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La Guerre et la paix, le grand souffle de l’Histoire par Vladimir Jurowski

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München. Nationaltheater. 18-III-2023. Sergei Prokofiev (1891-1953) : La Guerre et la Paix, opéra en deux parties d’après le roman de Tolstoi. Mise en scène, décor : Dmitri Tcherniakov ; costumes : Elena Zaytseva. Avec Andrei Zhilikhovsky (Andrei) ; Olga Kulchynska (Natacha) ; Alexandra Yangel (Sonia) ; Violeta Urmana (Maria Akhrossimova), Olga Guryakova (Peronskaia/Marchande), Mischa Schelomianski (Comte Rostov), Arsen Soghomonyan (Pierre Bezukhov), Victoria Karkacheva (Hélène), Bekhzod Davronov (Kuragin), Christina Bock (Marie), Sergei Leiferkus (Prince Bolkonski/Matveiev), Dmitry Ulyanov (Kutuzov), Tómas Tómasson (Napoléon)… Chœur de l’Opéra national de Bavière ; Orchestre national de Bavière ; direction : Vladimir Jurowski

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Plaçant le drame dans le contexte de la guerre en Ukraine, reste en marge des enjeux actuels de l'œuvre.

1812, 1869, 1941, 2022 : Borodino, publication par Tolstoï de son magistral roman historique, invasion de la Russie stalinienne par l'Allemagne nazie, invasion de l'Ukraine par la Russie poutinienne. Rarement une soirée d'opéra aura autant porté le poids de l'histoire : initialement annoncée comme une représentation scrupuleusement intégrale de l'opéra de Prokofiev, le spectacle mis en scène par n'en est pas sorti indemne. Le choix qui a été fait est éminemment contestable : alors que la première partie est laissée telle quelle, la seconde, la guerre donc, a été au contraire sévèrement coupée – il reste malgré tout 3 h 20 de musique, mais tenter d'expurger l'œuvre de ses aspects les plus problématiques est-il le meilleur choix ? Bien sûr, la sainte figure du grand Koutouzov ne dissimule pas très bien l'éloge sous-jacent d'un autre maréchal, aussi nommé le petit père des peuples, mais n'était-ce pas là, précisément, dans le contexte actuel, ce qu'il fallait montrer, cette exaltation d'un peuple héroïque transcendant les classes, ce culte du leader surhumain, cette fabrique du mythe fondateur du totalitarisme ? Ce ne sont certes pas les idées de Tolstoï et certainement pas les convictions profondes de Prokofiev, mais c'est bien ce que dit l'œuvre : il aurait été plus courageux de se confronter avec les problèmes qu'elle pose plutôt que de tenter de la corriger.

Cette importante réserve faite, le spectacle présenté par l'Opéra de Bavière a tout pour marquer longtemps les esprits, surtout pour l'interprétation musicale. La mise en scène de place toute l'action dans un décor uni, reproduisant la salle des colonnes d'un ancien palais princier de Moscou devenu maison de la noblesse pendant la période tsariste, puis maison des syndicats à l'époque soviétique : un bâtiment prestigieux donc, mais aussi un lieu chargé d'histoire et d'ambiguïté, où les dépouilles de Lénine et Staline ont été exposées, mais où les plus grands musiciens russes se sont produits – les portraits des dirigeants soviétiques et ceux de Tchaïkovski, Prokofiev et Chostakovitch sont présentés dans la seconde partie.

Dans ce vaste espace, Tcherniakov ne met en scène ni apparatchiks d'autrefois, ni oligarques d'aujourd'hui, mais un groupe d'abord indistinct de réfugiés sommairement installés en total contraste avec le lieu qui les accueille – ce qui se passerait si la Russie subissait ce qu'elle fait subir à l'Ukraine. Dans la première partie, toute cette petite société en costumes dépareillés semble faire tout ce qu'elle peut pour maintenir l'apparence d'une vie normale. Vu du parterre, cette multiplicité est un peu confuse, elle l'est certainement moins des balcons d'où on peut mieux voir la profondeur de la scène ; on peut toujours apercevoir le jeu des personnages principaux, et on sait que Dmitri Tcherniakov est un habile directeur d'acteurs, mais la surcharge visuelle nuit parfois à la lisibilité de l'ensemble. Qui plus est, si la mise en contexte de l'ensemble est pertinent, on ne voit pas très bien quelle serait la perspective du metteur en scène sur les personnages et leur histoire, qu'il raconte efficacement (cette Hélène dansante et vulgaire, ce Kouraguine en jeune homme à la mode, cette touchante princesse Marie…), mais sans beaucoup de point de vue.

La deuxième partie, la guerre donc, maintient la donnée de base, celle d'une foule victime collective des violences du monde extérieur, et à ce stade on a déjà plus que compris ce que le metteur en scène voulait dire ; pour introduire un peu de variété, tenter de rompre la monotonie qui s'installe, Tcherniakov recourt à un de ses péchés mignons, le jeu en quelque sorte thérapeutique : on ne voit donc pas la bataille de Borodino, on voit les hôtes involontaires de la salle des colonnes jouer à reproduire la bataille. Cela anime la scène, mais sans véritablement lui donner son sens. Le plus intéressant est dans la manière dont Tcherniakov oppose les deux leaders opposés : , qui souffre naturellement des lourdes coupures dans son rôle, campe un Koutouzov débonnaire, avec une petite moustache tombante qui rappelle de très loin celle de Staline ; il se couche à la fin de l'opéra dans un décor floral, comme s'embaumant lui-même dans un mausolée qui montre combien il n'est qu'une figure de proue artificielle. Il laisse la vedette à , Napoléon grotesque très éloigné de l'image pieuse de nos napoléonolâtres réactionnaires, aussi brillant par la voix que par le jeu. On aurait pourtant aimé une réflexion plus profonde – et très tolstoienne – sur le sens de l'histoire qui fait que les victimes d'hier (la Russie agressée par Napoléon) deviennent les bourreaux d'aujourd'hui, cycle infernal de violence que la comédie ne suffit pas à éclairer.

est un vrai chef d'opéra. Non seulement il maîtrise tous les aspects de cette partition hors norme, mais il n'est pas de ceux qui se posent en défenseurs de la partition face à une équipe scénique forcément destructrice et anti-musicale. Bien au contraire, ici comme ailleurs, il est un vrai partenaire pour le metteur en scène et il n'y a pas de doute qu'il adhère au spectacle tel qu'il est. Sa direction a un souffle extraordinaire, mais elle ne renonce jamais à l'humain et à l'émotion des personnages, tout en mettant les voix en valeur : une vraie leçon de théâtre lyrique.

Sous sa direction, c'est d'abord le haut niveau d'ensemble de la distribution qui impressionne. Retrouver ainsi dans deux petits rôles , avec son invraisemblable renard autour du cou, elle qui avait marqué le public parisien par sa Natacha ardente dans la production parisienne de Francesca Zambello (entre 1999 et 2005), voix solide et présence scénique forte, est particulièrement émouvant ; elle dialogue notamment avec dans le rôle de la marraine de Natacha, et rend le prince Bolkonski désagréable à souhait. Dans la jeune génération, (Marie) ou Alexandra Yangel (Sonia) donnent beaucoup de présence à leurs personnages ; chez les protagonistes, (Natacha) n'a pas tout à fait l'élan juvénile irrésistible de la jeune , mais son personnage est particulièrement émouvant, et elle forme un beau duo avec Andrei Zhilikhovsky, qui manque un peu de personnalité mais chante avec goût et précision ; donne à Pierre Bezoukhov une couleur sombre qui en fait un personnage plus introverti que maladroit.

Au cours de ses deux premières saisons, n'aura pas connu que des réussites : le naufrage des Troyens, un Così fan tutte en deçà des attentes, Marthaler ou Warlikowski loin de leurs meilleurs spectacles, cela fait beaucoup ; mais ce Guerre et Paix musicalement remarquable n'est pas, et de loin, la seule réussite de ce début de mandat, que l'on pense seulement aux Diables de Loudun récemment repris et désignés comme meilleur spectacle de l'année 2022 par le magazine Oper!, à l'admirable Bluthaus de Georg Friedrich Haas récemment repris à Lyon, ou à une enthousiasmante Renarde de Janáček par Barrie Kosky et Mirga Gražinytė-Tyla : tous ces succès incontestables concernent le répertoire moderne, il est vrai, et le grand public est en manque de grands classiques et le fait savoir, mais la voie étroite que suit Dorny a le grand mérite de ne pas s'accommoder d'un opéra-musée qui creuserait sa propre tombe à force de se replier sur son héritage.

Crédits photographiques : © Wilfried Hösl

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