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Bastarda à La Monnaie : quatre opéras pour un enterrement

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Bruxelles. La Monnaie. 21 et 30-III-2023 et 2-IV-2023. Gaetano Donizetti (1797-1848). « Bastarda », spectacle basé sur les opéras Tudor, Elisabetta al castello di Kenilworth, Anna Bolena, Maria Stuarda, Roberto Devereux. Conception artistique, script et mise en scène : Olivier Fredj ; dialogues en anglais : Yann Apperry et Olivier Fredj. décors et lumières : Urs Schönebaum ; costumes : Petra Reinhardt ;vidéo : Sarah Deredinger ; chorégraphie : Avshalom Pollak ; dramaturgie : Marie Mergeay, collaboration artistique : Célilia Ligorio. Avec : Myrto Papatanasiu/Francesca Sassu : Elisabetta adulte ; Nehir Hasret/Hadley Dean Randerson : Elisabetta enfant ; Salome Jicia : Anna Bolena ; Lenneke Ruiten : Maria Stuarda ; Rafaella Lupinacci : Giovanna Seymour/Sara Valantina Mastrangelo : Amelia Robsart ; Luca Tittoto : Enrico ; Enea Scala : Leicester ; Sergey Romanovsky : Roberto Devereux ; David Hansen : Smeton ; Gavan Ring : Cecil ; Bruno Taddia : Nottingham ; compagnie de danse Avshalom Pollak ; Choeurs de la Monnaie, chef de choeur : Giulio Magnanini ; Orchestre symphonique de la Monnaie, direction : Francesco Lanzillotta

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À Bruxelles, La Monnaie a frappé un grand coup avec deux soirées « Bastarda », adaptation théâtrale totalisante des quatre opéras « Tudor » de : une réussite majeure de la maison bruxelloise sous l'ère De Caluwe, tant sur le plan dramatique ou visuel que musical.

Le projet Bastarda – conceptuel, scriptural et scénique – d' se veut transversal eu égard aux quatre opéras « Tudor » de Donizetti et recentre l'action sur la vie privée ou sentimentale présumée et l'action politique d'Elisabeth I d'Angleterre.

Ce spectacle total (de près de six heures !) est réparti en deux soirées que l'on peut voir de manière assez indépendante l'une de l'autre (un court synopsis scénique, visuel et narratif retrace au début de la seconde partie les temps forts de l'action du premier « épisode »), narrant l'ascension et la chute de la Reine Vierge, vécues telles les noces de son personnage avec la fonction royale : « pour le meilleur et pour le pire »- pour la première partie, « jusqu ‘à ce que la mort nous sépare » – pour la seconde.

Devant la touffeur des quatre livrets – et aussi devant la complexité de l'Histoire d'Angleterre – a été abandonnée toute idée de représentation linéaire des œuvres, pour laisser place à un savant mélange d'imagination et de documentation et de plus grande efficacité dramatique, avec son cortège de flash-back historiques, de collisions temporelles, voire d'apparitions fantomatiques ou oniriques. Le nouveau script alterne de grands pans de partitions musicales avec des interventions théâtrales – dans la langue de Shakespeare – menées principalement par trois des personnages secondaires mutés en narrateurs et commentateurs. Ceux-ci délimitent l'action historique, interpellent les protagonistes du drame, ou prennent à témoin le public – leur indiquant jusqu'à l'imminence du prochain entracte ou la clôture du spectacle, à la manière de conteurs ! Once upon a time… Ils sont acteurs à part entière tout en tenant leurs propres rôles opératiques (chantant – et fort bien – leurs airs), et jouent les maîtres de cérémonie, affublés en permanence de costumes sombres, de smokings ou des insignes distinctifs ad hoc : Cecil, campé par l'irréprochable ténor irlandais , incarne la voix de la raison et se limite aux éléments factuels. Smeton, au-delà de sa figure de musicien courtisan, est le reflet des émotions, incarné par le très vibrant et très inattendu – dans ce répertoire – contre-ténor , enfin Nottingham, représente surtout le théâtre –et ses références à Marlowe ou Shakespeare- par ses attributs vertueux et accessoires matériels, magnifiquement assumé par .

Les partitions ont été retissées en conséquence avec un grand soin, dans le soucis dune évidence éloquence opératique, par et réaménagées moyennant la composition de quelques brefs intermèdes originaux directement déduits de l'œuvre donizettienne, soit épisodiquement conçus daavantage dans un style plus contemporain. Parfois, par la similitude des situations dramatiques et des tessitures utilisées, une même ligne vocale sera partagée par des personnages provenant d'ouvrages différents, sans le moindre sentiment de discontinuité, une fois admis le principe de la « fable » et de la reconstruction de cet opéra « imaginaire». Le chef et « arrangeur » italien dirige avec une précision millimétrée, une autorité naturelle et une ferveur incandescente ces deux spectacles à la tête d'un orchestre de la Monnaie aussi souple que musicalement concerné.

Bastarda ! Telle est l'insulte dont Maria Stuarda affuble la Reine Elisabeth, à la fin de la première partie, au moment d'être jetée en prison –pour y rester dix-neuf ans avant une exécution capitale. Cet épithète prend tout son sens au-delà du poignant contexte historique (l'illégitimité de l'enfant étant très sujette à caution) mais surtout elle renvoie même à la conception de ce spectacle, à la fois opératique et théâtral, à la fois historique et reconstitué et interroge aussi sur la place, fatalement « bâtarde » du public d'aujourd'hui : celui-ci porte un regard contemporain à la fois sur l'Histoire avec un grand H et sa recréation à l'ère du belcanto romantique.

Les décors d', souvent sombres, sous les feux de splendides éclairages et de vertigineux effets de miroir renvoient par leur dispositif tant au circulaire Théâtre du Globe shakespearien qu'aux salles d'apparats d'obscurs châteaux, aux ténèbres des geôles ou aux fastes obscurs de l'abbaye de Westmisnter à l'heure du couronnement. Mais c'est tout l‘espace de la maison d'opéra qui sera sollicité : cursives, coulisses, loges royales, parterre, étages, voix d'accès à la salle, sont autant d'éléments d'un très vaste decorum envisagé dans sa globalité résonnante. Les foyers d'entracte – que gagne le public aux sons d'arrangements préenregistrés des extraits des opéras représentés – sont même décorés de portraits photographiques des principaux protagonistes, réalisés par la vidéaste , dont par ailleurs le travail en direct contrepointe efficacement et superbement une action rondement menée.

La costumière Petra Reinhardt joue sur différents registres : il s'agit initialement d'un grand coup de chapeau à l'opéra « en costumes » pour les protagonistes historiques, tous flanqués de somptueuses tenues, inspirées des peintures d'époques ; mais pour représenter le peuple ou les courtisans, c'est l'imagination contemporaine – et sans la moindre rupture stylistique – qui l'emporte, affublant notamment tous ces remarquables danseurs de la compagnie , lesquels dynamisent par leur pantomime désarticulée mais finement intégrée au spectacle les chœurs très bien défendus par les forces locales préparées par Giulio Magnanini.

Personnage à part entière d'Elisabette al castello di Kenilworth, de Maria Stuarda ou de Roberto Devereux, la (future) souveraine n'est que suggérée dans Anna Bolena. Mais c'est précisément, pour Fredj, au cours de cette enfance malheureuse, que se noue le drame intérieur, avec l'exécution sommaire pour haute trahison de sa mère Ann Boleyn, et donc la perte de toute juvénile innocence. Musicalement l'air d'Anna, le célèbre Al dolce guidami castel natio servira de gimmick à travers les deux soirées, moyennant quelques aménagements – parfois quelques bribes seulement au celesta – comme souvenir nostalgique d'une époque heureuse où toutes les virtualités alternatives demeuraient possibles. Mais surtout, l'idée assez géniale de cette mise en scène est d'avoir dédoublé le personnage royal : la prima donna opératique sera quasi toujours flanquée de sa « réplique » enfant, rôle uniquement parlé et incarné au fil des distributions et des soirées par deux magnifiques comédiennes adolescentes ( et ) dont les grimages et costumes évoluent au fil du temps, copies rigoureuses en miniature de l'apparat royal : toujours au fil de ses décisions politiques de l'âge adulte se réveille, se rebelle ainsi la petite fille profondément meurtrie par le destin et trahie à la fois par un père barbare ou un premier amour inconstant (Leicester) ou un favori félon (Devereux). Pour leur incarnation opératique, le rôle écrasant de la souveraine est partagée – dans son intégralité – par deux imminentes interprètes toutefois assez différentes dans leurs options d'incarnation. Myrto Papatanasiu – que nous n'avons vue finalement que dans Bastarda II- mise beaucoup sur l'expressivité vocale et un abattage scénique aussi soufflant qu'irrésistible, même si l'aigu de la tessiture est à l'occasion un peu durement projeté…mais celle-ci relevait de maladie et avait été remplacée pour la première de Bastarda 1 par , impeccable dans toute cette première session. Dans Bastarda 2, la jeune soprano italienne demeure peut-être plus classique et mesurée dans son approche musicale, veillant d'avantage à la conduite des lignes qu'à la pure action théâtrale, et donc n'a sans doute pas le côté incendiaire irrépressible de sa collègue dans la scène de mort finale, mais sans non plus sombrer dans la placidité, une fois déparée de ses atours et débarrassée de ses fards.

Le reste de la distribution est assez irréprochable et au meilleur niveau. La soprano géorgienne , assidue de la scène bruxelloise incarne avec son élégance coutumière et son souci de la juste expression, une émouvante Anna Bolena très ambivalente tour à tour suave et victime, à la fois tendre dans l'évocation du bonheur qui fuit et violente devant la machination injuste qui l'accable. La Maria Stuarda de , autre habituée de la Monnaie, n'est pas en reste. Par son timbre plus corsé, notamment dans le grave de la tessiture, et par son jeu théâtral optimal, elle incarne une idéale souveraine d'Écosse, toujours rebelle et vaillante malgré l'acharnement du sort. Ses interventions prophétiques sont glaçantes de vérité dramatique. n'apparaît que brièvement dans le premier volet de ce diptyque, en Amelia Robsart, personnage du plus «rossinien» Elisabetta al castello di Kenilworth, – elle est l'épouse secrète Leicester. Sa tessiture très homogène, ses aigus fruités, son inné sens de la phrase font de son long air Tutto temer potea (donné depuis le parterre au milieu du public et loin de la fosse ou de la scène !) un des grand temps forts de ce double spectacle. La mezzo soprano italienne Rafaella Lupinacci joue à la fois Giovanna Seymour (dans les extraits d'Anna Boleyna) et en miroir, Sara, l'amante discrète (et enceinte) de Robert Devereux …les deux personnages ainsi incarnés se répondent et se complètent : au rôle de potiche factuelle royale répond l'ardente amoureuse suivante d'Elisabeth. C'est d'ailleurs plus dans ce dernier registre qu'elle fait mouche, à la fois par une vaillance vocale, une grande souplesse dans les passages de registres et par un réel talent de tragédienne très habitée.

Côté masculin, en Leicester remporte tous les suffrages, à la fois par son timbre d'airain, sa présence scénique de jeune premier, sa vocalité virtuose, et la totale maitrise stylistique de ce(s) rôle(s) éprouvant(s) : il incarne à merveille un Leicester ambigu, mi-héros, mi-traître, piégé par sa propre inconstance et ses mensonges, grâce à une superbe ductilité vocale doublée d'une grande intelligence de l'incarnation. en Roberto Devereux ne démérite certes pas, mais campe un succédané de Leicester, en véritable sosie de son tuteur. Il se révèle peut-être à dessein un peu plus pâle que son aîné, du point de vue la fluidité et de la vaillance vocale ou sur le strict plan de l'aisance scénique, en ultime favori de la « Gloriana » vieillie. Citons enfin la hiératique basse de Luca Titotto, imposant par sa stature, mais en Enrico (Henry WIII) insensible et rigoriste manquant peut-être un peu de rondeur et de noblesse dans la tessiture grave malgré un timbre d'une belle richesse.

Le public – à ses heures protagoniste de l'action théâtrale, car invité à se lever tant lors du couronnement de la Reine que de son annonce mortuaire – réserve un triomphe mérité (forcément une standing ovation…) à ce spectacle assez inclassable, dont la richesse d'invention visuelle théâtrale et musicale nécessiterait sans doute plusieurs visions pour en saisir toutes les subtilités d'articulation et de réalisation, prodigieuses mises en abyme tant de l'Histoire collective que de nos mémoires individuelles, et de ce passé pas toujours glorieux toujours d'une brûlante actualité.

Crédits photographiques : © Simon Van Rompay

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