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À Bozar-Bruxelles, Turangalîla-Symphonie jubilatoire par Kazushi Ono

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Bruxelles. Bozar. Salle Henry Le Boeuf. 4-V-2023 : Olivier Messiaen 1908-1992) : Turangalîla-symphonie, pour piano, ondes Martenot et orchestre. Jan Michiels, piano ; Cynthia Millar, ondes Martenotn. Brussels Philharmonic, direction : Kazushi Ono

Quelques mois après une superbe Symphonie n° 5 de Mahler donnée à Flagey pour son entrée en fonction, Kazushi Ono retrouve « son » cette fois en la Salle Henry Le Bœuf de Bozar pour une suffocante et magistrale version de la TurangalîlaSymphonie d'.

« Pareille à une énorme chaine de montagnes avec ses dix mouvements, ses 429 pages de partition grand format et ses 2683 mesures » (pour citer Harry Halbreich), la Turangalîla-Symphonie (1946-1948) apparaît au-delà de ses imposantes dimensions, comme une des plus éloquentes œuvres de synthèse tant du «premier» Messiaen que des cinquante premières années du XXᵉ siècle musical. Elle s'est très vite imposée au répertoire, et demeure, avec l'Ascension, de dimension plus modeste, sans doute l'une des œuvres symphoniques les plus jouées du maître français. Soixante-quinze ans après sa création, elle fascine et séduit un large public à la fois par son atmosphère luxuriante, par ses couleurs orchestrales originales, par la récurrence de ses repères motiviques, par l'ivresse de ses recherches rythmiques, et surtout par son effusif lyrisme mélodique (l'immense thème d'amour insufflant vie à la moitié des mouvements) et par la joie sans limite qui en émane malgré certains épisodes plus dramatiques.

Véritable poème d'amour et de mort (déclinés par son titre sanskrit sous-entendant aussi mouvement, rythme et vie), aux références biographiques à peine voilées, et pour le moins distantes de la foi catholique ailleurs affichée par le maître, la Turangalîla-Symphonie est l'œuvre de tous les défis. Pour les musiciens d'un orchestre colossal il s'agit de dominer une partition exigeante par ses dimensions, sa complexité et ses défis techniques durant plus de quatre-vingt minutes sans jamais relâcher l'attention et la tension. Pour le chef, il s'agit au sein de cette jungle sonore, allant jusqu'à superposer dix éléments polyphoniques distincts, de savoir doser les effets, garder la clarté des lignes et la direction d'un discours à débit variable, tantôt répétitif, tantôt proliférant. Pour le pianiste comme pour l'ondiste, il s'agit de dépasser les rôles de «simples» – si l'on ose écrire ! – virtuoses, et donc avant tout d'intégrer et de «diamanter» les textures orchestrales les plus drues.

Il convient d'ailleurs d'associer tout d'abord à la réussite de cette soirée les deux éminents solistes convoqués. L'ondiste anglaise est une disciple de Jeanne Loriod, créatrice de l'œuvre, et a déjà, depuis 1986 plus de deux cents exécutions de la Turangalîla-Symphonie à son actif, dirigées par les chefs les plus prestigieux : elle apporte expérience et fraicheur à cette somme, sans jamais sombrer dans une quelconque routine. Le pianiste , lauréat du Concours musical Reine Elisabeth de Belgique 1991 – l'année des Melnikov, Babayan ou Braley – bien connu outre-Quiévrain tant pour sa défense du répertoire contemporain que son intense activité pédagogique, joue la carte d'un piano certes concertant, mais intégré à l'orchestre plutôt qu'outrageusement surexposé, comme souvent, à l'avant-plan. Ses interventions solistes les plus percutantes le révèlent fin connaisseur de l'univers messiaenique : sa cadence au terme du Chant d'Amour II anticipe par son autorité les quatre études de rythme juste postérieures, celle liminaire du Turangalila II presque hoquetante, tend ainsi la main au futur Catalogue d'oiseaux par l'évocation à peine voilée de chants stylisés de rebelles volatiles.

On connaît les affinités de prestigieux chefs extrême-orientaux « historiquement » attachés à l'œuvre du compositeur – citons entre autres, le Coréen ou le Japonais Seiji Ozawa. Le grand Kazushi Ono, bien connu en Occident après ses mandats à la Monnaie et à l'Opéra de Lyon et nouvellement nommé à Bruxelles parallèlement à son actuel poste de directeur musical de la Philharmonie de Tokyo, affiche dans ce répertoire la même connivence que ses glorieux aînés tant par sa totale maîtrise de la partition que par la hauteur de vue qu'il y imprime, anticipant par l'acuité de son interprétation, les grandes fresques orchestrales à venir du maître, de la Chronochromie aux… Éclairs sur l'au-delà. La battue d'une impitoyable précision rythmique, et toujours d'une limpidité exemplaire n'empêche ni la poésie délicate (tous les mouvements pairs dévolus à l'expansion de l'Amour, notamment au fil du Jardin (de son) sommeil, sixième mouvement nimbé ce soir d'un sentiment d'extatique éternité) ni un élan vital quasi frondeur (ainsi, le mouvement introductif pris à bras le corps, le Joie du sang des Étoiles, fougueux scherzo fièrement campé au mitan de l'ouvrage et à l'agogique ici millimétrée, sans oublier un final grandiose livré sans aucun prosaïsme kitsch comme sous certaines baguettes). Mais au fil de ce maelström sonore, l'on admirera, imprimés par le maestro nippon décidément très inspiré, non seulement la limpidité des textures, la science des plans sonores, le sens de la couleur et du crescendo (par exemple, celui sur l'ultime et long accord conclusif de l'oeuvre mené de main de maître), mais encore l'incisive noirceur rythmique des trois intermezzos Turangalila, d'un pénétrant hiératisme quasi varésien, au fil des sections dévolues aux seules percussions. Cette vision énergique, tour à tout tragique et jubilatoire, n'empêche nullement çà et là, l'épanchement sensuel ou l'intimiste onirisme des séquences les plus chambristes.

Le , bien plus triste voici quelques mois, à la fin du mandat assez chahuté de Stéphane Denève, répond avec enthousiasme et discipline aux énormes exigences de leur chef face à l'imposante partition. Certes, l'on sent à la conclusion de cette odyssée un peu de fatigue (les cinq trompettes au fil du final), ou ailleurs, l'auditeur attentif pointera l'une ou l'autre minime distraction individuelle sans réelle gravité. La petite harmonie apparait très en verve (impossible de ne pas évoquer les délicieuses clarinettes énonçant le thème-fleur), le quatuor de cors rutilant, les cuivres graves autoritaires, au fil des énoncés répétés du thème-statue. Tout le pupitre de percussions (onze exécutants !) – méritoirement ovationné lors des rappels – imprime sa marque d'une souveraine assurance, tant coloriste que rythmique ou dynamique. Le tapis de cordes peut s'avérer au fil de l'œuvre aussi acéré que soyeux ou sensuel, mais les pupitres graves semblent parfois un peu acoustiquement noyés dans la « masse » des grand tutti. Reprochons à l'intendance de l'orchestre – qui, certes a en ces temps de crise, déjà visiblement engagé pas mal de musiciens supplémentaires – de ne pas respecter tout à fait le cahier des charges imposé par Messiaen… douze altos contre quatorze prévus, dix violoncelles ce soir et non douze, huit contrebasses et non dix… soit un total soixante cordes à peine contre la septantaine exigée (et souvent très divisée). L'équilibre global finit par quelque peu s'en ressentir lors des fortissimi les plus térébrants et dans une grande salle telle Henry Le Boeuf.

C'est là notre seule et mince réserve – face à une réussite par ailleurs exemplaire et oh combien jubilatoire célébrant la rencontre musicale au pinacle de Kazushi Ono et de « sa » nouvelle phalange bruxelloise : un mandat qui s'annonce, décidément, bien passionnant.

Crédits photographiques : Steven Nilsson
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Bruxelles. Bozar. Salle Henry Le Boeuf. 4-V-2023 : Olivier Messiaen 1908-1992) : Turangalîla-symphonie, pour piano, ondes Martenot et orchestre. Jan Michiels, piano ; Cynthia Millar, ondes Martenotn. Brussels Philharmonic, direction : Kazushi Ono

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