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Lyon. Opéra. 21-III-2023. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Les Noces de Figaro, opéra en 4 actes sur un livret de Lorenzo Da Ponte. Mise en scène : Eugen Jebeleanu. Décor : Cosmin Florea, basé sur les maquettes de Magda Willi. Costumes : Cosmin Florea. Lumières : Carsten, Sander. Vidéo : Benjamin Krieg. Avec : Elbenita Kajtazi, soprano (Suzanne) ; Gordon Bintner, baryton (Figaro) ; John Chest, baryton (le Comte Almaviva) ; Mandy Fredrich, soprano (La Comtesse Almaviva) ; Thandiswa Mpongwana, mezzo-soprano (Chérubin) ; Piotr Micinski, basse (Bartolo) ; Sophie Pondjiclis, mezzo-soprano (Marcellina) ; Giulia Scopelliti, soprano (Barbarina) ; Francesco Pittari, ténor (Basilio) ; Pete Thanapat, basse-baryton (Antonio) ; Robert Lewis, ténor (Don Curzio). Chœur (chef de chœur : Bendikt Kearns) et orchestre de l’Opéra de Lyon, direction musicale: Alexandre Bloch
Folles journées dans la Cité des Gaules et plus encore à l'Opéra de Lyon, empêché d'ouvrir les portes de son festival 2023 intitulé « Ouvrir les portes » (Les Noces de Figaro, Bluthaus et Le Château de Barbe-bleue). Closes pour les deux premières dates prévues, celles des Noces se sont enfin ouvertes au public pour la troisième, dans un climat particulièrement houleux, même intra-muros.
La bronca spectaculaire mêlée d'applaudissements qui a accueilli, au lever de rideau, la banderole « Métiers du spectacle mobilisés » brandie par l'équipe technique de l'Opéra, a bien failli compromettre la première représentation de ces nouvelles Noces de Figaro. Est-ce le « On peut aussi faire grève… » de la porte-parole du mouvement, systématiquement empêchée, qui a calmé les esprits en surchauffe ? Au bout d'un quart d'heure, le rideau s'est levé pour de vrai sur l'image d'une machiniste lançant le spectacle dont on a douté un instant qu'elle fût une idée du metteur en scène ou une volonté délibérée des manifestants d'infiltrer le chef-d'œuvre, d'autant que les costumes noirs d'une Suzanne en jean, d'un Figaro en salopette pouvaient eux aussi laisser penser que les héros de Mozart faisaient partie des machinistes. Vaine inquiétude, le noir s'avérant ensuite le code vestimentaire de ces Noces tant attendues.
On s'était réjoui des débuts annoncés d'Olivier Assayas à l'opéra. Rares sont les réalisateurs doués pour les deux disciplines : Visconti, en son temps, nous dit-on… Aujourd'hui Serebrennikov, Honoré… et puis qui ? Klapisch bientôt ? Pour Assayas, il faudra attendre, sa défection tardive en décembre dernier ayant contraint la maison lyonnaise à faire appel au metteur en scène roumain Eugen Jebeleanu. Si l'on excepte I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the sky de John Adams en 2020, ces Noces sont sa première mise en scène d'un grand opéra du répertoire. À sa décharge, on concédera qu'il est tout sauf aisé de circonscrire un travail personnel dans les décors d'un autre. À sa charge, on imputera à peu près tout le reste d'une soirée progressivement plombée par le flou de son propos.
Une note d'intention a priori ambitieuse, même si peu originale dans son allégeance aux problématiques du moment : « à partir du personnage de Chérubin requestionner les représentations du masculin et du féminin… l'exigence pour chacun de ne plus être assigné à une étiquette, à un code, à une norme supposée… les préoccupations essentielles liées à l'état de notre planète… ». A posteriori, la mise en scène de Jebeleanu n'affirme aucune visée particulière, hormis l'irruption de chiches reliefs émergés de son cahier des charges initial : Bartolo en jupe plissée marié à une Marcelline en pantalon, Basile et Bartolo enlacés pour quelques pas de danse sur le délectable passage qui interrompt vers sa fin le finale du II, Figaro qui embrasse la bouche du Comte… L'ambition affichée n'est pas traitée, Chérubin n'ayant pas davantage de présence ici que dans les mises en scène les plus sages. Et puis quelle trivialité saugrenue censée secouer le bourgeois ou faire s'esclaffer le peuple : le Comte forcé d'interpréter l'intégralité de Hai già vinta la causa muni d'une basquette de Suzanne, qu'on lui aura fait préalablement renifler (dur métier !) ou, sur la marche espagnole du III, les mouvements cadencés, très Fellini Casanova, de la caravane abritant les ébats des époux Bartolo !
Le décor ne séduit pas davantage : un même atelier flanqué de deux pièces attenantes (réserve à jardin, table de maquillage à cour) ouvert comme un moulin aux allées et venues de chacun au I, et même servant de chambre de la Comtesse au II après s'être ouvert en fond de scène sur le béton d'une façade d'appartements sous emprise télévisuelle. Dès le III on est entraîné dehors, dans des extérieurs pas davantage riants : entre caravane qui a beaucoup bourlingué et cabine téléphonique sur laquelle Suzanne grave (était-ce prévu ?) : En grève, autour d'un vieux matelas maculé de sang au sol, et salon de jardin en plastique, sous le regard d'une vidéo géante en fond de scène affichant en gros plan les visages désabusés déjà du quatuor-vedette. Une seul oasis de poésie : l'air de Barbarina sous une immense roue de fête foraine noyée dans la brume. Si ce visuel désolant n'est pas sans faire songer au terrible troisième acte du Tannhäuser de Tobias Kratzer, il s'en démarque absolument au plan dramaturgique. On se rappelle alors que l'on pleurait avec Kratzer tandis qu'on réalise que l'on s'est peu à peu désintéressé du sort des personnages en roue libre de Jebeleanu.
Ainsi l'excellent chanteur qu'est John Chest se laisse aller en plus d'un endroit à un « surchant » vocal qui nuit au style de son interprétation du Comte. Gordon Bintner, bien que semblant doté des moyens adéquats, accuse en Figaro la même propension à l'effet. La Comtesse de Mandy Fredrich, pas davantage aidée par le propos, confirme dans Dove sono des tensions déjà perceptibles dans Porgi amor, avant de s'épanouir dans une belle intervention finale. Sont-ce là dégâts collatéraux du projet initial de Jebeleanu qui souhaitait en sus inviter ses interprètes à « rechercher le lien intime qui les relie aux personnages … porter, sur le plateau, une part de ce qu'ils sont, en même temps que leur propre vision de la pièce et de la société, d'exprimer en quelque sorte leur propre manifeste artistique » ? Dans cette perspective, louable si elle ne servait de cache-misère à une pensée défaillante ou démissionnaire, le Chérubin plutôt viril et très bien chantant de Thandiswa Mpongwana ne nous en dit pas davantage que la Suzanne d'Elbenita Kajtazi, vedette de la soirée, toutes deux vocalement conforme à la tradition. Traditionnelle aussi la Barbarina joliment fruitée de Giulia Scopelliti, le Don Curzio puissant de Robert Lewis (parfaitement audible dans la délectable conclusion du Sextuor), la Marcelline de Sophie Pondjiclis et le Bartolo de Piotr Micinski restant quant à eux quelque peu brossés à l'emporte-pièce. Dans un tel contexte on ne regrette pas l'absence de Il capro e la capretta ni de In quelli anni même si ce dernier air aurait permis de mieux appréhender le Basile de Francesco Pittari. L'Orchestre de l'Opéra affiche son aisance dès l'invraisemblable foisonnement des lignes de l'Ouverture. Le chœur ne manque pas de s'imposer dans la portion congrue offerte par l'œuvre. La direction d'Alexandre Bloch emporte tout par son énergie, et sa volonté de faire entendre la modernité intacte de la science mozartienne, le choix du piano forte apportant une vie intense aux récitatifs.
Ces nouvelles Noces auront néanmoins le pouvoir de sceller celles des anciens et des modernes mais pas là où on l'entend généralement : assez contre-productif, son prosaïsme scénique brandi en manifeste ne manquera pas de conduire l'amateur d'opéra le plus avide de nouveauté à raviver sa mémoire pleine de souvenirs, et notamment celui d'une certaine tradition qui, même lestée de robes à paniers, de perruques poudrées, de l'or des palais, savait déborder de sens tout en respectant la lettre et l'esprit. Oui, davantage que dans ces Noces de Jebeleanu, qui pourtant fait déchirer le cliché du Comte en tenue XVIIIe dès le premier acte, soufflait dans les Noces de Strehler, qui envoyait valser partitions et mobilier à la fin du troisième, un esprit révolutionnaire autrement contemporain.
Crédits photographiques : © Jean-Louis Fernandez
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Lyon. Opéra. 21-III-2023. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Les Noces de Figaro, opéra en 4 actes sur un livret de Lorenzo Da Ponte. Mise en scène : Eugen Jebeleanu. Décor : Cosmin Florea, basé sur les maquettes de Magda Willi. Costumes : Cosmin Florea. Lumières : Carsten, Sander. Vidéo : Benjamin Krieg. Avec : Elbenita Kajtazi, soprano (Suzanne) ; Gordon Bintner, baryton (Figaro) ; John Chest, baryton (le Comte Almaviva) ; Mandy Fredrich, soprano (La Comtesse Almaviva) ; Thandiswa Mpongwana, mezzo-soprano (Chérubin) ; Piotr Micinski, basse (Bartolo) ; Sophie Pondjiclis, mezzo-soprano (Marcellina) ; Giulia Scopelliti, soprano (Barbarina) ; Francesco Pittari, ténor (Basilio) ; Pete Thanapat, basse-baryton (Antonio) ; Robert Lewis, ténor (Don Curzio). Chœur (chef de chœur : Bendikt Kearns) et orchestre de l’Opéra de Lyon, direction musicale: Alexandre Bloch