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Max Reger, une œuvre puissamment originale par son creuset d’influences

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Le cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Max Reger est une bonne occasion de (re)découvrir, loin de certains poncifs et clichés, la vie modeste et le catalogue impressionnant de ce compositeur aussi prolifique qu’attachant, au-delà de leurs paradoxes tant personnels que stylistiques. Pour accéder au dossier complet : Max Reger, ce mal entendu

 

L'image de est, en dehors des territoires germaniques, souvent faussée par des préjugés et des erreurs de perspectives historiques.

Bien entendu, au sein d'une production aussi pléthorique, un tri est nécessaire, et on peut émettre parfois des réserves quant à certaines œuvres bien moins réussies voire énoncer des jugements de valeur tout personnels face à une production échappant à certaines sensibilités. Toutefois, Reger, au-delà des paradoxes et des contradictions, est avant tout dépositaire d'un mirifique héritage musical parfois multiséculaire, dont il synthétise les influences en toute liberté, au fil des meilleures œuvres de sa production.

Au commencement était le verbe : Johann Sebastian Bach

avait une admiration sans bornes pour Jean-Sébastien Bach. Cet héritage baroque est perceptible tant dans le schéma ou la carrure des danses stylisées évoquées, même dans une œuvre d'orchestre comme la Suite dans le style ancien opus 93. Mais à l'égal de son illustre aîné, et sans doute pour la première fois depuis plus d'un siècle dans cette conception musicale, il sollicite les instruments à cordes solistes sans accompagnement ou basse (onze ! sonates pour violon seul opus 42 et opus 91 outre les préludes et fugues isolés opus 117, trois suites pour violoncelle opus 131c, et autant pour alto opus 131d). Il est passionnant de juxtaposer, lors d'un programme de concert, une sonate pour violon seul de Reger avec une partita de Bach, ou de faire voisiner les suites pour violoncelle seul des deux maîtres !

Mais il faut aussi évoquer les monumentales fugues ponctuant tant les diptyques organistiques (préludes et fugues ou fantaisies et fugues, notamment sur… le motif «B.A.C.H » – si bémol, la do, si bécarre -, opus 46) ou une œuvre aussi colossale que l'introduction passacaille et fugue opus 127 que les grands cycles de variations sur des thèmes « empruntés » à d'autres maîtres, stimuli et moteurs de vastes fresques pianistiques (Bach opus 81, Beethoven opus 86, Telemann opus 134) ou orchestrales (Hiller opus 100, Mozart, opus 132)… Cette obsession de la fugue et du contrepoint, qu'il maniait sur d'énormes étendues comme personne, a nourri l'image d'un Herr professor académique d'une intarissable prolixité…Mais l'on oublie que Brahms dans ses variations sur un thème de Haendel (opus 24) ou de Haydn (opus 56) l'avait largement précédé dans cette direction.

Demeure aussi en filigrane la prégnance chez ce catholique fervent – et ce pour des raisons tant musicales que biographiques – du choral protestant comme source d'inspiration (et pas seulement au fil des sept fantaisies de choral pour orgue) lesquels chorals peuvent parfois innerver souterrainement certaines œuvres à vocations plus profanes, tel l'ouverture patriotique opus140 ou le Requiem opus 144b.

Le lourd héritage romantique à l'épreuve de la modernité

“Moi qui admire éperdument Jean-Sébastien Bach, Beethoven et Brahms, on prétend que je veux les détrôner. Pourtant, je ne chercher rien d'autre qu'à les prolonger en cultivant leur style.” ( en 1897). L'héritage romantique « ancestral » (grosso modo de Schubert dont il peut à l'occasion retrouver la pure simplicité mélodique à Brahms, le modèle revendiqué) est pleinement assumé tant dans les nombreux cycles de miniatures pour piano (notamment Aus meine tagebuch, recueil opus 82, regroupant en quatre livres trente-cinq miniatures musicales en guise de journal intime musical établi de 1904 à 1912) que dans ses innombrables et souvent sublimes lieder (près de deux cent cinquante !) ou encore au fil de ses très nombreuses sonates chambristes où le piano est un partenaire à parts égales de l'instrument soliste sollicité : les neuf pour violon et piano, jalonnant toute sa carrière, les quatre pour violoncelle et piano ou plus encore les trois pour clarinette et clavier sont impensables sans leurs précédents brahmsiens, malgré un langage harmonique de plus en plus hardi.

Car Reger est pleinement conscient de l'importance des acquis wagnériens et lisztiens en matière de leitmofiv et de leur traitement : le travail thématique, au sens dialectique beethovénien du terme est ainsi progressivement abandonné au fil du catalogue, pour un resserrement plus motivique, les architectures les plus vastes supposant une plus grande économie liminaire des moyens.

Il pratique de même une refonte totale de l'harmonie sur base d'un chromatisme ravageur, sous-entendant l'émancipation de la dissonance, et des enchaînements d'accords plus intuitifs, obéissant à une propre logique discursive, dans une échelle de valeurs des degrés de la gamme totalement repensée… C'est le cas au fil de l'édifiante fantaisie et fugue pour orgue opus 57, rebaptisée outre-Rhin, Inferno, en souvenir de la Divine Comédie de Dante : composée dès 1901, par son style Sturm und Drang et sa grande imprévisibilité harmonique, elle figure sans doute à la pointe de l'avant-garde au tournant du siècle.

On trouve l'écho de ce style éruptif mâtiné de « panchromatisme » au sein du terrifiant quintette avec piano opus 64, véritable « œuvre-limite » par l'accumulation des tensions dissonantes au fil du discours de l'éprouvant mouvement initial, rédigé au cours d'une période biographiquement tourmentée…

Dans le même ordre d'idées, la Sonate pour violon et piano opus 72 dite « des injures » constitue par son extrémisme un authentique pamphlet-réponse du compositeur à ses détracteurs les plus virulents : les notes (désignées, comme l'on sait par des lettres en terres germaniques) permettent de « crypter » les motifs du premier mouvement, désignant ainsi ses « ennemis jurés » : la-fa-fa-mi, désignent les… singes (A_F_F_E) et plus loin les… moutons sont évoqués par le second thème (Mi bémol-do-si-la-fa) (S_C_H_A_F)… Le maître était aussi capable d'humour un peu cynique ! Cet expressionnisme latent culminera dans le troisième Quatuor à cordes en ré mineur opus 74 (1903-1904) – l'un des plus ambitieux de toute la littérature pour la formation ne serait-ce que par ses dimensions exceptionnelles de plus de cinquante minutes, digne héritier des derniers quatuors beethovéniens, et sorte de trait d'union entre le méconnu quatuor d'Hugo Wolf de vingt ans antérieur, et le premier quatuor de Schoenberg, de peu postérieur, tous deux écrits dans la même tonalité !

Plus avant, ce volcanisme compositionnel hante le seul Trio à clavier « classique » opus 102, après un juvénile essai opus 2 pour piano, violon et alto, torturé mais passionnant, puissamment symphonique, ou le grandiose sextuor à cordes opus 118, opulent chef d'œuvre d'organisation formelle, savamment géré dans sa touffeur sur le plan sonore par une quasi « registration » organistique de l'effectif, culminant en un largo d'une portée réellement mystique, quasi brucknérienne, véritable « Prière avec le Bon Dieu », selon le compositeur.

La synthèse des deux tendances (la tradition brahmsienne versus le « modernisme » wagnérien) nous vaut aussi quelques singuliers chefs d'œuvre ( tels la courte Rhapsodie pour alto et orchestre opus 124 « an die Hoffnung », sur un texte d'Hölderlin, dans la descendance tant du Tristan wagnérien que du poignant opus 53 brahmsien) ou les trois chœurs a capella opus 110, ponctué par le poignant O tod, wie bitter bist du ! – oh Mort, que tu es amère-à cinq voix dans le prolongement des Motets opus 29 ou 73 de Brahms).

Cet amalgame de deux tendances a priori antinomiques est contemporain des processus compositionnels et esthétiques prônés par de la Seconde école de Vienne en ces premiers jours. Reger poussera à sa manière, plus avant et souvent très loin son exploration du total chromatique, dans des énoncés parfois très tortueux, pré-dodécaphoniques déployés au fil de certaines œuvres «tardives», tels le Quatuor à cordes n° 5 opus 121 ou l'ultime fantaisie et fugue pour orgue opus 135 b (pourtant dédiée à …Richard Strauss) deux opus procédant de véritables « séries » de dix ou onze sons énoncées dans un contexte tonal de plus en plus flou. Reger allait disparaître peu de temps après, mais qui sait, peut-être aurait-il franchi le seuil de l'atonalité s'il avait encore vécu quelques années.

Revers de la médaille, dans certaines (très) grandes formes, par cette dilution tonale contrecarrée par la rigidité des modèles architecturaux classiques, il manque ces profils thématiques aisément identifiables, cette clarté de l'articulation engluée dans les méandres d'une pensée contrapuntique ou harmonique aussi complexe que déroutante : le concerto pour piano opus 114 – placé pourtant dans l'héritage de la dialectique brahmsienne – et plus encore son devancier pour violon opus 101 – s'étalant sur près d'une heure – malgré la beauté insigne de bien des détails et des débuts de mouvements à chaque fois plus que prometteurs sombrent dans une certaine et indifférente grisaille et dans une sensible opacité du discours, oblitérés par les dimensions peu orthodoxes de chaque mouvement.

Dans le même ordre d'idée, malgré la rédaction de sa (seule) sinfonietta (opus 90) de cinquante minutes (!) et du formidable, lapidaire et bien plus fondamental Prologue à une tragédie opus 108, d'un minéral brucknérien, Reger ne pourra significativement mener formellement à bien deux grands projets de symphonie en plusieurs mouvements qu'il laissera ainsi en plan.


Une influence ponctuelle peu connue : la musique française et Debussy

Il faut aussi évoquer l'intérêt influent du maître bavarois pour la musique française, ce qui vaut des rencontres aussi surprenantes qu'inattendues : la Suite romantique opus 125, avec son orchestration fastueuse quoique réduite, son sens de la couleur, son lyrisme effusif et son recours par moment à la gamme par tons et à ses conséquents harmoniques se placent ouvertement dans un sillage quasi debussyste.

De même, la suite de quatre poèmes symphoniques inspirés par les tableaux du peintre suisse Arnold Böcklin opus 128, constitue une habile et inspirée synthèse symboliste entre impressionnisme français (l'ermite jouant du violon, ou dans le jeu des vagues, marine musicale derechef très debussyste d'allure et de titre), et expressionnisme plus germanique pour les deux derniers volets (l'île des morts glaçante de terreur objectale, là où Rachmaninov dans son œuvre éponyme, inspiré de la même série de tableaux, y placera ces propres obsessions macabres, et la Bacchanale finale, la plus trapue et sans doute la moins réussie des quatre plages). Sans être de véritables musiques à programme, ces pages abandonnent toute idée de forme préconçue, classique ou baroque, pour permettre un libre épanchement de l'expression, au plus près des tableaux évoqués malgré leur translation musicale. Richard Strauss ne s'y était pas trompé, en écrivant à son ami « Encore un pas dans cette direction, et vous serez parmi nous ! »… Pas décisif pour franchir le seuil que jamais Reger n'effectuera !

Le sourire éternel de l'Ange : Mozart

Il reste à évoquer enfin le salutaire et tout aussi inattendu éclairage presque « mozartien » qui nimbe quelques œuvres insignes d'une singulière et bienfaisante lumière : citons les deux premiers quatuors officiels (impasse faite sur un maladroit essai adolescent pour la formation, d'ailleurs non numéroté) de l'opus 54, très brefs pour un génie aussi « bavard », les deux « couples » de trios à cordes / sérénades pour flûte violon et alto, (opus 77 et 141), les variations sur un thème de… Mozart opus 132 (celui du mouvement liminaire de la sonate Alla Turca K.V 331) et enfin, le justement célèbre et ultime quintette avec clarinette opus 146, dernière œuvre achevée à peine deux mois avant sa mort inopinée, d'une limpidité et d'une aménité à la fois solaires et automnales, jouant aussi bien des irisations harmoniques aussi exquises qu'inattendues, que des superpositions rythmiques (au fil du scherzo) les plus savoureuses et d'un thème et variations d'une légèreté de touche diaphane, en guise d'inconscient adieu à la table de travail.

Ce style ultime, de la période d'Iéna, plus libre et singulièrement plus transparent, allège les ultimes partitions, profondément marquées tant par l'épisode de profonde dépression liée au délicat sevrage alcoolique, que par les meurtrissures patriotiques face à un conflit mondial s'éternisant et culmine avec les deux Requiem : l'un, expressionniste et patriotique, opus 145 b sur le texte de la messe des Morts catholique latine, projet grandiose sera significativement abandonné au mitan du Dies Irae (s'il avait été achevé, aurait occupé tout une soirée de concert, dédiée à la mémoire des soldats tombés au front) ; l'autre allemand et « protestant », fervent et intime, illustré derechef par l'utilisation de chorals luthériens, opus 144b et éloquemment couplé pour sa publication à der Einsieder (l'Ermite) sur un poème d'Eichedorff, opus 144 a, procède en sa section centrale de quelque éclat dramatique, mais par son climat de nuit paisible et de repos éternel, en guise de consolation d'un monde cruel, évoque les affres du grand saut vers l'inconnu, comme si Reger avait projeté, à son insu tout comme son frère d'âme Wolfgang, dans cette atmosphère apocalyptique de fin d'un monde, l'imminence de sa propre mort et composé anticipando son propre office funèbre .

Quelques sources biographiques et références bibliographiques en français

Assez boudées en France, la vie et l'œuvre de Max Reger n'ont fait pas fait pour l'instant l'objet de publications livresques monographiques générales. On se souviendra, voici un demi-siècle, de la passionnante publication – mais difficilement trouvable – signée par le regretté Paul-Gilbert Langevin, Max Reger, plaidoyer pour un centenaire, publiée en 1973 dans Scherzo et reprise par La Revue Musicale, dans la série Musiciens d'Europe, en 1986. publiée par Richard-Masse.

L'on se réfèrera pour quelques éléments biographiques à l'intéressante notice signée , biographe mahlérien bien connu, au sein de la première édition du dictionnaire Larousse de la Musique de 1982, et reprise telle quelle depuis.

Quelques études générales de l'œuvre, avec parfois une analyse succincte et accessible de certaines d'entre elles, sont disponibles dans la série bien connues des Guides de la Musique chez Fayard. On rendra hommage en particulier aux articles signés Harry Halbreich pour la musique de chambre et les œuvres chorales, Michel Roubinet pour l'œuvre d'orgue, ou Christian Goubault pour les lieder.

Néanmoins, dans le guide de la musique symphonique (que Fayard serait bien inspiré de refondre en une nouvelle édition), la rubrique signée par François-René Tranchefort accumule les poncifs et lieux communs et surtout des jugements de valeur d'un autre âge.

Voilà qui est bien maigre. Max Reger attend toujours un ouvrage de référence en langue française, alors que des études et ouvrages de « vulgarisation » au sens noble du terme sont couramment disponibles en anglais et, bien entendu, en allemand.

Crédits photographiques : Max Reger à l'orgue, et en 1914 © Images libres de droits

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