Christine Armanger, guerrière et performeuse de l’Apocalypse
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Créations souvent confidentielles, univers élitiste peu représenté dans les cursus des conservatoires et bien trop absent des programmes de l’éducation musicale dans les écoles… Difficile pour un spectateur lambda de percevoir les nouveaux langages de la musique et de la danse contemporaines ainsi que ses nouveaux acteurs. Quels sont aujourd’hui les jeunes compositeurs et chorégraphes de notre pays qui vont nourrir la création musicale et chorégraphique de demain ? ResMusica propose une série de portraits de cette nouvelle génération de compositeurs et chorégraphes français qui, portés par une ferveur créatrice, ont encore tout à démontrer. Pour accéder au dossier complet : Jeunes compositeurs et chorégraphes français d’aujourd’hui
Égérie du festival de danse Faits d'hiver, Christine Armanger est une guerrière des temps modernes. Performeuse, actrice et jeune chorégraphe férue d'histoire de l'art, elle puise dans l'iconographie médiévale pour illustrer son nouveau spectacle Je vois, venant de la mer, une bête monte au Théâtre de la Cité internationale.
ResMusica : Quel est votre parcours artistique ?
Christine Armanger : J'ai toujours pratiqué la danse depuis l'âge de 5 ou 6 ans, mais ma formation vient du théâtre. Au lycée, j'ai hésité entre faire les Beaux-Arts, une classe préparatoire lettres et des études de théâtre. J'ai finalement suivi des cours à l'école Charles Dullin et je suis diplômée d'un Master 2 en arts du spectacle-histoire culturelle à La Sorbonne Nouvelle qui m'a conduit à rédiger un début de thèse sur Edmond Fleg, le Juif penseur d'un théâtre de la tolérance. J'en ai écrit une sorte de biographie que je reprendrais peut-être un jour. En 2006 et 2016, je faisais de la radio trois fois par semaine à Radio Campus Paris pour l'émission Pièces détachées et c'est là que j'ai découvert le théâtre et la danse contemporaine et que j'ai aiguisé mon futur regard d'artiste. Nous formions un groupe de jeunes gens curieux et avides. Ce fut une école réelle pour découvrir, appréhender, analyser et comprendre. En parallèle, j'étais plutôt comédienne, et notamment interprète pour Laurent Bazin, Yves-Noël Genod ou l'artiste plasticienne Majida Khattari.
RM : Comment est née votre envie de chorégraphier ?
CA : La Loge, un petit théâtre rue de Charonne à Paris, m'a proposé de faire un show de strip-tease burlesque, intitulé Pourpre. Cela m'a permis petit à petit de comprendre que mon endroit était plutôt celui de la création que de l'interprète, même si j'aime encore beaucoup être interprète pour d'autres. La pièce a été jouée et je n'étais pas complètement satisfaite du résultat. J'ai demandé à la reprendre la saison suivante et dans cette reprise, le burlesque n'était plus qu'un outil au service d'une dramaturgie. J'ai créé une autre pièce en 2014, qui s'appelait Sophie, en hommage à Balthus, évoquant le rapport entre érotisme et transgression, l'impossibilité d'un corps univoque et sa transformation par les objets. Il y avait beaucoup d'objets en plateau, comme une grande salle de jeux dans laquelle les spectateurs pouvaient entrer : rapport à l'enfance, aux pulsions transgressives, en lien avec travail de Hans Bellmer et les poèmes d'Éluard. Christophe Martin, directeur artistique du festival Faits d'hiver est venu voir cette pièce à La Loge et c'est comme cela que tout a commencé.
RM : Christophe Martin dit de vous que vous êtes une jeune femme épatante, qu'en pensez-vous ?
CA : Ce serait présomptueux de ma part de me définir comme épatante. Il y a la notion d'audace, dont je peux me reconnaître. Il y a plein de jeunes femmes épatantes et c'est tant mieux. L'audace et une certaine ténacité qui est nécessaire dans ce métier, et un peu de courage peut-être. J'ai été au RSA toute ma vie, je tirais le diable par la queue, j'ai eu la chance d'être soutenue par mes parents. Aujourd'hui, quelqu'un qui voudrait faire ce métier sans soutien ou réserve ne peut pas créer une pièce de spectacle vivant qui nécessite des heures de studio, de répétition, de maturation. J'estime que j'ai eu de la chance aussi dans mon parcours et le facteur de chance est déterminant. Quand j'ai commencé, on m'a dit qu'il fallait dix ans. Je ne voulais pas y croire, mais c'est vrai ! C'est aussi parce que cela met vraiment longtemps que je suis capable de dire aujourd'hui que la pièce que je propose attend une certaine maturité.
Je me sens comme une tisane, je suis quelqu'un qui infuse pendant très longtemps. J'ai dix projets d'avance, parce que me nourrir est une source constante d'envies.
« Je me sens comme une tisane,
je suis quelqu'un qui infuse pendant très longtemps. »
RM : L'apocalypse a-t-elle déjà commencé ?
CA : Très récemment, je me suis intéressée à René Girard, anthropologue, penseur, qui s'exprimait dans l'émission « Ce soir (ou jamais !) » en octobre 2007, en présentant son livre « Achever Clausewitz ». Sa réponse à cette question était « oui ». Le spectacle n'est pas une réponse à la question de l'apocalypse mais y travaille. Je me suis intéressé à cette question à la suite de mes recherches précédentes, notamment pour le spectacle Edmonde et autres saintes, sur les martyrs chrétiens et chrétiennes, coproduit en 2016 par Christophe Martin. La notion de martyr est très large, et intègre par exemple les martyrs du terrorisme ou les victimes de bashing. Je m'intéressais au Moyen-Âge et aux enluminures. De ricochet en ricochet, l'apocalypse s'est présentée et c'est ainsi que cela s'est cristallisé parce que j'ai trouvé que les représentations me troublaient, notamment la tapisserie de l'Apocalypse à Angers que je viens seulement de découvrir en vrai après deux ans de recherche et de travail sur des reproductions.
RM : Quelle est l'actualité de ce sujet ?
CA : L'Apocalypse selon Saint-Jean est un texte toujours actuel. Cela fait trente ans que les scientifiques alertent sur l'horloge de l'apocalypse. Cela est valable pour tous les sujets qui engagent une réflexion sur l'actualité. La peur de la mort, de la guerre et des épidémies est toujours actuelle. La tapisserie de l'Apocalypse de Louis 1er d'Anjou, au Château d'Angers, a été tissée à la fin du XIVᵉ siècle, dans le contexte de la Guerre de Cent ans, soit treize siècles après la rédaction du texte.
« J'estime que l'art est un endroit où il y a encore du sacré.
Le sacré est présent dans toutes mes pièces. »
RM : Quelle est la place du sacré dans votre travail ?
CA : J'estime que l'art est un endroit où il y a encore du sacré. On ne peut pas évacuer les questions du sacré et du spirituel, qui sont consubstantielles à l'être humain. C'est très vaste, cela appartient à quelque chose de l'intangible, du beau, de l'harmonie. C'est ce qu'on ressent, y compris physiquement, mais que l'on ne pas vraiment nommer. En tout cas, c'est plus grand que nous.
Le sacré est présent dans toutes mes pièces. Pour moi, un plateau n'est pas un endroit neutre, c'est un endroit un peu sacré, ce qui n'empêche pas de déconner un peu. Depuis les Grecs, le spectacle est le lieu où une communauté partage en silence un ressenti. Quand on a vu une pièce et partagé un moment très fort, il y a un moment de suspension avant les applaudissements ou une émotion hyper forte devant une œuvre.
RM : Quel rôle les saints et les saintes jouent-ils dans votre vie ?
CA : J'ai grandi dans une famille catholique où l'on se fête les saints. Pour ma pièce Edmonde et autres saintes, j'ai réalisé que nous étions environnés de lieux qui portaient des noms de saints et de saintes et que ces symboles de représentation faisaient partie de notre histoire culturelle. Ce n'est pas parce qu'on admire une Annonciation que l'on va se convertir ! Les saints et les saintes sont des histoires qui racontent aussi des choses intéressantes sur le monde d'aujourd'hui. Par exemple, les saintes disent chaque fois non à des hommes qui les forcent à faire des choses sexuelles (c'est très #metoo !) et on veut les contraindre d'abjurer leur foi. La question du corps est centrale dans la religion.
« Pour maîtriser au maximum mes objets et mes scènes,
je répète à l'infini. »
RM : Quel est le lien entre performance et forme spectaculaire ?
CA : Après un long parcours, je dis que je suis chorégraphe et performeuse, même si le mot artiste me semble plus correspondre au projet que j'essaie de mener. Par rapport au théâtre, la danse est plus ouverte. Il y a des variétés d'hybridation qui sont monnaies courantes. C'est d'abord du spectacle, avec une dimension performative. Quand je m'engage, je suis complètement engagée sur le plateau et c'est comme si je jouais ma vie. Cette dimension de performance, je l'associe à un engagement total du corps et au fait que je fasse des choses un peu dangereuses, en utilisant des allumettes, des vraies flèches. Je peux toujours glisser, un objet peut se casser et me blesser. Pour maîtriser au maximum mes objets et mes scènes, je répète à l'infini.
RM : Quelle lien entretenez-vous avec les arts plastiques ?
CA : J'aime bien la notion de climat, de biotope ou d'écosystème où chaque élément, qu'il s'agisse de la lumière, du plateau, des objets ou de moi va s'articuler pour donner un climat. C'est penser tous les éléments en lien les uns avec les autres, dans une approche sémiologique et polysémique d'œuvre d'art totale. J'essaie de faire parler mon inconscient en lien avec celui des spectateurs. Pour moi, la pièce ne répond à rien et ceux qui ont envie de croire à quelque chose y croiront ou pas. Si le spectateur ressort du théâtre comme il y est rentré, c'est que je suis passé à côté du coche. Je veux être déplacée en tant que spectatrice et j'espère déplacer mes spectateurs.
RM : Vos spectacles ont-ils une forme militante ? Avez-vous un engagement ?
CA : Le militantisme, je laisse cela aux militants. Je suis une femme qui crée, et par ailleurs je suis mère. J'estime que ce que je fais dit déjà quelque chose et je n'ai pas envie de le surligner. Bien sûr, de nombreux sujets me tiennent à cœur : l'écologie en est un, mais comment puis-je travailler sur l'Apocalypse alors que les objets au plateau sont en plastique et que j'ai un bilan carbone déplorable ? J'ai fait un partenariat avec une femme qui recycle les filets de pêche pour essayer d'améliorer un peu les choses…
Crédits photographiques : © Salim Santa Lucia, Jean-Nicholas Guillo (portrait)
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