43 feuillets comme les 43 dates de concert que doit cumuler l'artiste intermittent du spectacle durant l'année pour toucher ses indemnités chômage…
C'est le premier roman de Bruno Messina, musicien et directeur de festivals, trompettiste de formation qui fut longtemps intermittent du spectacle lui-même. Sous sa plume aussi sensible que spirituelle, on pénètre dans le quotidien d'un musicien affilié au régime de l'intermittence, d'une date à l'autre et au fil des saisons, entre fatigue et inconfort, corvées en tout genre, rêves inassouvis et désespérance.
« Il ne s'agit pas de musique, il s'agit de manger », prévient Oui-Oui, un pseudonyme qu'on lui a donné, « parce que j'ai l'air d'être gentil ». Il est saxophoniste dans un orchestre de variété, apprécié de ses collègues et certainement le plus conciliant de tous ; le seul de la bande à aimer lire ; il a ses références (Foucault, Duras, Deleuze, Lacan, Serres, etc.) et une éthique de vie, pensant à sa femme et à sa fille qui sont toujours loin de lui : « Ma femme croit que je m'amuse, que je prends du bon temps, que je profite et que j'ai bien raison », ressasse-t-il comme un leitmotiv, incompris, même de ses proches, exploité par le « boss » qui fait tourner son orchestre : « Nous ne sommes plus musiciens, nous enfilons tube après tube, réduits à ça comme d'autres au trottoir », avoue-t-il encore : 507 heures imposées de chansons qui l'ont fait devenir sourd. Parmi ses livres de chevet L'audition, collection « Que sais-je ? », « Oreille humaine » dans l'Encyclopédie Universalis, mais aussi Le journal de mes sons de Pierre Henry ou Voyage de mon oreille de Claude Ballif…
La langue peut être crue et le ton traduit souvent un profond dégoût de l'existence : « Ici comme ailleurs, on va passer des heures à faire la manche tarifée pour des gens indécents. Ça nous console de faire les cons ». Enjambant quatre chapitres (de 26 à 29), à la mesure de cette galère qui n'en finit pas, le récit de la soirée au Paradis (une discothèque entre Valence et Lyon) atteint le sommet de l'horreur : « Cette soirée mensuelle est une punition que nous nous imposons pour les besoins de nos dossiers d'intermittents », prévient-il au tout début de cet épisode. Les derniers mots du chapitre rendent comptent, à eux seuls, des dégâts : « Nous ne reparlerons jamais de ce lieu maudit. Ni entre nous ni à nos proches. Rien n'est plus humiliant ».
Aucune complaisance dans la noirceur et la dérision cependant ; cet anti-héros est un rêveur, une âme sensible qui sait s'arracher à la dure réalité – un train de nuit de Milan à Nice – et tombé sous le charme de Sara – « je voudrais que ce train ne s'arrête jamais » – à laquelle il repensera plus d'une fois. « Je rêve aussi des choses extravagantes, des langues mortes à réveiller, des langues d'oc, ou d'or ou d'oil, des voyages qui occupent la bouche et m'emplissent les yeux de sonorités », nous dit cette âme de poète. Embarqué dans ses pensées, et comme une compensation à toutes ses frustrations, il se libère parfois dans de longues énumérations jouissives : tous les bruits perçus juste avant le sommeil réparateur (30), toutes les fêtes et les lieux de réjouissance où il a fait acte de présence (34), ou encore les nuances de rouge des ongles de Durga – il lui arrive de faire du yoga -, déesse hindoue aux dix-huit bras (soit quatre-vingt-dix doigts, ici et là) dans lesquels il s'imagine abandonné.
Le ton change également lorsqu'il est question du mariage juif séfarade au Hilton de New York (24-25), un rayon de soleil qui perce la chape de plomb : « La tradition n'est pas un cadre mais un levier, une échelle, un passage secret vers la voûte étoilée », nous dit ce saxophoniste juif embarqué corps et âme dans la fête et la musique qui le libèrent. « La fête est le seul lieu heureux d'une communauté », renchérit-il. En revanche, rien ne sera déclaré… « New York ne sert à rien pour un intermittent », est-il précisé, non sans humour.
Oui-Oui nous parle aussi de sa bande de copains plus ou moins musiciens, Vincent, Nico, Ben et Tony, et pense souvent à Chet (Olivier, le trompettiste), un vrai musicien celui-là, condamné par la maladie, qui s'est suicidé, « préférant le vide au balcon », comme le dit sa chanson.
Le constat est sans appel et l'avenir, pour ce saxophoniste menacé de surdité, sombre mais jamais désespéré. Affleurent toujours l'humour et l'auto-dérision qui repoussent le pathos et reste le rêve qu'aucun feuillet ne peut tuer : « Je veux encore rêver et me promets qu'à l'occasion je changerai de vie ».