Roméo et Juliette, symphonie vraiment dramatique avec John Nelson
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Hector Berlioz (1803-1869) : Roméo et Juliette op. 17 H.79 ; Cléopâtre. Joyce Di Donato, mezzo-soprano ; Cyrille Dubois, ténor ; Christopher Maltman, basse ; Coro Gulbenkian (dir. Jorge Matta) ; Chœur de l’Opéra National du Rhin (dir. Alessandra Zuppardo) ; Orchestre Philharmonique de Strasbourg, direction : John Nelson. 2 CD Erato. Enregistrés Salle Erasme à Strasbourg du 3 au 9 juin 2022, en public et sans public. Notice de présentation de Christian Wasselin. Durée : 72:26 et 39:29
EratoJohn Nelson poursuit son cycle Berlioz pour Erato avec Roméo et Juliette. De cette « symphonie dramatique » visionnaire, le chef et ses musiciens en osmose résolvent l'équation de la musique pure et du drame. La cantate Cléopâtre s'inscrit dans cet élan et est élevée en condensé prémonitoire des Troyens.
Ne craignons pas de le dire, cet enregistrement, qui combine prises en concert et sans public dans la Salle Erasme de Strasbourg en juin dernier, est une réussite majeure. Certes les attentes étaient fortes au vu de l'affiche, avec les mêmes chef, chœurs et orchestre que pour les Troyens (Clef d'Or ResMusica) unanimement célébrés. Mais le succès n'était pas acquis, car la Damnation de Faust qui avait suivi (Erato) était moins convaincante. Ici, Nelson retrouve les sommets de la discographie. Pas tant en raison des qualités des interprètes, que de ce qu'accomplit John Nelson avec eux. Fort de son expérience de l'opéra berliozien – il est le seul chef à avoir pleinement rendu justice aux Troyens, à Benvenuto Cellini et à Beatrice et Benedict (les enregistrements de Colin Davis dans ces deux derniers ouvrages cèdent le pas sur ceux de Nelson) – son Roméo et Juliette et sa Cléopâtre réalisent le rêve visionnaire de Hector Berlioz de fusionner musique et théâtre, pureté symphonique et incarnation dramatique.
Revenons à la forme de l'œuvre imaginée par Berlioz : Roméo et Juliette est une « symphonie dramatique », autrement dit, explique-t-il, une « symphonie avec chœurs ». Non un « opéra de concert », ni une cantate. Et c'est bien ainsi que les plus grands chefs l'ont interprétée, Charles Munch le flamboyant (avec Boston, RCA), Colin Davis le brillant (préférer la version Philips avec le London Philharmonic Orchestra), Seiji Ozawa l'équilibré (Boston encore, DG). Tous ils dirigent une symphonie. Dans l'histoire de l'interprétation, Michael Tilson Thomas avait à notre sens marqué une inflexion notable en faisant de l'œuvre une précurseuse de West Side Story (San Francisco Symphony, Clef ResMusica, SFS Media). John Nelson va encore plus loin, et le fait avec un orchestre français.
Sur le plan orchestral, la version strasbourgeoise tutoie les interprétations de référence sans s'en démarquer, ce qui est déjà une belle réussite. Mais pour la Scène d'amour et la scène au Tombeau des Capulets, qui sont précisément les deux acmés de cette partition et probablement de tout l'œuvre berliozien, John Nelson et l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg dépassent leurs prédécesseurs en réalisant la fusion des genres symphoniques et lyriques. Avec eux et dans ces deux chefs-d'œuvre absolus, on ne sait plus où on est, dans une symphonie ou dans un opéra de concert, et c'est sans importance : on est au cœur du drame, celui de l'amour et de la mort. Les moyens mis en œuvre pour parvenir à cet état de grâce ne sont pas hors normes, l'orchestre n'est pas plus virtuose ou spectaculaire que les autres, simplement les musiciens atteignent un état d'osmose avec le chef et la musique où il ne reste que la vie sublime et tragique. Soit exactement ce que recherchait Berlioz.
Si les parties chantées n'atteignent pas le sublime de celles dévolues à l'orchestre, et c'est bien ainsi que l'entendait Berlioz pour Roméo et Juliette, elles sont un écrin précieux, et la distribution réunie contribue au succès. Face à une Joyce DiDonato aux interventions magnifiquement suspendues, mystérieuse, au timbre presque androgyne, ses partenaires masculins sont au contraire surprenamment incarnés et démonstratifs. Le très redoutable scherzetto de la Reine Mab est abordé avec verve par Cyrille Dubois, qui signe là une interprétation d'anthologie. Dans la partie finale, Christopher Maltman s'impose comme un Père Laurence à l'autorité biblique, sûr du pouvoir subjuguant de son timbre pour mettre un terme aux rivalités des deux familles. On pourra trouver cela excessif (et être un peu gêné par un vibrato prononcé) et préférer l'humanité d'un José Van Dam (avec Ozawa), mais c'est affaire de goût. Les chœurs, le Coro Gulbenkian et le Chœur de l'Opéra national du Rhin sont d'un engagement superlatif, leur colère « Perfides, point de paix! Non » est à vous faire dresser les cheveux sur la tête.
Cléopâtre est l'occasion d'entendre Joyce DiDonato dans un grand morceau, et de la retrouver dans une interprétation de Reine, après sa Didon des Troyens. Si vocalement elle ne se démarque pas des interprétations de référence de ses grandes consœurs anglo-saxonnes Janet Baker (avec Colin Davis, Philips) et Jessye Norman (avec Ozawa, Decca), et si on pourra légitimement toujours préférer la diction irréprochable des tragédiennes Anna Caterina Antonacci (avec Nézet-Séguin, BIS), Véronique Gens (Louis Langrée, Erato), cette version se rapproche par son art consommé de la direction de celle de Lucile Richardot avec Gardiner en concert (DVD Versailles Spectacles).
Ce qui est formidable avec Joyce DiDonato, ce n'est pas tant sa noblesse, la puissance veloutée de ses aigus, son sens du drame, c'est qu'elle émerge de la musique. La prima donna s'efface pour être « simplement » la reine à l'orée de la mort. Là où tous les chefs exception faite de Gardiner dirigent Cléopâtre comme une cantate de jeunesse, ce qu'est cette œuvre composée pour le Prix de Rome (et qui effraya le jury au point qu'il refusa contre toute attente de lui donner le Premier Prix), John Nelson dirige cette partition avec l'intensité des Troyens. Et comme il a raison ! On en donnera trois courts exemples. L'introduction ? Elle est soudaine et presque brutale, comme Berlioz le fera pour ouvrir ses Troyens. Chez tous les autres chefs, elle est un prélude, mais chez John Nelson, c'est déjà le drame tout entier, tout de suite, et dont l'entrée de la mezzo n'est que la continuité. Même procédé pour la Méditation. Les accords sombres et mystérieux, une des trouvailles géniales du jeune Berlioz, sont un préliminaire chez les autres, ils sont un opéra en soi chez John Nelson. Avec lui, on ne pense plus à l'intervention à venir de la reine, et quand elle entame son invocation « Grands pharaons, nobles Lagides », on en est presque étonnés. L'effet n'en est pas moins saisissant. Dernier exemple, la conclusion. Les mots ultimes de la reine « Cléopâtre en quittant le vie / redevient digne de César! » sont suivis des silences et soubresauts de l'orchestre représentant les effets du venin dans le corps de la femme trahie. Cette exclamation peut être chantée comme un dernier défi, comme chez Antonacci. Avec Joyce DiDonato, le dernier mot « César ! » est éteint, presque inaudible. Ce que la diva perd en éclat, le drame le récupère en vérité. Car si son « César ! » s'entend à peine, c'est que le poison exerce déjà son emprise mortelle. Et l'orchestre de John Nelson nous donne à vivre les derniers instants de Cléopâtre avec une acuité, un réalisme anthropologique que seul Gardiner avant lui nous proposait.
Ainsi cet album de John Nelson n'est pas juste un grand enregistrement de plus dans la discographie. Pour Roméo et Juliette et Cléopâtre il réalise le rêve fou de Berlioz de fusionner la musique pure et le drame.
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Hector Berlioz (1803-1869) : Roméo et Juliette op. 17 H.79 ; Cléopâtre. Joyce Di Donato, mezzo-soprano ; Cyrille Dubois, ténor ; Christopher Maltman, basse ; Coro Gulbenkian (dir. Jorge Matta) ; Chœur de l’Opéra National du Rhin (dir. Alessandra Zuppardo) ; Orchestre Philharmonique de Strasbourg, direction : John Nelson. 2 CD Erato. Enregistrés Salle Erasme à Strasbourg du 3 au 9 juin 2022, en public et sans public. Notice de présentation de Christian Wasselin. Durée : 72:26 et 39:29
Erato
En ce qui concerne la dernière partie (réconciliation Montaigus-Capulets), je trouve qu’on fait une chute sérieuse car on était à rêver dans le Vérone antique avec deux amoureux et on se retrouve à l’époque de Louis-Philipe, avec ses tics musicaux grandiloquents. Autre chose : pourquoi ne pas citer parmi les grandes réussites enregistrées de cette oeuvre la version de Riccardo MUTI qui est au « top » ?