presque des algorithmes ! Vingt-cinq ans plus tard, notre travail est devenu plus fluide. » (p. 263) La chorégraphe évoque autant Pérotin, Machaut, Stravinski et Coltrane que les plasticiens qui ont forgé l'univers esthétique du compositeur, comme le sien. Ils discutent aussi de la place de l'artiste dans le monde. Pour Steve Reich, l'engagement est essentiel à la force d'une œuvre, « mais l'artiste ne doit se faire aucune illusion sur la capacité de son art à changer le monde. » (p. 270)
Le chef d'orchestre Brad Lubman clôture l'ouvrage en évoquant la récente pièce pour grand ensemble Reich/Richter (2018), avant d'aborder des œuvres plus anciennes, dont l'incontournable Music for 18 Musicians (régulièrement cité dans le livre), concluant naturellement : « On est donc impatients de découvrir ta prochaine pièce. » (p. 359)
Ce livre-bilan est personnel et sensible. S'il grouille d'informations sur les œuvres et le parcours du compositeur, il s'agit plus d'un ouvrage sur l'amitié et les relations artistiques que sur le fond et sur le travail compositionnel. On peut reprocher aux retranscriptions d'interviews de vouloir trop en conserver : les rires, les hésitations, les petites phrases d'échanges. Si elles restituent le naturel des rencontres, ces scories parasites peuvent saturer un peu la lecture. Cependant, ce livre constitue un vrai atout pour compléter ses connaissances sur Steve Reich, un compositeur essentiel du XXe siècle, qui a profondément modifié notre rapport au temps musical, aux effets psychoacoustiques du son et qui a contribué à modeler la musique du XXIe siècle. On comprend parfaitement Brian Eno, qui affirme à propos de It's Gonna Rain : « Je dois dire que ça a été un des trois ou quatre événements musicaux qui ont changé ma vie. Tout ce que je croyais savoir sur la musique était à revoir. » (p. 31).
