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En ce début d'année à l'Opéra de Paris pour y diriger Lucia di Lammermoor de Donizetti, le jeune chef ouzbek Aziz Shokhakimov nous confie ses intuitions musicales et développe sa relation à la musique et aux orchestres, avec pour le moment une grande concentration dans son poste de directeur musical de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg.
ResMusica : Vous dirigez votre premier opera seria avec Lucia di Lammermoor à Paris, comment l'occasion s'est-elle présentée ?
Aziz Shokhakimov : C'est en effet mon premier opéra belcantiste. L'occasion ne s'était jamais présentée auparavant. Du répertoire italien, j'ai pu diriger plusieurs ouvrages de Verdi, dont Ballo in Maschera, ou Puccini avec Turandot, Madama Butterfly et Tosca, mais jamais de Donizetti ou Bellini. J'ai donc été surpris lorsque la direction de l'Opéra de Paris m'a proposé ce projet, sachant que beaucoup de chefs et plus particulièrement les chefs latins, bien plus habitués à ce répertoire, feraient ça très bien. Mais dans le même temps, j'ai vu non seulement l'attrait de venir diriger pour la première fois l'Orchestre de l'Opéra national de Paris, et aussi celui de devoir m'adapter à ce type de musique. Pour y arriver, il fallait forcément que je change quelque chose dans ma façon de diriger, afin de ressentir l'atmosphère spécifique de cette partition.
RM : Que recherchez-vous plus particulièrement à transmettre avec cet opéra et ce livret ?
AS : Cette musique à l'air très simple, mais en réalité, cette apparence de simplicité est une vraie difficulté ! Il faut toujours produire un son très pur, en soutien avec la voix. C'est vrai aussi avec certains opéras de Richard Strauss, où il faut avoir non seulement la battue, mais aussi la sensation du temps pour toujours s'adapter au mieux à la scène et produire un beau son. Mais à ces notions, il faut ajouter dans le bel canto une constante surveillance de la balance, pour maintenir la forte intensité de la musique sans jamais jouer trop fort pour le plateau, en plus de bien équilibrer aussi le chœur. Tous ses paramètres sont encore plus complexes dans une grande salle comme Bastille, avec un orchestre dense qu'il faut toujours garder léger. Pour que tout fonctionne, il faut posséder une sorte d'intuition avec le phrasé musical, afin de toujours adapter le rythme et nuancer les couleurs.
RM : Vous devenez plus connu en tant que chef de concert depuis que vous avez pris la direction de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg en 2021, mais étiez encore récemment Kappelmeister à l'Oper am Rhein à Düsseldorf. Comment vous considérez-vous ?
AS : En France, on me voit peut-être un peu plus comme un chef de concert ; dans le reste du monde, on me considère pour le moment plutôt comme un chef d'opéra. Mon parcours musical a débuté par des cours de chant, et ma mère est chanteuse (de musique pop et folk), donc j'ai grandi avec le chant. Grâce à ça, lorsque je dirige de l'opéra, je ressens très bien quand un chanteur doit respirer, s'il est à l'aise avec le tempo ou s'il faut l'aider par le rythme ou le volume de l'orchestre dans certaines parties difficiles.
Mais je pense qu'un chef doit absolument maintenir les deux types de direction, car chaque répertoire aide à progresser sur l'autre. Par exemple, il m'arrive régulièrement de demander à un artiste de chanter avec le flux d'un violon, avec une ligne qui fait oublier le souffle dans la façon d'utiliser la voix. Évidemment, la technique ne peut pas être totalement dupliquée, car par rapport à l'archet, un chanteur doit respirer. Mais le fait de penser à l'instrument peut aider à trouver un style plus souple dans la façon d'aborder une partie. À l'inverse, si un violoncelle doit passer d'une note haute à une note basse, tous les bons musiciens font cela très facilement aujourd'hui, mais c'est trop facile ! Souvent, le compositeur veut créer une rupture par ce grand écart, que l'on peut retrouver dans la façon pour un ténor d'aller chercher un contre-ut ou un si bémol, sachant qu'il doit préparer et en quelques sortes conquérir ces notes. À Strasbourg, j'aime diriger à la fois du concert et de l'opéra, et suis maintenant impatient de travailler sur Le Conte du Tsar Saltan de Rimsky-Korsakov, que nous allons monter en mai.
RM : Vous semblez vouloir toucher à tout en termes de répertoire, vous sentez-vous tout de même plus proche de certains pans de la musique ?
AS : Il est vrai que j'aime toucher à tout et par exemple, je rêverais de diriger du baroque. Sauf que pour ce répertoire en particulier, on estime aujourd'hui qu'il est réservé aux musiciens spécialisés et aux orchestres sur instruments anciens. Pour autant, j'adore cette musique, de même que j'adore le jazz ou certaines musiques du monde, notamment de ma patrie, l'Ouzbékistan. Je tiens aussi beaucoup au répertoire contemporain, présents dans toutes mes saisons, comme cette année avec des compositions de Nina Šenk et Bruno Mantovani.
Concernant mon répertoire de cœur, plus je dirige certaines musiques et plus je les aime, ce qui est le cas en ce moment avec Donizetti. Mais il y a tout de même des compositeurs dont je me sens très proches, notamment les grands romantiques comme Tchaïkovski, Brahms, Chostakovitch, Prokofiev et Mahler, en plus de Beethoven. À chaque fois que je dirige ces artistes, je me plonge dedans et par exemple récemment pour la Symphonie n°3 de Mahler, j'ai eu besoin de traverser la frontière allemande avec ma femme et mon fils et de me balader toute la journée en Forêt-Noire (Schwarzwald). Alors, je me suis immédiatement immergé dans le 3ème mouvement de l'œuvre, initialement intitulé Ce que me content les Animaux de la Forêt.
RM: En plus de vous plonger dans le style des œuvres, recherchez-vous une esthétique personnelle ?
AS : Je crois toujours en mon intuition. C'est ma façon de voir la musique et parfois, certains trouvent ce que je fais trop rapide ou trop lent, mais dès que je lis une partition, même si je ne l'ai jamais entendue auparavant, un tempo me vient à l'esprit. En répétition, je dois m'adapter à l'acoustique ou au niveau de l'orchestre, mais la majeure partie du temps, les choses m'apparaissent clairement dès ma première confrontation à l'œuvre. Concernant l'esthétique recherchée, j'entends des chefs qui ont une technique fantastique, mais lorsque je ferme les yeux, je n'entends plus que du vide dans ce qu'ils proposent. À l'inverse, j'aime qu'on me laisse percevoir un phrasé, une intonation, une structure et une façon de penser la musique !
Prenons Tchaïkovski : comparé à d'autres compositeurs russes, on le considère comme le plus européen de son époque. Mais pour moi, il doit lui aussi être joué avec un style très russe. Je déteste lorsque Tchaïkovski est interprétée de façon douce ou viennoise, et même si je peux comprendre qu'on veuille le présenter ou l'entendre comme cela, de mon point de vue, sa musique doit être jouée stricte, notamment dans les attaques des cuivres. Avec Brahms, il faut mettre plus de rondeur, plus enrober, mais avec Tchaïkovski, je veux entendre une sorte de violence, en même temps que de forts contrastes entre passages sombres et d'autres très brillants. Cela engendre d'ailleurs certains problèmes, parce qu'à partir du moment où vous demandez à un orchestre de jouer dur, souvent les musiciens commencent à jouer trop fort ou trop lourd. Il faut donc revoir la technique pour attaquer net sans être trop fort, et cela fonctionne parfaitement avec des orchestres comme le National de France (pour la 4ème Symphonie) ou le Philharmonique de Strasbourg (pour la 5ème), mais s'accorde moins à des ensembles de qualité moins élevée.
RM : À 35 ans, vous êtes déjà directeur de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg et invité par de nombreuses formations internationales. Où vous voyez-vous dans quelques années ?
AS : Je discutais énormément de ce sujet avec mon professeur, Vladimir Neymer, qui malheureusement est décédé l'an dernier. Son crédo a toujours été de dire : « Aziz, avec ta technique, il sera très simple pour toi d'être un chef invité partout avec certainement beaucoup de succès, celui qu'on appelle Guest conductor. Mais personnellement, je respecte bien plus un chef qui devient directeur musical d'un orchestre, et crée véritablement quelque chose sur la durée. » D'une certaine façon, c'est comme une relation amoureuse : les premières années sont merveilleuses, comme une lune de miel, puis les choses évoluent. Alors, vous pouvez tout simplement vous dire que vous arrêtez là. Pour ma part, je crois qu'il faut au contraire travailler sur la relation, et c'est là toute la complexité, qui nécessite d'acquérir en maturité et en capacité d'adaptation.
Avec l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg, la première année de ma nomination en pleine crise du Covid-19 a été forcément compliquée, et nous entrons seulement cette saison dans une phase fantastique, où l'on travaille beaucoup pour s'attaquer au grand répertoire. Je souhaite garder cette relation le plus longtemps possible, puis lorsque la période viendra de repenser les nouveaux équilibres, alors je réfléchirai peut-être à d'autres formations. Pour le moment, je suis totalement focalisé à ce que je veux construire avec l'OPS, avec pour préoccupation d'aller le plus loin possible avec l'orchestre et ses musiciens.
RM : Parmi les autres orchestres du monde, lesquelles aimeriez-vous diriger, par exemple pour certaines particularités du son ?
AS : Dans ce sens, je suis très attiré par certaines formations étasuniennes. Le niveau y est globalement très impressionnant et surtout, les musiciens arrivent parfaitement préparés dès la première répétition. Alors, vous pouvez immédiatement commencer à travailler sur la musique. Je n'ai pas encore dirigé un orchestre du Big Five là-bas, mais j'ai déjà pu ressentir ces impressions lors de mes passages à Portland devant l'Oregon Symphony, à Salt Lake City face à l'Utah Symphony Orchestra, ou encore à Houston et cette saison à Seattle et Kansas City, cette dernière ville en plus très intéressante pour moi, parce qu'elle comporte une grande communauté de musiciens ouzbeks !