Vienne à Dublin : le splendide Chevalier à la rose de l’Irish National Opera
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Dublin. Bord Gáis Energy Theatre. 9-III-2023. Richard Strauss (1864-1949) : Der Rosenkavalier, opéra en 3 actes sur un livret de Hugo von Hofmannsthal. Mise en scène : Bruno Ravella. Décors et Costumes : Gary McCann. Lumières : Malcolm Rippeth. Avec : Celine Byrne, soprano (La Maréchale) ; Andreas Bauer Kanabas, basse (Baron Ochs de Lerchenau) ; Paula Murrihy, mezzo-soprano (Octavian) ; Samuel Dale Johnson, baryton (Monsieur de Faninal) ; Claudia Boyle, soprano (Sophie de Faninal) ; Rachel Croash, mezzo-soprano (Marianne Leitmetzerin) ; Peter van Hulle, ténor (Valzacchi) ; Carolyn Holt, soprano (Annina) ; David Howes, basse (un Commissaire de police) ; Michael Bell, ténor (le Majordome de la Maréchale) ; William Pearson, ténor (le Majordome de Faninal) ; Andrew Masterson, ténor (un Aubergiste) ; Mark Nathan, baryton (un Notaire) ; César Cortés, ténor (un Chanteur) ; Niam St John , soprano (une Modiste) ; Fearghal Curtis, ténor (un Éleveur d’animaux). Chœur (chef de chœur : Elaine Kelly) et Irish National Opera Orchestra, direction : Fergus Sheil
Et si Bruno Ravella était en train de rejoindre la liste des metteurs en scène les plus intéressants du moment ? Dans la lignée de ses magnifiques Werther (pour Nancy et Montpellier) et Stiffelio (pour Strasbourg et Dijon), son Chevalier à la rose pour Dublin transforme l'essai.
Le style Ravella c'est d'abord une affaire de décor. L'œil ne se lassait pas du classicisme subtilement décalé de ceux de Werther et Stiffelio. Celui de son Chevalier à la rose (conçu par Gary McCann) est si beau que le metteur en scène l'offre longuement au regard avant chacun des trois actes de la méga-comédie en musique de Richard Strauss. Le cadre de néon de son format « opérascopique » cerne chacun des lieux de l'action. Au I, la chambre de la Maréchale, dont ne subsiste de la tradition que d'immenses volutes chantilly en relief (l'une dessine une rose au plafond) sur un intérieur dont la couleur, uniment taupe, ripolinant l'ensemble du mobilier, lit à baldaquin compris, permet au camaïeu décomplexé des costumes (trois quarts contemporains, un quart d'époque) de se détacher avec une rare élégance. Au II, le luxe insensé de la demeure de Faninal après que la perspective a reculé, démultipliant portes et baies. Au III, tout aussi séduisant, l'auberge interlope qui va signer la chute du Baron Ochs, boîte à malices insérée de guingois dans le dispositif existant (le papier peint reproduit chichement les arabesques viennoises des actes précédents), dont le fond, s'affaissant au retour de la Maréchale, ressuscite le luxe des neiges d'antan.
Au Finale, Octavian et Sophie marchent lentement, non vers un contre-jour qui les aurait dissous, mais vers un lointain fait de lustres scintillants signifiant peut-être qu'on n'échappe pas à sa classe sociale : une conclusion que ne manque pas de railler le Page de la Maréchale, revu ici en Cupidon joufflu et dubitatif, aux antipodes de l'adorable vieillard déplumé de Barrie Kosky à Munich. C'est lui qui, surgissant et disparaissant d'une trappe, ouvre et referme ce spectacle d'une grande beauté que magnifient les feux d'un jeu d'orgues voluptueux : pour le solo du Ténor italien, vu comme une prémonition des crève-cœurs à venir, Ravella fige l'ensemble de son plateau autour de la Maréchale attirée comme une phalène vers la large baie latérale ouverte à cour, tandis que le rose s'impose. D'autres idées sont tout aussi bien venues comme la fin du II où Ochs se fantasme en Don Giovanni environné de femmes autour de Mariandel. Salle et plateau s'amusent de concert pendant la savoureuse mise en place orchestrale de la machination du III.
Laissant parfois la musique faire son sublime travail pendant les moments où l'émotion prime, Ravella détaille en revanche avec minutie la direction d'acteurs des scènes de pure comédie. Il trouve, pour ce faire, un assistant de choix en l'impayable Baron Ochs d'Andreas Bauer Kanabas, méconnaissable avec son visage dévoré de favoris roux particulièrement fournis, et son corps engoncé dans une garde-robe croquignolette ne rechignant pas au style écossais. De son entrée, où l'éléphant dans le magasin de porcelaine qu'il est se voit littéralement propulsé sur scène, à sa déconfiture finale, le chanteur est très à l'aise. La voix possède les abysses adéquates et ne gonfle jamais les effets. Bauer Kanabas s'impose face à un trio féminin, totalement irlandais, qui offre de grandes satisfactions, même si on peut rêver d'une Sophie à l'éther plus céleste que celle, efficace mais inhabituellement corsée, de Claudia Boyle, ou d'un Octavian à l'assise grave plus virile, Paula Murrihy s'avérant tout de même toujours bien chantante et très crédible dans le travesti mozartien ressuscité par Strauss. La Maréchale de Celine Byrne, un peu timorée d'entrée, s'épanouit progressivement jusqu'à une attaque du Trio final au legato souverain. Le Faninal de Samuel Dale Johnson passe particulièrement bien la rampe, la fosse du Bord Gáis Energy Theatre apparaissant par ailleurs d'un grand confort pour les chanteurs. Les deux intrigants (Carolyn Holt et Peter van Hulle) se glissent avec aisance dans les costumes blancs dessinés par la mise en scène. Le Ténor italien de César Cortés, ne sentant jamais l'effort, est épatant. Le reste de la pléthorique distribution où seule la vibrionnante Marianne de Rachel Croash s'avère un brin discrète vocalement, n'appelle que des éloges. Ce Chevalier à la rose, presque intégralement irlandais (Irish National Opera Orchestra, malgré quelques couacs qui ne sont que vétilles, dirigé avec vivacité et sens des effets par le fondateur de l'Irish National Opera, Fergus Sheil ; chœur galvanisant) constitue à lui seul une très belle vitrine de la maison.
On s'interroge néanmoins, comme à Avignon en ouverture de saison, sur la popularité d'une œuvre qui a longtemps fait salle comble et qui semble aujourd'hui peiner à rassembler une époque biberonnée à l'abondance d'images via une technologie privilégiant autant la vitesse d'accès que l'abandon soudain. Les trois heures dix du Chevalier à la rose (opéra parmi les plus intelligents du répertoire où l'on rit autant qu'on pleure) sembleraient-elles un Everest dorénavant redoutable ? Dublin a fait un triomphe, dès 1926, à la version cinématographique muette de Robert Wiene (dans un arrangement supervisé par le compositeur) au Grand Central Cinema, comme à la première irlandaise du chef-d'œuvre de Strauss en 1964 au Gaiety Theatre. Soixante ans après, en un temps où l'art de la mise en scène subit attaque sur attaque, Le Chevalier à la rose de l'esthète Bruno Ravella, éblouissante preuve de la puissance d'un art total quoi qu'on en dise aujourd'hui, possède en sus dans son jeu tous les atouts de la réconciliation entre anciens et modernes.
Crédits photographiques : © Patrick Redmond
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Dublin. Bord Gáis Energy Theatre. 9-III-2023. Richard Strauss (1864-1949) : Der Rosenkavalier, opéra en 3 actes sur un livret de Hugo von Hofmannsthal. Mise en scène : Bruno Ravella. Décors et Costumes : Gary McCann. Lumières : Malcolm Rippeth. Avec : Celine Byrne, soprano (La Maréchale) ; Andreas Bauer Kanabas, basse (Baron Ochs de Lerchenau) ; Paula Murrihy, mezzo-soprano (Octavian) ; Samuel Dale Johnson, baryton (Monsieur de Faninal) ; Claudia Boyle, soprano (Sophie de Faninal) ; Rachel Croash, mezzo-soprano (Marianne Leitmetzerin) ; Peter van Hulle, ténor (Valzacchi) ; Carolyn Holt, soprano (Annina) ; David Howes, basse (un Commissaire de police) ; Michael Bell, ténor (le Majordome de la Maréchale) ; William Pearson, ténor (le Majordome de Faninal) ; Andrew Masterson, ténor (un Aubergiste) ; Mark Nathan, baryton (un Notaire) ; César Cortés, ténor (un Chanteur) ; Niam St John , soprano (une Modiste) ; Fearghal Curtis, ténor (un Éleveur d’animaux). Chœur (chef de chœur : Elaine Kelly) et Irish National Opera Orchestra, direction : Fergus Sheil