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Montpellier. Opéra Comédie. 19-IV-2023. Christoph Willibald Gluck (1714-1787) : Iphigénie en Tauride, tragédie lyrique en quatre actes sur un livret de Nicolas-François Guillard. Mise en scène et costumes: Rafael R. Villalobos. Décors : Emmanuele Sinisi. Lumières : Felipe Ramos. Avec : Vannina Santoni, soprano (Iphigénie) ; Jean-Sébastien Bou, baryton (Oreste) ; Va lentin Thill, ténor (Pylade) ; Armando Noguerra, baryton (Thoas) ; Jean-Philippe Elleouet-Molina, baryton (Un Scythe) ; Laurent Sérou, baryton (Le Ministre du Sanctuaire) ; Louise Floor, soprano (Diane / Première Prêtresse) ; Alexandra Dauphin, mezzo-soprano, Deuxième Prêtresse ; Dominika Gajdzis, mezzo-soprano (Une Femme grecque). Chœur Opéra national Montpellier Occitanie (Chef de chœur : Noëlle Gény), Orchestre national Montpellier Occitanie, direction musicale: Pierre Dumoussaud
Un intrigant Barbier… une audacieuse Tosca… L'Opéra de Montpellier invite une troisième fois le jeune metteur en scène espagnol pour une Iphigénie en Tauride élevée en figure de proue d'un monde en guerre.
L'Histoire a départagé les rivaux de la querelle entre les Gluckistes et les Piccinistes (1774-1779), héritée de la querelle des Bouffons (1752-1754), avec le triomphe aux points de l'Iphigénie de Gluck sur celle de Piccini. A l'instar du public de l'Opéra de Paris qui, en 1779, a fait le succès d'Iphigénie en Tauride, celui de l'Opéra de Montpellier a salué chaleureusement la nouvelle production de Rafael R. Villalobos. On ne peut pas prétendre pour autant que l'œuvre soit d'un abord aisé. La première audition de cet opéra donne même l'impression que le compositeur donne tout dans sa fabuleuse tempête introductive. Des auditions répétées sont nécessaires pour que surgissent progressivement les nombreuses beautés d'une tragédie qui nécessite de surcroît de solides pré-requis en mythologie grecque.
Car enfin, qu'est venue faire dans cette galère masculine, dans cette Tauride peuplée d'hommes assoiffés de sang humain, « où le geste est vil et la parole brutale », cette jeune femme au verbe châtié et aux sentiments nobles ? Avant le lever de rideau, il est conseillé de remonter à la matrice : La Guerre de Troie. Le livret de Nicolas-François Guillard vient du théâtre d'Euripide qui rapporta, quatre siècles avant Jésus Christ, le destin d'Iphigénie, lui consacrant même deux volets (comme Gluck) : Iphigénie au Aulide, Iphigénie en Tauride. Iphigénie, fille d'Agamemnon et de Clytemnestre, géniteurs de la fratrie la plus haute en couleurs des Atrides. Ils ont tous inspiré des opéras, dont l'évocation s'avère bien commode pour rassembler la chronologie des faits au moment où le rideau se lève.
En pédagogue, Rafael R. Villalobos emmène donc d'abord son public au théâtre. Le décor d'Emanuele Sinisi est celui d'une salle de spectacle vue depuis la scène, dont le dispositif bi-frontal place vrais et faux spectateurs face à face, ces derniers applaudissant au ralenti la fin de la tragédie d'Euripide : un Agamemnon de théâtre vient d'annoncer le sacrifice de leur fille Iphigénie à une Clytemnestre au port très Irène Papas, tandis que tournoie désespérément une fillette en tutu noir empruntée au monde d'Olivier Py. Par un effet de tuilage, les saluts de la pièce sont interrompus par l'allegro tempetuoso de l'opéra, utilisé par le metteur en scène comme par le chef d'orchestre en arme de destruction massive. Après la houle orchestrale et les grenades lancées par le rajout d'un arsenal percussif, les faux pendrillons gagnent les cintres : on peut alors mesurer l'ampleur des dégâts à la vision d'un plafond soufflé par l'explosion, d'un lustre tombé à terre. Un cadre de scène dont la complète beauté révélée après cette offensive orchestrale et scénique d'une ampleur wagnérienne est hélas réservée aux seuls spectateurs du parterre, les autres étant privés de ce qui en fait la singularité : laissant pénétrer des coulures de fumigènes, le toit du théâtre fracassé, béant sur l'horreur de la guerre.
Car c'est bien de guerre dont il est question. Une guerre moins éloignée de Troie que la facture contemporaine du décor pourrait le laisser supposer. Le programme de salle ne fait pas mystère de celle dont il est question, qui reproduit l'image du théâtre de Marioupol en ruines. Rafael R. Villalobos nous apprend que l'antique Tauride est l'actuelle Crimée : hommes en treillis, tentatives de viol, sacrifices humains, revolver passant de main en main… sont l'ordinaire, non de la seule guerre qui sévit en Ukraine depuis février 2022, mais aussi de toutes celles dont les hommes parasitent leur propre existence à coups de destins broyés, et de prétextes divins. Gluck ne se doutait pas lorsqu'il cédait à la fascination de son temps pour les sujets mythologiques, combien sa malheureuse Iphigénie allait encore, en ce printemps 2023, prétendre servir d'étendard à la réconciliation.
Le combat fait rage à l'extérieur comme à l'intérieur. Sur scène comme dans la fosse. Est-ce le contexte guerrier invoqué ? Avait-on oublié que l'on jouerait à l'Opéra Comédie et non au Corum ? Metteur en scène et chef ont poussé le potentiomètre à fond. Chauffé à blanc par Pierre Dumoussaud, l'Orchestre national Montpellier Occitanie avance comme une armée en marche : bien qu'éloigné de l'authenticité révélée par des récents enregistrements (Minkowski en tête), c'est assez galvanisant et pour beaucoup dans la réaction chaleureuse du public. Les solistes se lâchent aussi, non sans quelques blessures de guerre : le Thoas d'Armando Noguerra, tout en noirceur et en force (avec d'étranges couleurs sur les voyelles), entraîne dans son sillage l'excellent chanteur qu'est Jean-Sébastien Bou, qu'on n'a encore jamais entendu aussi systématiquement survolté. Chanté couché, Le calme rentre dans mon cœur peine à rentrer aussi dans la ligne de chant. Le chœur masculin est puissant mais brutal. Même la seconde prêtresse d'Alexandra Dauphin, peut-être tentée par la parité vocale, élargit inutilement la voix. Le chœur féminin n'a plus qu'à céder à la tentation viriliste : au moment où sa voix se joint à celle de l'héroïne sur l'ineffable Ô malheureuse Iphigénie, on pense que la sonorisation a été activée. Heureusement le très beau Pylade de Valentin Thill apporte un peu de sensibilité dans ce monde de brutes après que le pourtant épisodique Scythe incarné par Jean- Philippe Elleouet-Molina aura tenté en vain de rétablir la balance sonore. L'Iphigénie de Vannina Santoni, plus mesurée, apparaît d'abord tendue, en-deçà des fantômes d'illustres devancières au timbre plus crémeux. S'échauffant au fil de la représentation, enfin épanouie, elle donne, au IV, un Non, cet affreux devoir, d'une mesure pleine et entière. La brève et délicieuse intervention finale de la Femme grecque, voit sa grâce ternie par le sabir surprenant de Dominika Gajdzis. La Diane de Louise Floor, d'une noblesse gluckienne bienvenue, ramène à la raison ce blockhaus de décibels.
Le spectacle, à partir de son concept fort, s'avère progressivement avare de visions aussi fortes que celles des Euménides revues en clones de Clytemnestre à l'Acte II. Plus sage en tous cas que ce à quoi un avertissement à l'adresse des âmes sensibles, sur le site de l'Opéra, pouvait laisser supposer. L'Acte III, quitte le théâtre des opérations pour la perspective mémorielle d'un tunnel vert (la couleur maudite des plateaux) faisant revivre une soirée chez les Agamemnon. Villalobos fait se mettre à table (au sens propre) la dysfonctionnelle famille : les enfants mangent sagement leur soupe jusqu'à ce que la soupière révèle son contenu sanglant, que Clytmnestre occise son mari, qu'Oreste se réfugie sous la table (comme le petit Pasolini de Tosca?), le tout joué derrière un voile assez pudique. Le programme donne à espérer une descente céleste de Diane sur un lustre qui a retrouvé sa place d'antan : en lieu et place, la Grande Prêtresse, coutumière des « Déesses ex machina », se contente d'entrer et de ressortir en fond de plateau par les deux portes indiquant « Exit ». Sous le costume d'aujourd'hui (chemise à carreau et pantalon ajusté pour l'héroïne), la direction d'acteurs est presque hiératique : la seule liaison sentimentale d'une œuvre surtout attachée à solder un héritage familial, celle d'Oreste et Pylade, s'exprime au moyen d'une gestuelle presque convenue qui étonne de la part d'un metteur en scène qui n'avait, jusque là, pas eu froid aux yeux. Une Iphigénie en Tauride en deçà des attentes donc, qui n'est pas sans soulever au final quelques interrogations quant à l'éventuelle auto-censure d'un artiste que l'on veut croire indifférent à la très regrettable défection du couple Alagna pour la reprise de sa Tosca pasolinienne, et que l'on aimerait suivre dans notre époque tentée par la prudence et la demi-mesure en tout.
Crédits photographiques : © Marc Ginot
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Montpellier. Opéra Comédie. 19-IV-2023. Christoph Willibald Gluck (1714-1787) : Iphigénie en Tauride, tragédie lyrique en quatre actes sur un livret de Nicolas-François Guillard. Mise en scène et costumes: Rafael R. Villalobos. Décors : Emmanuele Sinisi. Lumières : Felipe Ramos. Avec : Vannina Santoni, soprano (Iphigénie) ; Jean-Sébastien Bou, baryton (Oreste) ; Va lentin Thill, ténor (Pylade) ; Armando Noguerra, baryton (Thoas) ; Jean-Philippe Elleouet-Molina, baryton (Un Scythe) ; Laurent Sérou, baryton (Le Ministre du Sanctuaire) ; Louise Floor, soprano (Diane / Première Prêtresse) ; Alexandra Dauphin, mezzo-soprano, Deuxième Prêtresse ; Dominika Gajdzis, mezzo-soprano (Une Femme grecque). Chœur Opéra national Montpellier Occitanie (Chef de chœur : Noëlle Gény), Orchestre national Montpellier Occitanie, direction musicale: Pierre Dumoussaud