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La Femme de Tchaïkovski : veuve d’un mari vivant !

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La Femme de Tchaïkovski. Réalisation et scénario : Kirill Serebrennikov. Musique : Daniil Orlov, Piotr Illitch Tchaïkovski, Wolfgang Amadeus Mozart… Avec : Aliocha Mikhailova, Antonina ; Odin Lund Biron, Tchaïkovski ; Philip Adveev, Modeste et Anatoli ; Ekaterina Ermishina, Liza (sœur d’Antonina) ; Natalia Pavlenkova, Olga (mère d’Antonina) ; Nikita Elenev, Kotek (élève de Tchaïkovski) ; Aleksandr Gorchilin, Brandukov (élève de Tchaïkovski) ; Varvara Shmykova, sœur de Tchaïkovski ; Vladimir Mishukov, Shilkov (avocat d’Antonina) ; Viktor Khorinyak, Yurgenson (éditeur de Tchaïkovski) ; Oxxxymiron, Rubinstein ; Andrey Burkovskiy, Mescherskiy (prince) ; Nikita Pirozhkov, Alyosha (servante de Tchaïkovski) ; Gurgen Tsaturyan, Bochechkarov (camarade de Tchaïkovski) ; Natalia Polenova, Khvostova (hôtesse) ; Nikita Lebedev, Alexander (frère d’Antonina) ; Sofia Reznik, Anastasia (femme d’Alexandr) ; Julia Aug, la Folle de l’église ; Irina Rudnitskaya, cuisinière ; Peter Aidu, croque-mort. Distribué par Bac Films. Durée : 2h23

 
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Tchaïkovski inspire décidément les réalisateurs : après l'Anglais Ken Russell avec The Music Lovers, voici le Russe avec La Femme de Tchaïkovski.

, aussi doué pour le théâtre (Outside), l'opéra (ses formidables Barbier, Così et Parsifal, notamment) que pour le cinéma (le gracieux Leto, mais aussi le terrifiant Disciple inexplicablement absent du catalogue DVD), ausculte un passé qui ne passe toujours pas dans le présent de son propre pays. Au grand huit de La Fièvre de Petrov succède La Femme de Tchaïkovski, imposant mausolée élevé à la mémoire de celle qui avait décidé d'être, jusqu'à la fin de ses jours, la femme du plus fêté des compositeurs russes.

Berlioz, Chopin, Beethoven, … La Symphonie Fantastique de Christian-Jacques (1942), La Chanson du souvenir de Widor (1945), La Symphonie Pastorale de Delannoy (1946), … L'industrie cinématographique a tellement confit dans la mièvrerie clichetoneuse les astres de l'Histoire de la Musique, que l'on ne peut que s'incliner devant les réussites cinématographiques du Mahler de Ken Russell (1974) de l'Amadeus de Milos Forman (1984). Surnage bien sûr aussi de ce désastre hagiographique le formidable The Music Lovers (Ken Russell déjà en 1970) frileusement sous-titré en France La Symphonie Pathétique. Un demi-siècle après, Serebrennikov apporte sa pierre à l'édification, également en cinémascope, d'un Art en toute liberté.

Si le sujet des deux films est le même (le mariage de Tchaïkovski et d'Antonina Miliukova), il en va tout autrement de leur style. À des années-lumière du lyrisme échevelé de Ken Russell, le ton est donné dès le premier plan-séquence (quand un seul suffit à la renommée d'un film, Serebrennikov les enchaîne sans discontinuer 2h23 durant), qui emboîte, pour ne plus le quitter, le pas de son héroïne se rendant auprès du cadavre encore tiède du compositeur russe officiellement décédé, en 1893, du choléra : une fin de vie terrible qui, au cours de ce prologue, n'empêche pas le grand homme de se relever de son lit de mort pour signifier à celle dont il partagea l'existence quelques mois seulement qu'il n'y eut jamais d'amour entre eux ! Cette audacieuse résurrection de cinéma intime dès lors au film d'opérer un retour de plus de vingt années en arrière, aux sources de l'étrange destin d'une femme amoureuse d'un homme dont elle n'était pas le genre mais qu'elle réussit à épouser à la suite d'un alignement de planètes dont seule la vie est capable, à savoir pour Tchaïkovski, une troublante mise en miroir de sa vie d'alors avec son plus inaltérable chef-d'œuvre : Eugène Onéguine.

Assez étrangement Serebrennikov qualifie le compositeur d'« ovni » du fait que « tout le monde connaît sa musique mais rien de lui » : c'est faire peu de cas de la mémoire de ceux à qui (tandis que le réalisateur russe avait un an) le réalisateur anglais racontait sans filtre le parcours en terrain miné (aujourd'hui encore) d'un homme condamné au secret de son désir. Un secret que La Femme de Tchaïkovski, rivé aux pas de la seule Antonina, pourrait donner le sentiment de perpétuer, réduit qu'il est à la seule explication de texte (les dialogues sont étincelants), du mot « bougre », vocable dont le sens premier, encore usité au XIXᵉ siècle, fera office de révélation pour beaucoup. On peut aussi considérer que La Femme de Tchaïkovski, malgré ses augustes aînés (The Music Lovers mais aussi le Tchaïkovski écrit de Nina Berberova), malgré les documents très éclairants sur lesquels il s'appuie (les ouvrages respectifs d'Alexander Poznansky : Tchaïkovski, The Quest for the Inner Man et Valeri Sokolov : Antonina Tchaïkovskaia : histoire d'une vie oubliée) a la grande intelligence de cultiver une opacité qui oblige son spectateur (à l'instar de son héroïne ?) à lire entre ses images.

Antonina c'était, depuis cinq décennies, l'immense Glenda Jackson. Il faut compter dorénavant avec l'interprétation, plus retenue, d'Alyona Mikhailova d'une Antonina Miliukova (on notera la similitude des initiales) buvant jusqu'à la lie le calice dont la vie l'a faite légataire : « veuve d'un homme encore vivant », tonne la mère de l'héroïne. L'on gardera en mémoire les magnifiques plongées transformant les personnages en poupées russes, scrutant du haut du ciel le chemin de croix de l'héroïne, tel ce moment au fort pouvoir anxiogène où la caméra dévisse à la Shining sur un plan d'eau noire planté d'arbres aux troncs semi-immergés. On n'oubliera pas non plus la perversité soufflante de la scène qui contredit l'affiche du film. Et encore moins celle de la photo officielle où Odin Lund Biron en Piotr llitch agrémente sa confondante ressemblance avec son illustre modèle d'un redoutable jeu de regards. Très fort sur ce plan, l'acteur américain joue aussi de sa maîtrise de l'accent russe (il a fait l'essentiel de sa carrière à Moscou avant de fuir la Russie au déclenchement de la guerre en Ukraine) et même de la langue de Molière (celle de Fanny Dürbach, la nounou franc-comtoise de Tchaïkovski) dont la pratique infiltra les salons et les œuvres (La Dame de Pique) de la Russie du XIXᵉ. Précieux dons dont le réalisateur, qui connaît bien son acteur, déjà incroyable factotum de son récent Freischütz méta pour Amsterdam, se repaît avec gourmandise. La distribution pléthorique affiche aussi Philip Avdeev dans une audacieuse double incarnation des frères de Tchaïkovski, autres pièces maîtresses du chemin de croix d'une Antonina qu'ils tentèrent en vain d'inciter au divorce, la jeune femme refusant d'accuser faussement d'adultère (seul moyen alors de clore une union dont les tenants de la mésalliance étaient inavouables) un mari qui l'obséda jusqu'à son dernier souffle. On entend encore, du fond de l'asile où Antonina échouera (Serebrennikov ne va pas si avant dans le temps) le « Je suis Madame Tchaïkovski de Moscou » que lui faisait proférer en boucle Ken Russell.

Si, animé de l'enthousiasme musical qui le caractérisa toujours, Russell alignait les tubes de son compositeur (), Serebrennikov demande au sien () de composer sa musique. Une musique qui fait la part essentielle au piano, et à un subtile phagocytage de quelques brèves mélodies : Les Saisons, Francesca da Rimini, et bien sûr la Lettre d'Onéguine, déjà le cœur du film de Russell… Foin des incontournables donc, Le Lac des cygnes étant quasiment moqué par son auteur devant ses fans dans une courte scène de rue.

Vers sa fin, La Femme de Tchaïkovski troque le corset de la semi-obscurité, entre sépia et brouillard, de son funèbre cortège de malheurs pour l'insolente bouffée décomplexée d'un très frontal ballet où la nudité masculine enfin révélée fait l'effet d'une bombe en forme d'adresse libertaire à la face de la Russie d'aujourd'hui se targuant, depuis 2013, d'une loi interdisant « la propagande homosexuelle. » Un grand film.

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