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Fazil Say dans les variations Goldberg : trente personnages en quête d'(h)auteur

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Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Variations Goldberg BWV 988. Fazil Say, piano. 1 CD Warner Classics. Enregistré du 17 février au 3 mars 2022 en la petite salle du centre artistique Ahmed Adnan Saygun d’Izmir. Textes de présentation de Fazil Say, en anglais, français et allemand. Durée : 75:59

 

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L'imprévisible mais exigeant nous revient au disque avec cette passionnante et très personnelle approche des variations Goldberg de : une interprétation aussi achevée qu'originale.

Pour beaucoup de musiciens, la crise covid et la rupture avec la scène qu'elle a supposée ont été sources d'interrogations personnelles et, par un travail forcément plus intime, de recentrage et d'approfondissement de leur répertoire. Pour beaucoup, a servi de point d'ancrage. Durant cette période d'arrêt et de réflexion « forcée », s'est ainsi penché à partir d'avril 2020 plus avant sur les variations Goldberg. Il est vrai que son approche de cette somme était très attendue par ses admirateurs et réclamée par les organisateurs de concerts depuis son premier disque, assez iconoclaste, consacré à la musique pour clavier du Cantor et aux adaptations qu'en avait signées Busoni. (Teldec/Warner, 1998).

Comme l'interprète-compositeur le précise dans son texte de présentation, ce nouvel enregistrement, fixé début 2022, est le fruit à la fois d'un intense travail de table, analytique et structurel (il a mis au point pour l'étude de la partition un code de couleurs pour la représentation graphique tant du plan-masse global de l'œuvre, et de sa « marche » harmonique, que des détails raffinés du contrepoint au fil des fuguettes, des canons et autre quolibet) et d'une réalisation technique particulièrement soignée (phrasés, touché, articulation, doigtés, trilles et ornements) doublée du défi pour tout pianiste de restituer à un seul clavier une polyphonie complexe conçue – du moins pour certaines variations – pour un clavecin à deux registres.

Par cette subtile alliance de gnosie et de praxis, transcende le texte au-delà de toute immanence de l'instant, un peu comme si, en démiurge sage, pour le citer « (par une intériorisation profonde), il s'agissait de sa propre composition », une manière de «rechercher les touches personnelles…réponses au question de l'artiste de savoir pourquoi (il) fait de la musique et pourquoi nous l'écoutons ». Bref, notre musicien met en exergue le titre original de Clavier-übung, exercice qu'il veut tant spirituel que purement digital.

Mais Fazil Say retient aussi le nom de Veranderungen, l'autre titre générique du recueil. Il s'agit ici de trente modifications voire de métamorphoses presque digressives bien plus que de trente « simples « variations, autour d'un même sujet, campées et ordonnées autour de la même ligne de basse. Chaque « plage », isolée de sa suivante par un court silence délibéré, sera ainsi considérée pour elle-même, Bach laissant d'ailleurs toute latitude à l'interprète quant au caractère, et surtout au tempo, de chacune d'entre elles. Chaque « variation » sera traitée en personnage ou paysage sonore bien caractérisé, reflétant chacune et de manière contrastée, tant la volonté du compositeur que la réalisation de l'interprète. L'on pense à une incarnation sonore du roman éponyme de Nancy Huston, où chaque plage de l'œuvre de Bach devenait examen anthropologique de la personnalité d'un des trente auditeurs convoqués pour une audition privée. Les amateurs d'émotions fortes, de tension intimidante, de voyage initiatique, de projection marmoréenne dans la grandeur, de spéculations alla Glenn Gould, ou encore de dimension épique par l'enchainement forcené des plages en seront pour leurs frais.

D'ailleurs, sans provocation délibérée, l'énoncé un rien prélassé, à l'ornementation croissante du thème liminaire sera suivi en totale rupture des deux premières variations à l'entrain vivace de plus en plus affirmé, et aux rebonds rythmiques roboratifs, ouvrant ainsi subitement des perspectives insoupçonnées au propos liminaire ! A l'inverse, l'ultime retour conclusif du thème « tel qu'en lui-même » (plage 32), par de légers décalages des mains, par les effets de crescendi bien plus marqués que lors de la plage augurale, portera les stigmates d'une brève mais intense « cérémonie des Adieux », après un périple au fil de paysages musicaux éclectiques au possible.

Say propose une conception à hauteur d'homme, pétrie de tendresse fruitée et d'amour indicible de l'œuvre et de ses fastes, avec une once d'humour dans l'exploitation des virtualités ludiques de l'écriture (les vifs échanges de grupetti de la variation IV, les guirlandes de doubles croches de la V, de la XIII ou de la XVII, les figures rythmiques et ornementales de la VIII, les voix bien différenciées de la fughetta de la X, les croisements de main presque amusés de la XIV, les accents et incises assez claironnants de la XXIII, les folles courses alternées des deux mains de la XXVI, les trilles de la XXVIII, les incises de la XXIX, le rustique quolibet de la XXX) même dans leur irréprochable rectitude (les neuf canons disposés à la polyphonie très imbriquée, répartis de trois en trois plages au fil de l'œuvre).

Les caractères de la danse seront savamment profilés : citons entre autres la gigue splendidement galbée et articulée de la variation VII, l'ouverture à la Française de la XVI farouchement arc-boutée, la bourrée latente prétexte de la XVIII, la quasi-courante un rien réfrénée de la XIX, la pastorale si élégamment balancée de la XXIV. Il y a aussi ces trouvailles de sonorités évoquant plus d'une fois les fastes de l'orchestre baroque (ces traits quasi violonistiques échangés lors de la XI, authentique volière, les tutti puissants de la XVI ou l'alternance figurée d'un concertino avec un ripieno plus grave au fil de la XXVI). Mais on peut compter aussi la pudeur de l'interprète dans l'expression des affects au fil des trois variations mineures (XV, XXI et surtout XXV) de plus en plus musicalement pathétiques et harmoniquement torturées, ce sans jamais tomber dans la surexposition ou dans l'exacerbation du propos.

En une huitaine d'années, Warner a publié les versions des Variations Goldberg, dans des démarches esthétiques et interprétatives très diverses, signées par Beatrice Rana, Jean Rondeau (le seul claveciniste du panel), David Fray ou Alexandre Tharaud … Fazil Say y ajoute sa vision à la fois pensée et enthousiaste (on l'entend chantonner ci et là, à la manière d'un Gould, mais là s'arrête la comparaison). Il signe sans doute avec cette fête de l'esprit et des sens, par la finesse tant intellectuelle que technique de son approche, servie par une captation irréprochable et très agréable en la petite salle du Centre Musical Ahmed Adnan Saygun d'Izmir, son disque le plus accompli depuis ses débuts et rejoint dans notre petit panthéon pianistique tout personnel, pour cette œuvre attachante, pour citer quelques versions récentes, outre celle de Beatrice Rana déjà mentionnée, les enregistrements de Gabriel Stern (Lyrinx), Zhu Xiao-Mei (Accentus) ou Hannes Minnaar (Challenge Classic), sans oublier la plus ancienne mais sublime gravure signée Evgeni Koroliov (Hänssler,1999). Bref, voilà un disque chaudement recommandé.

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Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Variations Goldberg BWV 988. Fazil Say, piano. 1 CD Warner Classics. Enregistré du 17 février au 3 mars 2022 en la petite salle du centre artistique Ahmed Adnan Saygun d’Izmir. Textes de présentation de Fazil Say, en anglais, français et allemand. Durée : 75:59

 
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