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L’art de la fugue de Bach, un chef-d’œuvre énigmatique

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Considéré comme la dernière œuvre de , l'Art de la Fugue occupe bien sûr une place tout à fait particulière. De nombreux mystères planent encore sur cette composition, dont quelques aspects particuliers et cachés de la personnalité du compositeur s'y trouvent révélés.

L'Art de la Fugue, le dernier cycle musical de Bach ?

Lorsqu'on étudie la genèse de L'Art de la Fugue, on remarque que Bach travaille à cette œuvre dès 1740 et en termine une première version en 1745, tout en poursuivant son travail afin de rajouter de nouveaux contrepoints et ce, jusqu'à sa mort en 1750. Une deuxième version est publiée un an environ après la mort de Bach, incluant deux fugues et deux canons supplémentaires par rapport à la première version de 1745. Il s'agit d'une édition mais qui est bâclée et éditée à la hâte : elle comporte de nombreuses erreurs notamment dans le classement des contrepoints. C'est qui préside à cette édition dans laquelle il inclut la fameuse Fugue inachevée à trois sujets. Pour compenser le fait de l'inachèvement de ce dernier contrepoint, les éditeurs rajoutent un choral du cantor : « Devant ton trône, je vais comparaitre » qui parait étranger à l'ensemble, bien que l'idée en soit judicieuse. Présenté ainsi, L'Art de la Fugue apparait comme la dernière composition, sorte de testament musical.

Les inspirations de L'Art de la Fugue

Cette composition immense est l'apogée de l'écriture du cantor et l'un des sommets absolus de la musique occidentale. Cette œuvre a inspiré de nombreux compositeurs mais il est intéressant de la considérer comme une œuvre charnière entre le monde musical d'avant et celui d'après. Bach est l'aboutissement d'une longue chaine dont on retrouve certains maillons révélateurs. Plusieurs compositeurs dès la Renaissance ont suivi le même chemin : Giovanni da Palestrina et ses Messes en imitation, et sa série de Capricci, avec ses 12 fugues et Caprices, Jean-Henry d'Anglebert, etc. Parti d'une simple imitation de voix, le discours évolue, s'élabore jusqu'au Ricercare et à la Canzona pour aboutir à la fugue. Bach arrive dans l'histoire de la musique où la fugue a pris une forme bien élaborée et qu'il va cultiver vers ses derniers retranchements jusqu'à la fin de sa vie. Il libère l'écriture de cette forme en fonction du thème même qui le guide pour sa construction, jamais deux fois de la même manière. La structure est savante et représente l'apogée du genre. C'est ce qui inspira de nombreux compositeurs à sa suite et en particulier à l'époque romantique. Les maîtres allemands, en particulier, réservent une place de choix à la fugue dans leurs compositions, en général dans la dernière partie comme pour résumer l'essentiel d'une œuvre. Les exemples sont nombreux chez Schumann, Liszt ou Brahms.

Le choix de Bach pour le thème musical de l'œuvre

Les contrepoints de L'Art de la Fugue sont basés sur un thème unique en mineur qui semble évoquer une mélodie de choral. Il se rapproche du choral « Wir glauben all an einen Gott » (Nous croyons tous en un seul Dieu). Tout au long des contrepoints, Bach va présenter le thème sous diverses formes rythmiques modifiées ou renversées, comme si la partition était vue dans un miroir. Ainsi fait, le thème se rapproche étrangement d'un autre choral : « Aus tiefer Not schrei'ich zu dir » (Du fond de ma détresse je crie vers toi). Ces deux titres de chorals pourraient résumer en partie une des principales inspirations du maitre et nous aider à mieux cerner le sens profond de l'ensemble.

Arrivé au terme de sa vie, Bach songe peut-être inconsciemment à exprimer le sens même de sa pensée au travers d'une composition qui sera la dernière. Il choisit sa forme préférée, la fugue, qu'il pousse jusque dans ses derniers retranchements : il commence le recueil par quatre fugues simples puis, peu à peu, il introduit des paramètres plus complexes tels la strette, l'augmentation et la diminution, une structure double ou triple pour chaque fugue, la technique du miroir et de l'inversion… Tout ceci amène à penser combien la démarche est scientifique où les mathématiques occupent une place centrale. Tout ceci au final pourrait être parfait dans la forme mais incroyablement ennuyeux et sans intérêt. Le génie de Bach fait que sur une base profondément savante et codifiée, il fait naitre de cela un discours profondément riche et humain. Il cite aussi parfois une intention musicale particulière comme dans la Fugue 6 intitulée « in stile francese » caractéristique avec ses rythmes pointés.

Quelques signes cachés

L'édition de 1751 porte le titre « Kunst der Fugue » (L'Art de la Fugue) qui n'est pas de Bach mais vraisemblablement de son gendre Johann Christoph Altnikol, qui dit-on, prit sous la dictée le dernier choral écrit par Bach « Vor deinen Thron tret'ich hermit », mais qui finalement existait déjà dans une première version écrite auparavant. L'édition propose les contrepoints sur quatre portées distinctes, une par voix. Ce procédé était courant et se retrouve dans d'autres corpus comme les Fiori Musicali de ou les Fugues et Caprices de . Bach compose également quatre Canons à deux voix venant s'interposer au sein des groupes de contrepoints à Quatre voix.

Ces Pièces d'apparence plus simple sont en fait de véritables joyaux d'écriture utilisant chacun un procédé distinct : Canons à l'octave, à la dixième, à la douzième et le dernier intitulé « per augmentanionem in contrario motu » où la première voix bénéficie d'une deuxième en canon, mais cette fois en mouvement contraire (notes vues dans un miroir) et en augmentation (doublement des valeurs de temps de chaque note). C'est évidemment le comble de la difficulté intellectuelle pour rendre agréable à l'oreille un discours d'une telle complexité d'écriture.

On connait la signature de Bach qui, si l'on place un chiffre sous chaque lettre du nom donne 2-1-3-8 = 14 et correspond également aux notes de la gamme en notation allemande : Si bémol-La-Do-Si bécarre. Le thème est célèbre et fut repris ultérieurement par de nombreux compositeurs. On verra plus loin l'utilisation de ce thème par Bach lui-même à la fin de la dernière fugue, mais les quatre notes « signature » se retrouvent cachées tout au long de l'œuvre dès la première fugue et il n'est pas impossible d'en découvrir encore de nouvelles au cours de la lecture approfondie du texte.

L'énigme de la dernière fugue

L'édition de 1751 fait figurer un contrepoint final particulier qui est une triple fugue à partir d'un nouveau sujet évoquant cependant le grand thème initial de L'Art de la Fugue. Le musicologue Gustav Nottebohm montra en 1880 que les trois thèmes successifs puis simultanés de cette fugue pouvaient se mêler facilement avec le thème principal de l'œuvre entière. Cela montre de manière irréfutable la connivence de ce dernier contrepoint avec les autres fugues. Contrairement au reste de l'ouvrage, cette fugue est présentée sur deux portées avec un titre en italien « Fuga a tre soggetti ». La particularité de cette fugue est son inachèvement après que soit apparu le troisième sujet composé sur les notes B.A.C.H. (Si bémol-La-Do-Si bécarre).

La page manuscrite suscite divers questionnements dont une inscription qui mentionne : « Sur cette fugue où le nom de BACH est utilisé en contre-sujet, est mort l'auteur ». On rapporte en général que c'est qui aurait écrit cet avertissement. Cette phrase parle de contre-sujet alors qu'il s'agit d'un sujet à part entière cela parait une curieuse erreur de la part d'un musicien tel que le fils de Bach. De plus, en observant la feuille de musique, on aperçoit un défaut dans les portées tracées à l'avance au bas de la feuille, comme si l'auteur savait qu'il n'écrirait pas la totalité de la page. avait déjà écrit des triples fugues dont la plus célèbre est celle qui termine la Messe luthérienne pour orgue BWV 552. Le Père, le Fils et l'Esprit y sont évoqués et on pourrait imaginer pareille évocation pour la présente fugue, remplaçant la dernière partie par l'Homme (Bach). On sait la part importante qu'occupe la numérologie dans l'œuvre du cantor et elle prend une place importante ici et nous aide à mieux comprendre le dessein de Bach. Il est à noter aussi que c'est la première et la dernière fois que Bach écrit son nom en musique de manière explicite comme sujet de fugue.

Bach et le nombre

2-1-3-8 (14) sont les chiffres correspondants aux lettres B.A.C.H. La dernière fugue porte le numéro 14 et comporte 238 mesures plus 1 mesure inachevée. On retrouve ainsi les 4 chiffres marquant du nom de Bach. De plus on constate que la dernière mesure (238) est identique à celle de la moitié de la pièce (119). Le nom de Bach apparait dès la mesure 41 (renversement de 14) qui en fait se déduit aussi en écrivant J.S.B.A.C.H. (41). La troisième partie de la fugue utilisant le sujet signature comporte 14 entrées du thème. Le thème de la 2° partie de la fugue comporte 41 notes. Enfin, cette pièce comporte dans son ensemble 239 mesures (2+3+9 =14). On peut ainsi réfléchir au fait que cela ne tient par du pur hasard et qu'une intention sous-jacente est bien réelle. Bach nous livre ici diverses énigmes croisées.

L'inachèvement de la fugue semble voulu, calculé à l'avance. Pourquoi une telle intention ? Bach est à la fin de sa vie et déjà malade du diabète ce qui lui fait perdre la vue, dont l'état s'aggrave suite à deux opérations de la cataracte catastrophiques réalisées par John Taylor. Bach laisse alors un testament musical en mettant en scène sa propre mort par l'inachèvement de ce contrepoint à un endroit bien précis : celui où les trois thèmes sont mêlés, seulement sur quelques mesures, moment où lui est lié au Père et au Fils de manière très symbolique. La musique s'achève sur une ligne ascendante, qui appelle un après. Bach semble dire : « Ma vie s'arrête là mais vous, continuez … »

Le fait d'inclure le grand thème primitif rend possible une continuation de l'œuvre que de nombreux compositeurs ont tenté. On constate que c'est la seule fois chez Bach où l'on peut concevoir les 4 voix d'une fugue avec 4 thèmes mêlés simultanément. L'architecture de la pièce grâce à quelques calculs d'équilibre par rapport à d'autres contrepoints de l'œuvre, semble montrer que la partie manquante pourrait posséder environ 38 mesures. Les dernières mesures existantes de la fugue offrent une écriture tourmentée qui révèle une certaine angoisse. Est-ce la peur de la mort qui s'exprime ici ? Bach était très croyant et confiant grâce à une foi très encrée. Mais il restait un homme fragile devant l'idée de la mort. La phrase écrite à la fin attribuée au fils ne serait-elle pas de Johann Sebastian lui-même afin d'affirmer par des mots ce que suggère le texte musical ? Ce sont autant de questions que l'on peut se poser à l'étude de cette page de Bach, symboliquement la dernière.

Interpréter L'Art de la Fugue Aujourd'hui

Gustav Leonardt a longuement étudié l'œuvre pour conclure qu'elle est destinée au clavier et plus particulièrement au clavecin ou au clavicorde. Il en expose diverses raisons et il est probable que Bach lui-même utilisa ces instruments en première intention pour l'exécution des contrepoints. Bien sûr, de nos jours, ces fugues peuvent se jouer au piano et plus largement sur tous types d'instruments ou ensembles réunis en quatuor. L'Art de la Fugue se joue également beaucoup à l'orgue pour lequel cette œuvre convient tout particulièrement. L'avantage des sons tenus et la variété des timbres apportent une diversité et un attrait de l'écoute tout au long de l'œuvre. L'usage du pédalier semble être exclu, en tout cas de manière systématique, afin de préserver l'équilibre sonore des voix. Ces fugues sont en effet écrites différemment que celles dédiées à l'instrument à tuyaux.

L'achèvement de la dernière fugue du cycle offre à ce jour en discographie de nombreuses propositions, toutes différentes. Peut-être était-ce le vœux caché de Bach que tant de musiciens exhaussent de générations en générations ? Cependant, le fait d'arrêter net la musique telle que la partition la livre crée un silence d'une intensité assourdissante et d'une immense émotion.

L'éditeur voulu compenser ce manque en faisant figurer à la suite le choral « Vor deinen Thron » qui musicalement parlant, convient à merveille dans ce contexte et semble repris couramment de nos jours par les interprètes. Ainsi, tout comme d'autres grands chefs-d'œuvre de l'humanité souvent laissés inachevés, L'Art de la Fugue de Bach est l'image même du rêve en marche, tel que l'évoquait Wilhelm Furtwängler à la vue de sculptures non abouties de Michel-Ange.

Crédits photographiques : Statue de à Lepizig © Marcus Friedrich

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