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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure, Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky, Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse
Le massif des Alpes : inspiration d'effroi ou source de bonheur ? Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que falaises, gorges et torrents perdent leur potentiel de menace pour devenir le théâtre d'exaltation.
C'est grâce à des pionniers comme le poète Albrecht von Haller, qui dans son poème épique Les Alpes de 1729, nous dresse un tableau idyllique du quotidien sur les alpages, comme par exemple dans les vers qui parlent du berger qui s'arrache aux baiser de son amour pour conduire à l'aube ses vaches sur les hauteurs, s'installant ensuite près d'une cascade pour jouer du cor des alpes…(« Er aber setzet sich bey einem Wasser-Falle / Und ruft mit seinem Horn dem lauten Widerhalle »).
Qui ne connaît pas les effusions de Rousseau chantant la beauté de la nature sauvage des montagnes (La Nouvelle Héloïse) ou du lac (Cinquième Promenade) ? Avec l'avènement de l'esprit romantique au tournant du siècle, l'individu semble aspirer à une fusion mystique avec le paysage à l'état pur. Seul l'isolement dans les montagnes peut l'éloigner de la corruption des mœurs et des vanités de la société citadine. Tel un Sénancour qui dans son opus magnum Oberman de 1804, se propose d'explorer les régions alpines suisses : « J'allais vivre dans le seul pays peut-être de l'Europe, où dans un climat assez favorable, on trouve encore les sévères beautés des sites naturels » (Lettre II).
Quels sont les rapports de ces préliminaires avec la vie de Franz Liszt ? L'adolescent venu à Paris avec sa mère en 1827 déploie sa virtuosité devant le public parisien, mais ses récitals ne font pas l'unanimité des critiques. C'est alors qu'il tâche de réussir dans les Salons, en suivant l'exemple de Chopin. Un jour de 1832, la comtesse Marie d'Agoult, invitée à une de ces soirées, subit un choc d'émerveillement en voyant un certain Liszt s'approcher du clavier : « Une taille haute, mince à l'excès, un visage pâle, avec de grands yeux d'un vert de mer où brillaient de rapides clartés (…), une physionomie souffrante et puissante (…), tel je voyais devant moi ce jeune génie, dont la vie cachée éveillait à ce moment des curiosités aussi vives que ses triomphes avaient naguère excité d'envie » (Mémoires, p. 21). La comtesse ne lâchera pas prise : leurs entrevues chez elle à Croissy lui font découvrir l'esprit brillant et le talent hors norme de ce jeune artiste de 22 ans et son penchant aussi pour le mysticisme religieux sous l'emprise de Lamenais qu'il fréquente à cette époque. La passion de l'un pour l'autre pousse notre artiste à proférer un jour de façon péremptoire, après avoir réalisé la misère conjugale chez cette femme de 28 ans et mère de deux enfants : « Nous partons ! »
Un voyage improvisé en Suisse ferait sûrement l'affaire. Les deux amoureux vont se donner rendez-vous clandestinement à Bâle en mai 1835, le point de départ de leurs aventures à travers le pays : des Chutes du Rhin à Schaffhouse à Constance, de l'abbatiale de St-Gall aux régions préalpines jusqu'aux rives du « Walensee » (Lac de Wallenstadt) où on monte dans un barque pour se balader dans les flots aux pieds des falaises, ce qui inspire au jeune compositeur la barcarolle qui ouvre son cycle Album d'un Voyageur (le cycle remanié plus tard sous le titre Années de pèlerinage I), une pièce de structure uniforme sur le clapotis des vagues et le bercement du bateau à la main gauche et une cantilène dans les aigus qui à la place des chants des gondoliers vénitiens, suggère l'appel des bergers sur les alpages suisses pour faire revenir les vaches le soir de la traite, le fameux « Lyoba » ancestral du « Ranz des vaches ». Marie d'Agoult se rappellera dans ses Mémoires la « mélancolique harmonie, imitative du soupir des flots et de la cadence des avirons… ».
La route les conduit ensuite à Einsiedeln, lieu de pèlerinage à la « Vierge Noire » de l'abbatiale, puis à Goldau d'où on escalade le Rigi, avant de rejoindre Brunnen. Un bateau les attend ici pour longer le Lac d'Uri jusqu'à Flüelen. La surprise de ce trajet : la Chapelle de Guillaume Tell, un monument érigé sur la rive rocheuse du lac. Liszt a probablement vu l'opéra de Rossini à Paris (basé sur le drame de Schiller) sur le héros du moyen âge helvétique qui a libéré la région du joug habsbourgeois en tuant le tyran. La pièce que Liszt va lui consacrer (La Chapelle de Guillaume Tell) frappe par son allure martiale, un exploit aux accords vigoureusement plaqués et aux trémolos figurant les roulements du tambour (la montée vers l'échafaud ?). Plus loin, ce sont les gorges de la Schöllenen et le géant du St-Gothard qui occasionnent chez nos deux voyageurs des frissons face à la majesté du massif uranais.
En passant par le col de la Furka, ils ont pu découvrir des sites retirés où jaillissent les rivières qui alimentent la Reuss. Au bord d'une source s'inspire également d'un vers de Schiller qui évoque la fraîcheur de la nature primitive. La pièce reflète avec délicatesse les eaux sortant d'un rocher : à travers les perles enfilées d'une cellule de doubles croches nous entendons le glouglou de l'eau et ses éclaboussures, le tout dans les registres aigus du piano, garnis de quelques déferlements chromatiques bien lisztiens.
Notre couple se laisse guider par les aléas du moment et ne craint ni les peines physiques ni l'absence de confort dans les gîtes alpins. On se réjouit de l'aventure, à la rigueur même du spectacle effrayant d'un orage dont Liszt évoque le fracas tonitruant dans la cinquième pièce du cycle (Orage), où le pianiste se démène sur le clavier en faisant éclater la rage de ses octaves chromatiques et des tierces parallèles, des accords en coups de feu au-dessus du grondement du tonnerre dans les graves, somme toute un déchaînement pianistique « à bout de souffle ».
La descente dans la région du Valais annonce des jours plus cléments, dans une vallée ensoleillée aux plantations de fruits et aux vignobles aux pieds des Alpes. En partant de Gletsch pour admirer le Glacier du Rhône, on passe par Brigue, Turtmann, Sion et Martigny d'où l'on remonte le Val d'Entremont pour la visite du monastère du Grand Saint-Bernard à 2 400 mètres. Les deux pièces Pastorale et Eglogue qui célèbrent la vie des bergers en harmonie avec la nature et leurs lieux d'inspiration, peuvent se situer n'importe où en Valais.
Cependant, la vallée entre Martigny et le Lac Léman va inspirer à notre couple un séjour prolongé. Le relais à Bex est d'abord consacré à la lecture du roman de Sénancour qui s'était extasié trente ans auparavant lors de sa montée vers les Dents du Midi :
« C'est dans ces lieux un peu sauvages, qu'est ma demeure sur la base de l'aiguille du Midi. Cette cime est une des plus belles des Alpes (…) Les montagnes sont belles, la vallée est unie ; les rochers touchent la ville et semblent la couvrir ; le sourd roulement du Rhône remplit de mélancolie cette terre comme séparée du globe… » (Oberman, lettre V). Envoûtés par la lecture de ce roman, Marie et Franz s'entretiennent longuement sur le rapport entre l'homme et la nature, escalade des Dents du Midi comprise.
Et la pièce Vallée d'Obermann? Serait-elle issue de ces lieux concrets autour de Bex ? Une ligne nostalgique descendante à gauche nous introduit dans l'idylle d'un site champêtre, soutenue délicatement par la pulsation contenue d'accord répétés. Rien ne semble perturber la scène jusqu'à ce que des trémolos conduisent à une dégringolade d'octaves de tonnerre, avant de réintégrer le calme de la cantilène initiale garnie de variations perlées.
Pour rejoindre Genève, nos voyageurs s'embarquent à Villeneuve, naviguant entre la côte savoyarde et les rives riantes des vignobles vaudois entre Vevey et Nyon. Peu après l'arrivée dans la capitale lémanique, Marie accouche d'un garçon à qui Franz va dédier sa dernière pièce des Pèlerinages I :LesCloches de Genève :
Les trois notes délicatement frappées du carillon (de St-Pierre ?) annoncent une cantilène joyeuse enguirlandée de cette triade brisée. Le chant se poursuit sur des arpèges de plus en plus puissantes, entrecoupé de montagnes russes, avant que l'on revienne à l'appel initial du clocher en pianissimo, comme l'écho des trois sons qui s'éteignent en parfaite harmonie.
En même temps qu'aventure romantique ou expérience rousseauiste, ce voyage suisse représente pour Liszt un pèlerinage spirituel, une tentative de sonder les dimensions divines de la terre. En voici le témoignage de la comtesse dans ses Mémoires : « Les sujets bibliques, les légendes chrétiennes, et même (…) la Passion du Sauveur des hommes sollicitaient sa pensée. Remettre dans le temple la musique sacrée que les goûts profanes du siècle avaient bannie ; rendre à Dieu dans le plus idéal des arts un culte épuré… ».
A l'issue de leurs pérégrinations, la ville de Genève les confronte à une société aux rigueurs religieuses – et Liszt de l'appeler « Rome protestante ». Les contacts de Franz avec le monde intellectuel, ses concerts, son enseignement bénévole et les invitations plonge le couple dans un activisme qui va corroder petit à petit la vie édénique savourée auparavant. Marie d'Agoult se lance dans une fiévreuse activité littéraire tandis que Franz se préoccupe du problème de l'artiste, de sa mission dans la société, sans parler de ses nombreuses compositions entre 1835 et 1836. Les promenades sur le Mont Salève au-dessus de Genève leur offre des moments de répit. Mais au bout d'une année la vie mondaine à laquelle ils avaient échappé à Paris, commence à leur peser, si bien qu'un jour Franz confesse à sa compagne : « Quant à moi, je n'y tiens plus. Si nous restions à Genève, mécontent comme je le suis, irrité contre moi-même, j'achèverais de perdre la paix et la force dont j'ai besoin pour accomplir la tâche que Dieu m'a donnée (…) Marie, sans attendre un jour de plus, nous quitterons tout cela, sans rien dire à personne, nous partirons… » (dans Mémoires de Marie d'Agoult).
Adieu Genève ! Franz Liszt et Marie d'Agoult vont rejoindre Paris et repartir en 1837, cette fois-ci pour l'ltalie (voir les volumes II et III des Années de Pèlerinage) : Florence, Rome, Naples, Venise, Lac de Côme…
Sources
Comtesse d'Agoult, Mémoires (1833-1854), Calmann-Lévy, Paris, 1927.
DÖMLING Wolfgang, Franz Liszt, C.H.Beck, München, 2011.
HILMES Oliver, Franz Liszt, Biographie eines Superstars, Siedler Verlag, München, 2011.
Sénancour, Oberman, édition commentée par F. Bercegol, Flammarion, Paris, 2003.
VIER Jacques, La Comtesse d'Agoult et son temps, tome I, Armand Colin, Paris, 1955.
Enregistrements
Parmi les nombreux disques, CD's et vidéos Youtube : à recommander l'intégrale avec Claudio Aarau (Youtube avec partition à suivre).
Image de une : Walensee (Lac de Wallenstadt) © Image libre de droit
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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure, Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky, Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse