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Le Ring risqué de Stefan Herheim

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Richard Wagner (1813-1883) : L’Anneau du Nibelung, opéra en un prologue et quatre journées sur un livret du compositeur. Mise en scène : Stefan Herheim. Décors : Silke Bauer, Stefan Herheim. Costumes : Uta Heiseke. Lumières : Ulrich Niepel. Avec: Derek Welton/Iain Paterson, basses-barytons (Wotan) ; Joel Allison, baryton (Donner) ; Thomas Lehman, baryton (Gunther) ; Attilio Glaser, ténor (Froh) ; Thomas Blondelle, ténor (Loge) ; Clay Hilley, ténor (Siegfried) ; Markus Brück/Jordan Shanahan, barytons (Alberich) ; Ya-Chung Huang, ténor (Mime) ; Andrew Harris, basse (Fasolt) ; Tobias Kehrer, basse (Hunding/Fafner) ; Annika Schlicht, mezzo-soprano (Fricka) ; Beth Taylor, mezzo-soprano (Schwertleite) ; Judit Kutasi, mezzo-soprano (Erda) ; Okka von der Damerau, mezzo-soprano (Waltraute 2) ; Simone Schröder, mezzo-soprano (Waltraute 1) ; Anna Lapkovskaja, mezzo-soprano (Première Norne/Flosshilde) ; Flurina Stucki, soprano (Freia/Helmwige) ; Antonia Ahyoung Kim, soprano (Ortlinde) ; Aile Asszonyi, soprano (Gutrune/Troisième Norne/Gerhilde) ; Valeriia Savinskaia, soprano (Woglinde 1) ; Meechot Marrero, soprano (Woglinde 2) ; Sebastian Scherer, soprano (Oiseau de la forêt) ; Arianna Manganello, mezzo-soprano (Wellgunde) ; Karis Tucker, mezzo-soprano (Deuxième Norne/ Rossweise) ; Brandon Jovanovich, ténor (Siegmund) ; Elisabeth Teige, soprano (Sieglinde) ; Nina Stemme, soprano (Brünnhilde) ; Ulrike Heltzel, mezzo-soprano (Siegrune) ; Anna Lapkovskaia, mezzo-soprano (Grimgerde) ; Albert Pesendorfer, basse (Hagen) ; Chœur (chef de chœur : Jeremy Bines) et Orchestre du Deutsche Oper, direction : Sir Donald Runnicles. Filmé par Götz Filenius. Enregistré en novembre 2021 au Deutsche Oper. Livrets bilingues (allemand/anglais) de 20 pages avec photos. Sous-titres : allemand, anglais, français, italien, japonais, coréen. Suppléments : Making Of (23:52), Interviews (7:20). 7 DVD Naxos. Durée : Das Rheingold (154:50) ; Die Walküre (231:13) ; Siegfried (241:11) ; Götterdämmerung (269:59)

 
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Il fallait remplacer le Ring de Götz Friedrich que le Deutsche Oper a représenté pendant plus de trente ans entre 1984 et 2017. Fallait-il pour autant immortaliser celui de , dont la dramaturgie débordante bute sans discontinuer sur des choix esthétiques plus que douteux ?

Il fallait être aveugle pour ne pas avoir repéré les quelques défauts qui mettaient déjà en surpoids le Parsifal qui fit les beaux jours du Festival de Bayreuth de 2008 à 2012, et qui dirigea vers le metteur en scène norvégien le regard des amateurs d'opéra du monde entier. L'ambitieuse lecture de l'Histoire allemande dont il accompagnait le parcours initiatique du Chaste Fol était déjà encombrée de figurants dirigés approximativement et de choix vestimentaires inféodés à une dramaturgie intraitable : un Klingsor en porte-jarretelles, un Parsifal d'un bon quintal en costume marin pour enfant… Même ses splendides Maîtres-chanteurs de 2013 pour Salzbourg auraient pu faire l'économie de l'ultime combat de coqs Sachs/Beckmesser devant un rideau déjà tombé. Un concept au forceps par-delà les aléas : voici le péché mignon que, quinze heures durant, confesse à son insu dans son Ring. Un Ring qui, en plus d'être délesté du luxe décoratif qu'affichaient ces deux célèbres productions, se voit en outre malmené par une pensée particulièrement nébuleuse.

Quid du but de ces fuyards à valises venant se réfugier sur une scène vide occupée par un piano dont surgiront les personnages, comme sont surgies les premières notes de la partition sous les doigts de Richard Wagner ? Jouer à La Tétralogie ? Se créer un nouveau mythe ? La raison de leur présence interroge en vain jusqu'à la fin : spectateurs ou acteurs d'un destin spécifique ? À la fin du Crépuscule, qui aura ramené tous ses voyageurs dans les murs familiers du Deutsche Oper, lorsque réapparaît le même piano, la même scène vide balayée par une technicienne de surface, on doute encore que les migrants de L'Or du Rhin ont choisi le bon passeur.

« Wagner a passé 25 ans en exil », « Tous les personnages du Ring cherchent à fuir leurs propres constats », « Où allons-nous ? » : ces explications de Herheim, pour judicieuses qu'elles soient, l'ont conduit à opter pour un décor aussi contraignant pour lui que peu gratifiant pour son spectateur. En 1976, les sacs de sable empilés par Klaus Michael Grüber sur la scène du Palais Garnier pour sa Walkyrie n'avaient pas séduit. Herheim ne craint pas davantage de disqualifier dans l'œuf l'ambition esthétique de son Ring, qu'en enfant gâté, il transforme en jeu de lego géant, intimant aux valises de ses migrants le soin d'édifier les rochers, les montagnes, les forêts, les intérieurs de la très voyageuse dramaturgie wagnérienne… Un visuel redoutable, que tempère à peine la sur-utilisation, pas toujours bien rendue par le filmage, de toiles ondulées naviguant entre le magique (l'orage de L'Or du Rhin) et l'encombrant (Le II de Siegfried, le III de La Walkyrie, le III du Crépuscule des dieux). Seconde option hasardeuse : l'appétence costumière pour les sous-vêtements. Chacun est régulièrement sommé de tomber le pantalon : les réfugiés de L'Or du Rhin sont les plus à plaindre, soumis à un impudique (mais prude) effeuillage jusqu'à la Descente à Niebelheim (soit la moitié du Prologue) et à la réitération de l'exploit (cette fois tous sexes confondus) au terme d'un Duo final de Siegfried à la direction d'acteurs fleurant l'amateurisme ! Sexe et pouvoir sont certes au cœur du Ring : il y a toutefois l'art et la manière.

Cela déploré, il est manifeste que Herheim est un travailleur acharné. « On ne peut pas dire à quel moment la réflexion sur l'œuvre a commencé et quand elle prendra fin », confie le metteur en scène qui avoue, et on le croit, ne vivre que pour l'opéra. Comme le Rhin son or, son Ring charrie pléthore d'idées passionnantes, à défaut d'être toujours bien réalisées. Feu est fait de tout bois, un bois qui ne craint pas la verdeur (la sexualité de Mime et de son protégé) voire une certaine vulgarité : le cor très phallique de Siegfried aura des choses à raconter, mais aussi les dragons priapiques et scatologiques de L'Or du Rhin, le coup de rein qui clôt le I de La Walkyrie… Chaque scène est réinventée : Fasolt offrant l'Anneau à Freia après l'échange d'un baiser passionné ; Brünnhilde découvrant son corps avant de draguer dans la foulée Siegmund sur L'Annonce de la Mort ; La Chevauchée, d'abord plaisant raout entre vierges et morts-vivants, puis tentative de viols collectifs ; le premier essai du Tarnhelm en sidérante évocation du nazisme ; la fin noirissime du I du Crépuscule avec une Brünnhilde confrontée à la fois à Siegfried et à Gunther ; la décapitation de Siegfried pendant la Marche funèbre… De très beaux enchaînements entre les trois premiers volets ou d'un acte à l'autre sont parfois contredits par un manque de suite dans les idées : le Tarnhelm est un casque nazi dans L'Or du Rhin, un masque de Joker à partir de Siegfried. Herheim s'exerce aussi au hors-piste façon Tcherniakov : dans La Walkyrie, il donne un fils à Sieglinde et Hunding au cours d'un premier acte beaucoup plus haletant qu'à l'accoutumée. L'idée la plus belle restant cependant celle du Réveil de Siegfried par Brünnhilde au Prologue du Crépuscule, à même de ravir aussi bien ceux qui poussent des cris effarouchés devant les baisers « non consentis » des contes de fées, que ceux qui déplorent cette nouvelle censure contemporaine. Toujours au plus près des notes, Herheim pratique le méta : on consulte la partition, on la serre amoureusement sur le cœur, on se met au piano (pièce-maîtresse omniprésente du décor) à certains moments stratégiques. Un diktat parfaitement assumé par les interprètes, qui a le mérite de rappeler que c'est de la musique que naît l'image, même si, à cet égard, la scène du Dragon, à la fois spectaculaire et ridicule, très emblématique du style Herheim, marque les limites du procédé.

La musique reste toutefois le plus grand motif de satisfaction de ce Ring. Le Deutsche Oper, qui a une longue réputation wagnérienne, ne faillit pas, sous la baguette de Donald Runnicles à la réputation de « Bayreuth d'hiver » qui l'accompagne depuis le début du XXᵉ siècle. La prise de son met magnifiquement en valeur les cordes somptueuses, les cuivres glorieux (leur « éclat d'or bruni », dixit Runnicles) de la glorieuse phalange maison. C'est un geste orchestral à la hauteur du mythe, à l'écoute des formats vocaux, comme en témoigne la lenteur extrême autorisée à la Waltraute immense d', une des nombreuses têtes de pont d'une distribution de haut niveau. Deux Wotan ne sont pas un handicap, celui juvénile et clair de Derek Welton passant en toute logique (20 ans plus tard) le relais à celui, plus mûr, bien qu'un peu nasal par endroits, de . Autour de lui vibrionne une bonne fratrie divine (, séduisant Froh ; , efficace Donner ; , délicieuse Freia ; Annicka Schlicht, autoritaire et amusante Fricka ; , imposante Erda). Filles du Rhin, Nornes et Walkyries ne déméritent pas. Le Loge de excelle par-delà le costume méphistophélique auquel les sabots de la dramaturgie l'ont condamné. Le choix de deux Alberich s'explique moins mais le premier () comme le second () incarnent le Mal à l'état pur au sein de la bande des méchants : s'empare de Fafner et de Hunding avec la brutalité qui convient, malgré des Wehwalt en off un peu limités tandis qu' émeut en Fasolt. Le Mime exceptionnel de Ya Chung-Huan est chargé à lui seul, en Wagner déporté, de venger toutes les victimes du nazisme. Le Hagen d', au départ en deçà d'une certaine tradition de noirceur, atteint à des sommets de terreur chez des Gibischungen très investis ( et Thomas Lehmann). Les jumeaux Wälsung sont crédibles, surtout dans cette configuration inédite qui transforme, face au très humain , l'ardente en Médée sous emprise sexuelle. Saluons pleinement le retour au choix initial de Wagner de confier l'Oiseau de la forêt à un garçon : même si ce dernier est aussi mal dirigé qu'une figuration et un chœur (ce dernier pourtant grandiose) semblant ignorer l'existence du mot ridicule, cela permet non seulement au garçon d'apparaître comme l'enfant que Siegfried fut, mais aussi à Brünnhilde d'être vraiment la première femme du héros. De format Schnorr von Carosfeld, est un Siegfried globalement infatigable : l'on enrage néanmoins devant la redoutable peau de bête dont la dramaturgie herheimienne s'est entêtée à l'affubler, surtout lorsqu'on a encore à l'oreille le credo d'Olivier Py relatif à la façon de mettre en valeur le corps des chanteurs lyriques. Toutes et tous semblent cependant semblent s'être conformés au rêve du metteur en scène, même dont la Brünnhilde, à tous égards, force une fois encore l'admiration.

« Mettre en scène le Ring, ça veut dire tenter d'en faire une synthèse et pareille démarche est condamnée à l'échec. » Humble ou faux-modeste, ne définit-il pas ainsi lui-même le sentiment mitigé qui ne manquera pas de partager tous les spectateurs de son Ring ? Un Ring qui, même s'il n'ennuie jamais, se rangera de lui-même derrière ceux, si l'on s'en tient aux parutions DVD, de Kupfer pour Bayreuth, de Freyer pour Mannheim, de Holten pour Copenhague, de Nemirova pour Francfort, et bien évidemment derrière celui de Patrice Chéreau, dont la grande intelligence dramaturgique s'accompagne, presque un demi-siècle après, d'une fascination esthétique qui semble décidément inaltérable.

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