La Biennale Boulez en plusieurs chapitres
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Paris. Phiharmonie. 12 et 13-IV-2023. Biennale Pierre Boulez
12-IV : Pierre Boulez (1925-2016) : Livre pour quatuor ; Quatuor Arditti.
13-IV : Pierre Boulez (1925-2016) : Douze Notations, pour piano ; Domaines, pour clarinette ; Improvisé – pour le Dr. K. Claude Debussy (1862-1918) : Sonate pour flûte, alto et harpe ; Peter Eötvös (né en 1944) : Psy, pour flûte, alto et harpe. Solistes de l’EIC : Emmanuelle Ophèle, flûte; Jérôme Comte, clarinette ; Hideki Nagano, piano ; Valeria Kafelnikov, harpe ; Odile Auboin, alto ; Eric-Maria Couturier, violoncelle.
Deux concerts invitant chef et interprètes d'exception (Barenboim-Argerich face au Quatuor Arditti) étaient programmés à la même heure en ouverture de la troisième édition de la Biennale Boulez à la Philharmonie de Paris. Le lendemain, place aux solistes de l'ensemble Intercontemporain.
Le choix est cornélien, entre le Quatuor Arditti proposant l'intégrale du Livre pour quatuor de Pierre Boulez, d'une part, et la Staatskapelle Berlin avec Daniel Barenboim et sa compatriote et amie Martha Argerich, d'autre part, qui met également à son programme le Livre pour cordes boulézien, la version pour orchestre du premier « chapitre » du Livre réalisée en 1968 par le compositeur.
Si la Grande salle affiche complet, le Studio n'en est pas moins fort bien rempli par les aficionados du quatuor à cordes et des Arditti toujours au sommet de leur art. Très rarement donné, le Livre pour quatuor est écrit de mars 1948 à juillet 1949 pour les « chapitres » I, II, III et V, et en 1959 pour le VI. C'est une partition de jeunesse d'un Boulez en pleine spéculation sérielle, travaillant la combinatoire rythmique et la cohérence de son langage dans le sillage de sa Deuxième Sonate pour piano. Les Arditti la jouent pour la première fois en 1985, au côté du compositeur qui la relie voire la retravaille avec eux. À cette date, le quatrième mouvement reste inachevé. À la demande pressante des Diotima, Boulez envisage d'achever ce work in progress (un livre dont les chapitres s'enrichissent des acquis des précédents) que les éditions Heugel ont publié en 1960 dans une version en cinq mouvements. Bon nombre d'indications/corrections (s'agissant des tempi notamment) sont de nouveau apportées en vue du concert des Bouffes du Nord de 2012 ; mais des problèmes de vue empêcheront Boulez de finaliser son projet. Le compositeur Philippe Manoury et le musicologue Jean-Louis Leleu, bouléziens de la première heure, s'y attellent en 2018, intégrant au Livre le mouvement IV « reconstruit » et resté inédit. C'est la version intégrale qui est entendue ce soir.
Le violoniste Ashot Sarkissjan, ancien membre de l'EIC qui maîtrise bien son français, prend la parole pour annoncer un changement d'ordre (sans doute suggéré par Boulez) dans les feuillets des deux premiers « chapitres » et une modification de durée (notée 42 minutes dans la notice de programme) qui dépasse maintenant l'heure de musique.
L'attention est immédiatement captée par la concentration du jeu, l'énergie et la précision du geste des quatre interprètes : accélérations rageuses, espace éclaté, variété de l'émission du son et enveloppe du timbre qui individualise chaque voix de la polyphonie. L'écriture invite à une écoute (très) active, constamment sollicitée par la mobilité de l'espace et la variation des propositions. Les musiciens vérifient leur accord dès la fin du premier feuillet (Ib moderato). L'invention est à l'œuvre dans le Vivo (Ia), avec cette attention au son, à son entretien et son grain, des éléments du solfège schaefférien auquel le jeune Boulez a déjà tendu l'oreille. Les lignes glissées dans l'aigu des registres apportent une touche sensuelle autant qu'inattendue qui reviendront dans le chapitre IV rejouant le feuillet Ia à l'envers. L'enjeu est d'épuiser toutes les propositions sonores engendrées à partir d'une donnée référentielle de départ : discontinuité, atomisation du matériau en mode pizziccato s'opposent aux notes tenues et trames sonores plus denses. La polyphonie toujours très articulée se mue parfois en Klangfarbenmelodie, ligne de couleurs dessinée par le jeu des quatre instruments en relais, comme chez Webern. Le troisième chapitre (Lent furtif/ Assez large/Assez vif-très mobile) est plus déclamatoire sous les archets des Arditti, ménageant quelques solos et duos qui allègent la texture et engendrent des moments de poésie presque lunaire. On apprécie chacun des gestes cadentiels qui referment les différents feuillets. « Lent mais mobile », note Boulez dans le V qui introduit le trémolo, apportant cette touche vibratile encore peu exploitée jusque là. Un souffle lyrique traverse ce court mouvement quand le sixième, reprenant le feuillet Ib à l'envers (rétrogradation), achève l'œuvre dans les registres clairs des instruments. Inédit et sans autre indication de vitesse, le IV est indéniablement le plus foisonnant des VI, le plus virtuose également, dont la polyphonie ciselée diversifie les coups d'archet (spiccato, gettato, con legno, sur le chevalet, etc.) et tend à généraliser le jeu en pizzicato.
La performance des Arditti est bluffante, donnant une vitalité extraordinaire et une sorte d'évidence à une écriture dont « l'effroyable difficulté » avait rendu, à une certaine époque, le compositeur septique quant à son exécution. Dans l'espace intime de la formation de chambre, le Livre pour quatuor désormais achevé sonne ce soir dans l'épure de ses lignes et l'extraordinaire richesse de ses sonorités.
Hommage et filiation
Sur le même plateau, le lendemain, ce sont les Solistes de l'EIC qui jouent Boulez au côté de son ainé Debussy – dont il a été, en tant que chef d'orchestre, l'un des meilleurs défenseurs de la musique – et de Peter Eötvös à qui il confie la direction de l'Ensemble Intercontemporain en 1978. Le programme s'est construit autour du trio pour flûte (Emmanuelle Ophèle), alto (Odile Auboin) et harpe (Valeria Kafelnikov), celui de la Sonate de Claude Debussy qui débute le concert. L'œuvre est du dernier Debussy (1915), dont l'alliage de timbres est inédit. Elle intègre un projet de « six sonates pour divers instruments » dont trois seulement verront le jour. Si l'esprit d'une musique très versatile où l'on passe d'un climat à l'autre est tangible, l'interprétation qu'en donne les trois solistes ne nous convainc pas pleinement. La fluidité du discours et ce rapport organique des sonorités que Debussy a recherché dans une conception visionnaire de la fusion des timbres peinent en effet à s'instaurer au sein du trio. Moins ambitieuse, Psy de Peter Eötvös est une courte pièce créée par les Solistes de l'EIC en 2002, avec, à cette date, Frédérique Cambreling à la harpe. Eötvös laisse aux interprètes le choix de l'instrumentarium : violoncelle ou alto, piano ou marimba basse ou cymbalum ou harpe… Loin du modèle debussyste donc, la pièce sonne comme une courte improvisation, douce et rêveuse à la fois.
Hideki Nagano rejoint dans la foulée son piano pour jouer les Douze notations d'un Boulez encore étudiant au Conservatoire de Paris (1945) qui investit le clavier comme espace d'exploration. Ce sont 12 miniatures de 12 meures chacune, avec les 12 sons de la gamme et autant de gestes qui les façonnent : jeu de résonance (9 et 12), espace éclaté (10), griffure rageuse (1), toccata vertigineuse (6). Rythmique (4) regarde vers Messiaen quand Doux et improvisé (5) fait entendre une musique errante sans lendemain. À son répertoire depuis de longues années, Nagano n'en fait qu'une bouchée!
Douze pupitres dessinant un arc de cercle ont été installés pour l'exécution de Domaines, une pièce originellement écrite pour clarinette seule à laquelle Boulez ajoute un ensemble instrumental au cours de la même année 1967. L'idée de parcours, préfigurant celui du Dialogue de l'ombre double, est à l'œuvre. À l'interprète de choisir l'ordre dans lequel il va jouer les six cahiers « originaux » puis les six cahiers « miroirs ». Comme dans le Livre pour quatuor, il s'agit d'épuiser à travers le jeu de la clarinette toutes les possibilités contenues dans un matériel de départ tout en mettant au défi l'interprète virtuose : traits rageurs, arabesques agiles, sauts de registres, rugosité des flatterzunge, fluctuation au quart de ton, richesse des multiphoniques, oscillations du trémolo qui n'arrive qu'en fin de parcours. Jérôme Comte est rompu à ce genre d'exercice périlleux (même si c'est la première fois que le clarinettiste joue l'œuvre en public) et l'on goûte avec gourmandise le tracé sinueux de sa sonorité racée.
On aurait aimé entendre l'une des Sonates pour piano du compositeur ou un Livre des Structures pour deux pianos… bref, une des œuvres phares de sa première période ; mais le concert coupe court, s'achevant, certes dans la bonne humeur, avec Improvisé – pour Dr. K., une vignette boulézienne de quatre minutes (1969-2005) écrite pour les quatre-vingts ans du Docteur Kalmus, directeur de la branche londonienne d'Universal Edition : un finale qui réunit les cinq Solistes auxquels s'est joint leur collègue violoncelliste Eric-Maria Couturier.
Crédit photographique : Quatuor Arditti © Astrid Karger ; Hideki Nagano © EIC
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