Comment sont nés les trois chefs-d’œuvre de Maurice Béjart ?
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Le Ballet de l'Opéra de Paris rend hommage ce mois-ci au plus célèbre des chorégraphes français avec un triptyque de chefs d'œuvre dont on connait parfois peu l'origine. ResMusica décrypte pour vous la naissance et la pérennité de Boléro, L'Oiseau de feu et Le Chant du compagnon errant, tous trois à l'affiche de l'Opéra Bastille jusqu'à la fin du mois.
Boléro, L'Oiseau de feu et Le Chant du compagnon errant sont mis au monde entre 1961 et 1971, décennie correspondant à l'envol pour Maurice Béjart qui installe peu à peu sa notoriété aux quatre coins du globe.
Lorsqu'il crée Boléro le 10 janvier 1961 dans l'opéra à l'italienne de la Monnaie à Bruxelles, le chorégraphe marseillais vient tout juste de s'installer, en Belgique alors qu'il n'y croyait guère. « Pourquoi aller au Pôle Nord ? » s'inquiète-t-il alors, lui qui brigue plutôt la direction d'un théâtre parisien et non un poste dans la capitale belge. Mais son compagnon et danseur fétiche, Germinal Casado, son élu du Sacre du printemps, tient, lui, à pérenniser l'immense succès qu'ils viennent de connaître en décembre 1959 avec ce fameux Sacre. Le directeur de la Monnaie, Maurice Huisman, passé ce test de reconnaissance en talent, lui avait alors proposé d'y fonder ce qui devient Le Ballet du XXᵉ siècle. De quatorze danseurs au moment du Sacre, la compagnie passe à soixante interprètes et se doit de réussir. Le Boléro sur la musique de Ravel est donc un test important pour lui.
Boléro
Ce ballet naît d'une image : celle de Duska Sifnios, danseuse yougoslave, sortant d'un bain de mer dans la Méditerranée l'été 1960, telle Ursula Andress trois ans plus tard, dans « James Bond 007 contre Dr. No ». Béjart est alors sur la plage près de Nervi, où sa compagnie se produit cet été-là. Duska aussi est là, avec la compagnie de Leonide Massine. Elle a 26 ans et pas encore de plans fixes. Germinal Casado, subjugué lui aussi par « cette Vénus naissant de l'onde, qui avait un physique très exceptionnel pour l'époque » convainc Béjart de l'engager.
Béjart est sûr d'une chose : il lui fera un ballet où elle aura les cheveux trempés, en souvenir de cette sensation maritime si forte. Il va choisir la musique du Boléro de Ravel, et « faire fort et simple », comme il se l'était déjà juré pour Le Sacre du printemps. Et comme pour ce dernier ballet dont il avait relu la création des Ballets Russes en la « défolklorisant », Béjart décide de donner une version abstraite et sans espagnolade au Boléro crée par Bronislava Nijinska (la sœur de Nijinski) en 1928 à l'Opéra de Paris pour Ida Rubinstein. Sur une idée de Ravel, celle-ci dansait sur la table d'une taverne, dans une stylisation flamenca. Une reconstitution du ballet a été réalisée en 2008 par le Russe Andris Liepa, pour sa sœur Ilze Liepa, tous deux anciens danseurs du Bolchoï. Une captation vidéo permet bien de voir les évidentes influences de la création initiale du Boléro sur Maurice Béjart.
Béjart a forcément vu ce ballet repris à Paris par le Grand Ballet du Marquis de Cuevas en… 1958. Soit deux ans avant qu'il ne s'y attaque à son tour… On comprend alors à quel point, il n'a rien inventé mais tout revisité : comme chez Nijinska, il met une danseuse debout sur une table, qui ondule sur la mélodie de Ravel, tandis que des grappes de danseurs tournent autour de la table et de la fille, avant de se jeter sur elle dans le final. L'idée et le concept sont là. Mais pour le reste, tout diverge. Avec Béjart, la Mélodie, pieds nus, en collant noir et justaucorps beige, ondule et tournoie dans une gestuelle néo-classique et non plus flamenca. Les danseurs qui tournent autour de la table ne sont plus que des hommes et jamais ils ne viennent accompagner la jeune femme, devenue idole vénérée, seule sur son autel rouge. Chez Béjart, tout finit mal, par la dévoration du groupe sur l'individu, là où Nijinska idolâtre la star portée aux nues. Béjart considère même que la composition musicale est plus orientale qu'hispanisante, d'où les nombreuses ondulations du ventre et l‘absence de stylisations et tours de poignets comme dans le flamenco.
En réalité, les influences de Béjart sur ce Boléro seront surtout… grecques. Béjart relate que Boléro lui faisait penser aux ruelles des villages grecs. Et Casado raconte ainsi qu'ils commencèrent à travailler la chorégraphie sur la musique du film grec de Jules Dassin, « Jamais le dimanche », signée Manos Hadjidakis. Là encore, les dates concordent : le film venait de remporter un immense succès au festival de Cannes 1960, et la chanson de Melina Mercouri allait être instantanément popularisée par Dalida. On est donc loin des fameuses répétitions symphoniques du même thème du Boléro que Ravel s'était amusé à trousser pour Nijinska. Mais tout près des fameuses coïncidences et épousailles de raison entre styles, époques et cultures, chers à Béjart.
La logistique du ballet (une soliste, une table et 40 danseurs autour), la musique où le thème d'une minute se répète 18 fois, la montée crescendo de la partition comme de la danse : tout cela semble très simple. Et pourtant, la chorégraphie de Béjart est redoutable. Pas seulement par sa durée (un solo de 18 minutes sans jamais descendre de la table…), mais aussi et surtout par sa difficulté à mémoriser les pas. Au point que les solistes, aujourd'hui encore, se repassent un aide-mémoire dessiné par Angèle Albrecht, que nous vous proposons ci-dessous, et qui n'a jamais été publié.
On y voit ainsi que chaque séquence de la chorégraphie porte un nom très imagé : « Crabe », « chat », balance », « soleil », « poisson, « BB » (comme Brigitte Bardot), « chat », « ventre », « samba », « pince »… On y voit également que l'influence grecque se confirme (notamment par une séquence nommée « grec » et des bras en sémaphore et attitudes devant pour les garçons), tempérée par la reprise de la séquence « chameau », en plié-dos creux. Et pourtant, malgré ce mémo précieux, les danseurs ont tant de mal à retenir ces séquences qu'ils peuvent, dans certaines salles, avoir un prompteur à disposition, avec les noms des séquences qui défilent.
Il en est une qui raconte avec humour ses déboires pour enregistrer les pas du Boléro, c'est l'immense danseuse russe Maïa Plissetskaïa. Dans ses Mémoires, (Moi, Maïa Plissetskaïa, Éditions Gallimard, coll. « Témoins », 1995), elle qui avait supplié Béjart de lui transmettre ce ballet – alors qu'elle a déjà 50 ans -, va devoir suivre le chorégraphe qui lui souffle les pas en se mettant en face d'elle, rétro-éclairé par une lampe de poche.
« Je dévorais des yeux la tâche claire qui, du fond de la salle, m'indiquait d'un signe, comme un agent de la circulation, où je devais aller. Et j'ai réussi à contenter mon peu conciliant souffleur » écrit-elle. Elisabeth Cooper, la pianiste des cours qui allait ensuite faire Isadora avec elle, nous a raconté que la divine soviétique lui disait, se lamentant de peiner sur Boléro : « Maïa, idiote… Maïa, idiote ! » Plissetskaïa fût pourtant l'une des grandes interprètes du Boléro, comme on le voit dans une captation datant de 1977 (elle fût également invitée à le danser à l'Opéra Garnier en 1976).
C'est quelques années plus tard, en 1979, que Béjart développe une idée géniale autour de son Boléro. Idée qui naît pourtant d'un ennui qu'il développait autour de son propre chef d'œuvre. « Comme ce ballet ne m'apportait plus rien (j'avais l'impression d'en avoir fait le tour) » écrit-il dans ses Mémoires (« Un instant dans la vie d'autrui », Flammarion, 1979), je me dis : « Pourquoi ne pas intervertir la fille et les garçons ? » Jorge Donn prit la succession de Duska et de (Tania) Bari. Le ballet changea de sens. Quarante filles autour d'une table devenue le lieu d'un culte faisaient songer à des prêtresses. » On avait là un Dionysos et ses Bacchantes. Puis, Béjart préféra revenir définitivement au principe des seuls garçons autour de la table qui, elle, verra alterner, encore à ce jour, garçon ou fille soliste.
Au-delà de l'envie de plaire à Jorge Donn, il y avait aussi, dans cette démarche, une révolution majeure et prémonitoire : celle de dégenrer la danse néo-classique, répondant ainsi à un vieux fantasme chez lui, d'androgynie (« Je suis androgyne quand je crée » disait-il), mais aussi de vision sociétale assez précurseur. « A une époque, en 1979, où les différences entre les hommes et les femmes s'amenuisent, en tout cas dans la vie sociale et quotidienne, j'ai trouvé intéressant d'y faire écho » dira-il également.
On peut voir beaucoup de sous-textes dans ce Boléro : un simple exercice musical, une relecture des danses orientales, une version chorégraphique du strip-tease (Béjart la revendique dans ses Mémoires), une rencontre entre l'Orient mystérieux et la virile Méditerranée (comme l'analyse Germinal Casado) , une histoire de désir, un orgasme jaillissant, un rituel de mort, un viol collectif… Alexandra Vandernoot, la fille de Dushka Sifnios , devenue comédienne, se souvient avec effroi de ses premiers Boléros. « J'avais 8-9 ans et je voyais ma mère se faire dévorer par une bande de messieurs. Pour moi, c'était terrorisant » se souvient-elle aujourd'hui. Curieusement, le public n'aura jamais eu pour Boléro la distance choquée qu'il a pu avoir pour Le Sacre du Printemps, qui s'avère bien moins brutal dans son corps à corps érotisant.
L'Oiseau de feu
L'Oiseau de feu, crée par Béjart en 1970 pour le Ballet de l'Opéra de Paris et illustré dans cet article par les photos de répétition et de spectacle de Francette Levieux, est issu là encore d'une page musicale légendaire du début du siècle. C ‘est en l'occurrence, une partition commandée à Stravinsky en 1910 par les Ballets Russes de Diaghilev qui allèrent créer l'œuvre… au Palais Garnier. Il s'agit donc là, pour Béjart, d'une création clin d'œil, soixante ans plus tard. L'histoire du ballet est l'adaptation d'un conte traditionnel russe où le jeune Ivan Tsarevitch, séduit par un oiseau miraculeux interprété par une danseuse (Tamara Karsavina) accepte de le libérer moyennant qu'il garde une de ses plumes. Il tombe ensuite amoureux d'une princesse, et lorsqu'il sera capturé par son gardien, le redoutable demi-dieu Kachtchei, Ivan se souviendra qu'il dispose d'une plume magique qui va le sauver. Tout finira par une « allégresse générale » et des noces avec la princesse.
On l'a complètement oublié, mais Béjart s'était déjà frotté à L'Oiseau de feu dès 1952, pour un film musical suédois signé de Hasse Ekman. Il en avait signé les parties chorégraphiées et le résultat -proche d'un poussiéreux Lac des Cygnes- était d'un classicisme très ennuyeux. On peut en voir les images dans la version récemment restaurée du film The Firebird, sortie en DVD en 2015.
Cette participation cinématographique ne fût pas si anodine car elle signait sa première rencontre chorégraphique avec le compositeur russe qui deviendra pour lui un vrai compagnon de route. Il y eut ensuite un pas de deux oublié sur la même partition de Stravinsky monté pour Germinal Casado et Duska Sifnios en 1964. Aussi, lorsqu'il propose à l'Opéra de Paris de lui monter un Oiseau de feu, Béjart avait déjà tourné autour de la musique. Il considérait son approche suédoise comme celle « d'un débutant » ; il allait ici donner « une version adulte, laissant tomber l'anecdote, les princesses, le petit oiseau féminin, les minauderies » comme il l'écrit dans ses Mémoires.
Comme on le voit, Béjart aura toujours à cœur de relire rageusement les Ballets Russes. Contrairement à ce que l'on pouvait penser, Béjart le moderniste eut des rapports tumultueux voire coléreux à leur égard. Pour lui, « l'art total », comme il aime à défendre, c'est d'abord la danse qui sait s'emparer des autres arts. Et non la danse dévorée par eux. Il exècre (autant qu'il admire, malgré tout) ces ballets exotiques et débordant de couleurs reprochant à Diaghilev « d'avoir fait une révolution esthétique et non une révolution éthique ». Et de conclure, sans appel mais non sans mauvaise foi : « Diaghilev travaillait pour étonner Paris, pour séduire Paris, pour choquer Paris. C'est un peu court. »
Or, en 1970, Béjart avait bien l'intention, lui aussi, de « séduire Paris ». Il le fallait d'autant plus qu'à ce moment-là, il vient de renoncer à la direction du Ballet de l'Opéra que lui avait proposé André Malraux. Roland Petit lui avait succédé, avant de lâcher le poste cinq mois plus tard. Alors, faute de successeur, Béjart est temporairement nommé « directeur artistique » pour une suite de programmes que donne le Ballet de l'Opéra de Paris au Palais des Sports, le temps que l'Opéra Garnier se fasse une cure de jouvence. Béjart est programmé pas moins de 27 soirs entre octobre et novembre 1970 dans l'immense Salle du Palais des Sports ! Et L'Oiseau de feu est créé lors d'un programme Stravinsky incluant la reprise de Noces et l'entrée au répertoire du Sacre du printemps.
Pour L'Oiseau, il ne choisit pas la partition initiale de 1910, mais l'ultime Suite pour orchestre qu'en avait tiré Stravinsky lui-même en 1945. Avec pour ambition « de greffer sur cette partition des émotions modernes, contemporaines. ET revenir au credo de Rimbaud : « Être absolument moderne. » écrit-il. Et là, Béjart fait fort.
L'oiseau, pour commencer, n'est plus une danseuse, mais un danseur. Ce sera le jeune Michaël Denard, tout juste promu premier danseur, pour qui il vient de créer le rôle de Jean-Baptiste dans Comme la princesse Salomé est belle ce soir, face à Josiane Consoli. Pour Béjart, c'est le coup de foudre. Il voit alors dans ce Jean-Baptiste qui fait face à sa tueuse, « derrière sa fausse timidité de félin, une insolence d'insurgé qui éclata dans L'Oiseau de feu » racontera-t-il plus tard.
Michael Denard, lui, n'en revint pas de se voir confier un rôle dévolu initialement à une danseuse. « Lorsque Maurice m'a parlé d'un ballet d'oiseau, je n'ai donc pas pensé un seul instant qu'il s'agissait du ballet de Stravinsky » nous avait-il expliqué. « Son idée m'a surpris, mais nous avons travaillé magnifiquement. J'avais des bras qui l'intéressaient, alors nous sommes allés au bout de cela, nous nous sommes abreuvés l'un l'autre pour ce rôle. »
Comme pour Boléro et ensuite pour Le Chant du Compagnon errant, ces chefs d'œuvre sont bien le fruit d'une osmose inspirante entre un chorégraphe et son interprète. Béjart ne disait-il pas : « Un ballet est un travail qui se fait à deux : le chorégraphe et son danseur » ? On peut s'en apercevoir dans l'un des solos de Michaël Denard dans L'Oiseau de feu, filmé en répétition en 1975.
Michaël Denard conservera de cette création un souvenir ébloui, au point, lorsque nous l'avons rencontré en 2017, d'en avoir les larmes aux yeux, en se remémorant ces moments précieux. « Il y avait une alchimie complète, le travail se faisait dans un calme et un recueillement absolu… ». Béjart avait pour habitude de composer très vite, avec un temps de concentration d'une grande efficacité. Ainsi qu'une proximité auprès du danseur (il était toujours à côté de son interprète et dansait avec lui) ce qui donnait à ce dernier l'agréable sensation de ne pas être une marionnette dans les mains d'un créateur mais bien la concrétisation de sa pensée.
Le tout, dans une bienveillance assez rare, comme le rappelle aussi Michael Denard : « Maurice ne demandait pas son avis au danseur, il réagissait en fonction. Il disait toujours : « Si au bout de trois fois, le danseur n'arrive pas à faire ce que je lui propose, c ‘est que j'ai tort. » C ‘est très rare, un chorégraphe qui sait raisonner ainsi… » Malgré la créativité fertile de Béjart, il y eut, un jour, une panne d'inspiration. « Ce jour-là, nous avions eu du mal à trouver l'adage. Alors, il m'a emmené au cinéma, il y avait un groupe de jeunes sur une plage et c'était assez tendre. Il m'a dit : « Ça y est, j'ai l'adage » se souvient aussi Michael Denard.
Michael Denard allait être l'oiseau parfait de Béjart, qui avait su magnifier sa parfaite technique de sauts et de batterie, mais aussi utiliser l'image que le danseur propage alors : celle d'un danseur romantique, diaboliquement beau, mais aussi très moderne avec cette crinière blonde s'envolant, qui n'était pas sans rappeler ce même effet chez Jorge Donn. En témoigne l'une des rares vidéos de Michael Denard dans L'Oiseau de feu, extraits d'un reportage d'Antenne 2 lors de la reprise de janvier 1975 (solo en tenue de répétition, suivi d'une répétition générale en scène).
La modernité de cette version de L'Oiseau de feu a marqué les esprits en 1970, mais peut-être pas pour la bonne raison. Pour la grande majorité du public, en 1970 comme aujourd'hui, L'Oiseau de feu et ses huit compagnons nommés « partisans » et vêtus d'une veste bleue à la chinoise, font forcément allusion à la révolution communiste, qu'elle soit chinoise ou soviétique. Vue l'époque (on était volontiers maoïste ou communiste dans l'Europe des années 70) et la couleur rouge du maillot académique de l'Oiseau, on pourrait croire voir le petit Livre rouge surgir de la poche de leur veste, et prendre concrètement vie dans cette démultiplication des oiseaux Phénix tout de rouge vêtus. L'apothéose de la scène finale peut alors être vue comme le nouveau monde auquel aspire toute société communiste. Béjart peut suggérer une telle piste lorsqu'il écrit dans sa note d'intention du programme de 1970 qu'il avait vu dans la partition initiale de 1910 : « les deux éléments chocs qui frappèrent à la création
-STRAWINSKY musicien RUSSE
-STRAWINSKY musicien REVOLUTIONNAIRE »
Sachant aussi que, au même moment, il venait d'acheter un livre intitulé « 4 Poètes de la révolution (Bock, Essénine, Maïakovski, Pasternak) sorti en 1967 aux Éditions de Minuit. Et c'est plutôt là, qu'il faut y avoir une allusion révolutionnaire », puisqu'il clôt sa note d'intention du programme avec cette phrase : « Le poète comme le révolutionnaire est un oiseau de feu. »
Dans ses Mémoires, Béjart mentionne cet ouvrage sur les poètes russes et en extrait la phrase suivante de Maïakovski : « Nos poitrines sont des cuivres éclatants ! » (Ce vers provient du célèbre poème « Notre Marche » publié en 1917). Et d'ajouter : « Et si j'écoutais la musique, et elle seule, j'entendais la même hâte, la même tendresse vraie, les mêmes espoirs. J'écoutais Stravinski musicien russe et musicien révolutionnaire. »
Le compositeur serait-il alors l'illustrateur musical d'une effervescence révolutionnaire ? Et Béjart, son traducteur en mouvement ? Pas sûr, lorsqu'on sait que L'Oiseau de feu fut composé en 1909 (donc avant la révolution de 1917), et que Stravinsky (tout comme Diaghilev) n'étaient pas connus pour être de grands militants politiques prorévolutionnaires bolcheviks. Tous deux comptaient bien, en revanche révolutionner la musique et -dans une certaine mesure- la danse. Et ce, après avoir quitté pour toujours le territoire russe.
Béjart brouille encore les pistes du caractère politique de son Oiseau de feu en ajoutant également, dans la préface du très bel ouvrage « Michaël Denard danse l'Oiseau de feu » (Ed Julliard, 1979) le concept de « Révolutions : cercles, orbites, vie du cosmos ou mouvement violent des hommes opprimés, ou secousses telluriques qui agitent le cœur des foules ? ». Et fait donc, ici, des associations d'idées plutôt que des mariages de raison, ce à quoi il s'employa si souvent. En mixant des sensations, et des découvertes du moment (un sujet de ballet, une image, une musique, un texte, un mot et ses déclinaisons linguistiques, un danseur interprète…), il télescope des rencontres, que le public réécrit ensuite à sa manière. Ce qui n'est pas pour déplaire à Béjart : il aimait à ce que les spectateurs lui analysent sa propre œuvre en lui relatant des points auxquels il n'avait absolument pas pensé.
La source exacte de cet Oiseau de feu doit donc en revenir à son interprète. Or, pour Michaël Denard, qui créa le rôle-titre autant que l'oiseau Phenix en alternance avec Jean-Pierre Franchetti, cette analyse communisante de L'Oiseau de feu est une erreur. « Maurice ne m'a absolument jamais parlé du moindre symbole politique dans ce ballet. Pour lui, il s'agissait de l'idéal de l'homme que la société avec ses lois et ses contraintes essaie constamment d'abattre, mais l'homme renaît toujours. Pour moi, cela s'arrête là. Il n'y avait rien de communiste dans tout cela. »
Béjart aimait, comme les Russes (dont il appréciait les traditions) imager les pas et leur donner du sens. Il avait ainsi expliqué à Tania Bari, qui créa l'Élue du Sacre du printemps que lorsqu'elle commence sa variation en mettant la main sur son œil, elle devait s'imaginer « en train d'écarter un rideau, poussant quelque chose de très lourd. Au début, tu as peur de ce qu'il t'arrive, tu veux voir ce que c'est, que tous ces garçons… »
A Michaël Denard, il lui avait notamment expliqué ainsi la scène où tous les partisans sont assis en rond : « Lorsque nous sommes tous en rond et que l'Oiseau fait un baiser qu'il passe à son voisin, c ‘est l'idéal humain du sens de la vie qui se transmet de l'un à l'autre. Il s'agit du feu intérieur, il faut que cela vienne des tripes et trop souvent, chez les artistes d'aujourd'hui, je ne vois que des danseurs qui soufflent dans la main. C ‘est pour cela que c'est très important de transmettre le rôle tel qu'on l'a reçu en direct. » Les interprétations peuvent en effet se transformer (ou se compléter) : ainsi, Alain Marty, qui faisait partie des huit partisans en blouse bleue de la création, nous dira que cette fameuse scène de la passation tous assis en rond, que l'on peut revoir dans une version dansée par Jorge Donn (à 6mn40) serait aussi, plus prosaïquement, celle du pétard que l'on se transmet entre fumeurs de joints… « Maurice était allé fréquemment en Inde depuis 1967… »
On notera, pour l'anecdote, la récupération politique assez cocasse de cet Oiseau de feu dans la nécrologie élogieuse que le journal russe Vremya consacrera au chorégraphe, à sa mort en 2007 : « Maurice Béjart aura été la plus grande occasion manquée du Ballet soviétique (…) Nous n'avons pas su garder Balanchine, qui a quitté la Russie dans les années 1920. Nous n'avons pas eu la moindre chance d'admirer Lifar (…) Parmi tous les grands chorégraphes mondiaux du XXᵉ siècle, Béjart était le seul qui aurait pu être notre “camarade”. Certes, il s'est égaré, tombant dans le maoïsme dans les années 1950 et 1960 au lieu d'opter pour le marxisme (son ballet L'Oiseau de feu montrait Mao, nouveau leader, prenant la place de Lénine assassiné) (sic !), mais il était quand même des nôtres, car il n'était pas un partisan du capitalisme. En outre, ses origines de classe étaient correctes… »
Le chant du compagnon errant
Éminemment russophile, et admiratif des grands danseurs venus d'Union Soviétique, Maurice Béjart va, un jour, faire signe à Rudolf Noureev. Cinq mois exactement après la création de L'Oiseau de feu, Béjart conçoit un duo devenu légendaire : Le chant du compagnon errant, crée le 31 mars 1971, pour Rudolf Noureev et Paolo Bortoluzzi.
La proposition faite à Noureev, qui vient alors en étoile invité au Ballet du XXᵉ siècle, n'est pas désintéressée pour Béjart. On lui a en effet proposé d'inaugurer le Forest national de Bruxelles, une immense salle de 5.800 places, digne d'un Zénith d'aujourd'hui. Pour qu'il fasse date, il faut un programme qui frappe les esprits. Convier Noureev, alors au sommet de sa gloire internationale, a tout pour contribuer à son succès. Mais la superstar russe est toujours pressée, rate des tas d'occasions de collaboration parce qu'elle n'offre que peu de temps aux chorégraphes pour répéter. Il faut donc faire vite, et cela plait à Béjart l'intrépide.
La création de ce duo d'une vingtaine de minutes va donc se faire… en moins de huit jours ! Et ce, dans la douleur, car Noureev comprend moins vite que son partenaire, l'Italien Paolo Bortoluzzi, l'un des danseurs phare de la compagnie de Béjart. « Rudolf attendait que Maurice lui donne de quoi manger » se souvient Robert Denvers, danseur chez Béjart qui servit de médiateur obligé entre les deux. « Rudolf marquait les pas, ce qui insupportait Maurice. Ils étaient comme deux tigres en cage, à l'évidence, ils ne s'aimaient pas, ils étaient trop différents dans leur perception de la danse et de la vie. »
Béjart n'en dira rien face aux caméras de télévision dans un reportage en pleine répétition à Bruxelles.
Dans la presse écrite, pourtant, il s'épanchera davantage, comme dans le quotidien L'Aurore lorsqu'il reconnait habilement : « C'est assez fascinant de voir la différence entre les deux danseurs : Paolo comprend tout de suite mais commence à se fatiguer après deux ou trois heures de répétition alors que Noureev ne sent un pas qu'après l'avoir travaillé pendant des heures. » On imagine alors bien le dilemme du temps de travail mal réparti, surtout lorsqu'il est court…
Béjart choisit les quatre lieder de Mahler pour sa passion de la musique et la littérature allemandes, et pour la symbolique du Compagnon, mais assurément pas pour le sens des paroles : trois Lieder sur les quatre clament le dépit amoureux de l'homme éloigné de « la bien aimée aux yeux bleus et aux cheveux blonds » alors que le chorégraphe a choisi de créer un duo de… deux hommes.
Là encore, on voit le décalage calculé de Béjart, qui n'illustre pas un texte ancien, mais s'arrête à l'image première du titre de l'œuvre : celle du héros romantique à la recherche de son destin et qui erre à travers le monde. Le héros, c'est bien Noureev, star planétaire aux 250 spectacles par an, citoyen apatride, et dont la seule patrie était la scène de théâtre. Voué à l'errance, Béjart lui octroie un double dont, là encore, son interprétation est libre et multiple.
On pourra y voir le destin, le frère, l'ami, l'amant, le père idéal, le maître de danse, la mort… Celle qui rôdait dans la vie de Béjart, et celle qui emmène le compagnon, à la toute fin, vers le fond de la scène, lui faisant irrémédiablement quitter les feux de la rampe, qui animaient le quotidien de Noureev.
De très nombreux partenaires accompagneront Noureev pendant les vingt années finales au cours desquelles il dansera ce duo à travers le monde entier. Parmi eux, il y eût Charles Jude, Jean Guizerix ou Patrick Armand, mais on ne peut s'empêcher de se souvenir d'une soirée très particulière à l'Opéra Garnier : celle du 23 octobre 1990, lorsque Noureev, directeur déchu du Ballet de l'Opéra, dansa deux Lieder avec Patrick Dupond, nouvellement nommé directeur du Ballet. Noureev, fatigué, se laissa guider vers le fond de scène par son jeune successeur, sachant fort bien qu'il dansait à l'Opéra Garnier pour la dernière fois. L'œuvre de Béjart avait fait acte de résilience. Et se posait en symbole fort de la transmission, qui est l'esprit même de l'art de la danse.
Crédits photographiques : © Francette Levieux : Michael Denard dans L'Oiseau de feu en 1970 ; Dorothée Gilbert dans Boléro ; Hugo Marchand et Mathieu Ganio dans Le chant du compagnon errant © Julien Benhamou / Opéra national de Paris 2023
Pour en savoir plus
DOLLFUS Ariane, Béjart, le démiurge, Editions Arthaud, 2017
LEVIEUX Francette, Michaël Denard danse l'Oiseau de feu, Ballet de Maurice Béjart, Editions Julliard, 1979
Béjart, Télérama Hors-Série 2017
BOCCON-GIBOD Thierry, Maurice Béjart, Igor Stravinsky, Ballets de l'Opéra de Paris » Editions Corps, 1972