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Le carnet brun de Richard Wagner ou le chaînon manquant

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Le Carnet brun: Journal intime (1865 -1882). Richard Wagner. Gallimard. 384 pages. 23,50€. Mars 2023

 

La vie de n'est pas un roman, mais plutôt une épopée. La première publication en langue française, dirigée par Nicolas Crapanne et son équipe, vient de faire paraître chez Gallimard « Le Carnet brun, le Journal intime du compositeur (1865–1882) ».

Le cahier en question, relié de cuir marron, fut offert en 1865 à Wagner par Cosima avant l'une de leurs séparations. Il ne fut publié en allemand qu'en 1975. C'est le dernier volet d'une œuvre spectaculaire à l'instar de L'Anneau du Nibelung (16 heures de musique) qui est celle de la propre vie du compositeur. La structure de ce journal intime suit la vie intérieure de l'artiste. Il ne s'agit pas d'une Comédie humaine à la Balzac ni de la Recherche du temps perdu de Proust, mais du déroulement des épisodes vécus qui sont à l'origine de l'œuvre musicale et dramatique du compositeur qui clamait en 1852 : « Vivre vraiment, c'est posséder la plénitude [. . .] l'art n'est autre chose que l'aveu de notre impuissance. » Comme dans toute œuvre littéraire, maintes coïncidences, des contradictions ou des
circonstances ressemblantes à d'autres ressortent de ce texte, presque comme des leitmotivs.

En 1864 commence une nouvelle vie pour Wagner. En effet, il ne s'agit pas de son échec parisien de Tannhäuser, mais de la fin de la composition de Tristan qui signifie aussi la fin de son amour impossible pour Mathilde Wesendonck, désignée par lui-même dans une lettre à Eliza Wille comme son « seul et unique amour ». Il venait de rencontrer à Venise ses amis de Zurich pour retrouver Mathilde réconciliée avec son mari Otto, fidèle soutien d'un Wagner en quête d'absolu. Alors, le musicien entame une nouvelle voie pour monter son Everest sentimental avec la fille de Franz Liszt, Cosima, mal mariée à Hans von Bülow. Et celle-ci va réécrire toute la vie de Wagner comme nous le verrons plus loin.

Autre circonstance, au bout de sa corde, Wagner rencontre Louis II, roi de Bavière,
épris de sa musique, qui exige la présence du compositeur à Munich pour monter une
première de Tristan entre autres choses. Le ménage à trois avec le couple von Bülow défraie la chronique en faisant scandale à la cour. Après deux naissances imputées à Wagner, la petite famille fuit, sans Bülow, vers la Suisse, à Lucerne, où Louis II finance leur nouveau logis à Triebschen. Mais le père, Liszt, ne lâche pas sa fille de gaîté de cœur et l'emmène en Hongrie, ce qui nous permet de lire sous forme de rubrique dans Le Carnet brun la prose de Wagner à sa seconde femme. Autre coïncidence, en l'absence de Cosima, Richard lui écrit ces lettres qui ressemblent beaucoup à celles du Journal de Venise envoyé jadis à Mathilde, comme un plagiat de lui-même, avec les mêmes interjections, les vœux solennels et les promesses sans lendemain. Mais cette fois, Wagner exprime sa loyauté sur un ton plus théâtral. Après avoir déclaré son amour éternel à sa nouvelle épouse et prononcé le serment attendu : « Tu es la seule Isolde, » ( le Journal de Cosima), un petit retour sur l'œuvre lyrique de Wagner et sa filiation avec la légende celte est éclairant.

Rempli de l'idéal de l'amour courtois à l'époque de la rédaction du poème de Tristan,
Wagner connaissait le doublage de l'héroïne Isolde chez Béroul et Chrétien de Troyes. Selon la légende, Isolde-la-Blonde, princesse d'Irlande, était celle promise au roi Marke de Cornouailles. Celui-ci eut vent de l'amour entre Tristan, son neveu, avec sa promise et voulut les surprendre en flagrant délit. Mais découvrant les amants séparés par une épée, il congédie Tristan et épouse Isolde, l'amour courtois oblige. Tristan se retire et en épouse une autre nommée Isolde-aux-blanches-mains. De retour de la bataille, mourant sur sa couche, il demande à sa femme de faire venir Isolde-la-Blonde car celle-ci est la seule à posséder les remèdes qui peuvent guérir sa blessure. De plus, le mourant demande qu'elle fasse hisser une voile blanche sur son navire pour qu'il puisse le savoir avant de mourir. Mais à l'apparition de la nef d'Isolde sur la mer, la seconde femme de Tristan, rongée par la jalousie et la rancune, lui dit qu'il bat pavillon noir. Ainsi meurt-il avant l'arrivée d'Isolde-la-Blonde, premier et « unique » amour du héros.

On pardonne les demi-vérités, la mauvaise foi et les hypocrisies successives à un génie
débordant d'une musique sublime, mais ce qui doit être dit et ne le fut que si peu¹, est que dans cette série non-télévisée, la falsification de documents, la censure et la destruction de lettres brûlées par la seconde femme Cosima et sa fille ont permis l'édification du mythe de Wagner, mythe qui lui a porté tant de tort jusqu'à l'heure actuelle.

Reste que cette édition française du Carnet brun, du Portefeuille rouge, un mémorandum, et les Annales de la vie de est un exploit. La publication de ses essais, de ses esquisses et des poèmes, en plus d'ébauches musicales et littéraires dans un
français clair et élégant, aident à comprendre en profondeur la plume d'un Wagner tourmenté et génial. Avec ce travail, par ses notes et commentaires, Nicolas Crapanne a réussi à nous présenter un véritable « chaînon manquant » qui devrait continuer à éclairer l'histoire de la musique. A quand les lettres (non censurées) de Wagner.

¹ Le Rêve d'Isolde, de Judith Cabaud, Ed. Actes Sud, 1990, pp. 272-275.

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Le Carnet brun: Journal intime (1865 -1882). Richard Wagner. Gallimard. 384 pages. 23,50€. Mars 2023

 
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