Le tendre et violent Rachmaninov de Jean-Paul Gasparian
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Sergueï Rachmaninov (1873-1943) : Sonate pour piano n° 2 en si bémol mineur, opus 31, version révisée de 1931 ; Préludes en ré majeur opus 23 n° 4 et en si bémol mineur opus 32 n° 10 ; Moments musicaux opus 16 ; Vocalise opus 34 n° 14, arrangement d’Alan Richardson. Jean-Paul Gasparian, piano Steinway modèle D-274. 1 CD Evidence Classics. Enregistré du 10 au 13 février 2021 au Salon de Musique de l’hôtel de la Fondation Singer-Polignac, Paris. Textes de présentation en anglais et français. Durée : 64:00
Evidence ClassicsAprès avoir gravé, pour le même label, une belle version des Études-tableaux op. 39, au milieu d'un récital russe panaché, le jeune et plus que prometteur Jean-Paul Gasparian nous revient cette fois pour un disque entièrement consacré à Rachmaninov.
Rachmaninov avait conçu sa Sonate pour piano n° 2 op. 31 dans la lointaine mais évidente descendance de la « sonate funèbre » de Chopin -par sa tonalité principale de si bémol mineur (tonique de ce programme) ou par le plan global et l'opposition des thèmes du mouvement liminaire. Il se montra très critique vis-à-vis de la première rédaction de 1913, et la révisa intégralement dix-huit ans plus tard, l'élaguant de certains éléments virtuoses et la réduisant d'un bon tiers, alors que le pianiste et compositeur russe s'était exilé aux États-Unis. Si certains interprètes ont préféré revenir à la version originale (Zoltán Kocsis, Idil Biret, Jean-Philippe Collard) si d'autres y vont d'une synthèse des deux textes de leur cru (Vladimir Horowitz, Hélène Grimaud, Nikolai Lugansky), une majorité de pianistes optent pour l'adoption littérale de la mouture définitive, plus ramassée, lapidaire et presque péremptoire : c'est cette version de 1931 que nous propose Jean-Paul Gasparian.
L'on comprend d'autant plus ce choix par l'approche burinée, explosive (exposition de l'allegro agitato liminaire dès l'arpège descendant introductif), voire carrément volcanique (climax du développement du premier temps, premières mesures de l'allegro moto final) du pianiste français au gré des moments les plus expressionnistes de l'œuvre : il est tout en contraste avec les phases de relative détente (second thème de l'allegro agitato, deuxième mouvement Non allegro-lento dans ses sections extrêmes), phases qu'il amène avec une certaine légèreté de trait et qui sont d'autant plus étrange d'ambiance qu'elles sont d'une nostalgie disruptive (coda du premier mouvement, section centrale du non allegro). Cette approche paroxystique, alternant violence certes contrôlée mais littéralement « inouïe » et spleen presque glaçant de subite tendresse, se veut sur le plan sonore crûment orchestrale uniment grandiose. Cela ne sera peut-être pas du goût de tous, malgré l'attention précise qu'apporte l'interprète à la trame architecturale cyclique de l'œuvre entière, ou malgré un sens certain de la sonorité (avec, il est vrai, des basses parfois bien caverneuses, voire tonitruantes au gré des fortissimi, vu un probable abus de pédale). Notons au passage l'idéale préparation de l'instrument par Cyril Mordant et la prise de son très véridique et somptueuse d'Ignace Hauville. Toutefois, eu égard à cet exercice stylistique quasi oratoire souvent lapidaire par son instantanéité, l'approche plus circonscrite, patiente et maîtrisée, d'un Nikolai Lugansky, d'avantage mue par le respect de la grande courbe que par l'accumulation d'effets de manche (Ambroisie (2012), à rééditer) nous semble bien plus respectueuse de la poétique de l'œuvre et musicalement plus (con)substantielle – entre autres références.
Cycle bien antérieur (1896) au titre éminemment schubertien, et moins couru que les deux grands cahiers de préludes ou les deux cycles d'études tableaux de la maturité, les Moments musicaux op. 16 sont un condensé de l'art d'un jeune compositeur s'affranchissant de son maître Tchaïkovski récemment disparu (l'andantino initial, aux détails d'écriture parfois si chorégraphiques) tout en rendant hommage aux feux du romantisme le plus altier (le Presto n° 4 déclinaison de l'étude révolutionnaire de Chopin). Plus encore que dans la sonate, l'approche dichotomique de Jean-Paul Gasparian trouve ici ses limites : les pièces impaires, plus intimes ou nocturnes, se veulent impalpables, élégantes mais d'une tristesse consommée un brin factice, les paires sont ici nimbées d'une bravoure pyrotechnique très extravertie quelque peu univoque. Certes, voilà du beau piano, bien timbré, mais un rien trop enjôleur ou trop enrobé ci-et-là au service d'un discours tantôt trop nonchalant (les redites de l'andante cantabile), tantôt trop expansif (le maestoso final presque tapageur).
Nous restons fidèles aux versions intégrales laissées de ce cycle par deux immenses pianistes russes (Lazar Berman (DG, 1975) certes moins bien capté, mais tellement plus convaincant par sa pudeur stylistique, la variété des climats poétiques et son sens du récit – et de nouveau, Nikolai Lugansky (Erato-Warner, 1999) disert et confondant de naturel même dans les moments les plus virtuoses, sans oublier les approches variées et convaincantes de chacune des six pièces d'un Jean-Philippe Collard (La Dolce Volta), voire la sincérité un rien plus voilée d'un Boris Gitburg (Naxos), pour ne rien dire de la très rude concurrence au présent CD, côté nouveauté discographique, de l'enregistrement pérenne et diamantin du fin-diseur Luis Fernando Pérez (Mirare).
Les deux préludes retenus en guise d'intermèdes (le quatrième de l'opus 23 et le dixième de l'opus 32) se traînent ici quelque peu : Jean-Paul Gasparian y déploie une sonorité enjôleuse mais semble aussi trop s'écouter : le second prélude retenu ainsi s'éternise au fil de son crescendo central en d'infinies langueurs. Nous sommes loin de l'authenticité et de l'invention rhétorique qu'y déployait récemment dans son intégrale Fanny Azzuro (Rubicon classics).
Pour la conclusion de cet album, la célébrissime Vocalise opus 34 n° 14 dans la transcription d'Alan Richardson (1951) – la version que jou(ai)ent également entre autres Emil Gilels ou Evgeny Kissin, Jean-Paul Gasparian prend congé de l'auditeur avec une simplicité désarmante qui manque parfois ailleurs, au vu de la sophistication ambivalente – tour à tour tendre et violente – de son approche.
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Sergueï Rachmaninov (1873-1943) : Sonate pour piano n° 2 en si bémol mineur, opus 31, version révisée de 1931 ; Préludes en ré majeur opus 23 n° 4 et en si bémol mineur opus 32 n° 10 ; Moments musicaux opus 16 ; Vocalise opus 34 n° 14, arrangement d’Alan Richardson. Jean-Paul Gasparian, piano Steinway modèle D-274. 1 CD Evidence Classics. Enregistré du 10 au 13 février 2021 au Salon de Musique de l’hôtel de la Fondation Singer-Polignac, Paris. Textes de présentation en anglais et français. Durée : 64:00
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