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Prokofiev et Chostakovitch, entre respect et ombrage

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Rares sont les compositeurs soviétiques à avoir bénéficié d’un intérêt aussi massif et constant de la part du milieu artistique que Dimitri Chostakovitch, aussi bien de son vivant que depuis sa disparition en 1975. Sa musique, ses idées publiques ou cachées, chaque pan de son existence, scrutés sans relâche par un régime politique autoritaire, ont fait l’objet de commentaires incessants de la part du monde musical, littéraire, et plus largement artistique. Les aléas et les dangers réels et menaçants du pouvoir politique dictatorial sous Staline et ses successeurs ont ponctué sa vie, ses comportements et les réactions plus ou moins opportunistes de ceux qui furent amenés à se prononcer sur ses faits et gestes, ses options humanistes et sa musique au filtre d’analyses perturbées par les peurs,les intérêts et les calculs immédiats. Cette galerie consacre des tranches de vie du monde musical soviétique centrées sur la personne et l’œuvre de Chostakovitch par ceux qui l’ont approché. Pour accéder au dossier complet : Chostakovitch par ses contemporains soviétiques

 
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Le retour définitif en URSS de en 1936 le confronte au monde musical soviétique et au premier chef à , figure majeure bien que prochainement controversée par l'administration officielle à propos de son opéra Lady Macbeth de Mzensk (1935-1936).*

Immense pianiste et compositeur russe, (1891-1953) quitte la Russie en 1918 et s'installe en Occident pour presque deux décennies. Il rencontre le succès avec son opéra L'Amour des trois oranges, ses ballets Chout, Le Pas d'acier, Le Fils prodigue… Plus le temps passe, plus sa patrie lui manque. Il décide donc de quitter Paris et de rentrer en URSS, sensible aux propositions officielles prometteuses, aveugle aux mises en garde sur les risques potentiels de la dictature stalinienne.

Parallèlement, (1906-1975), son cadet de quinze ans, s'est forgé un nom et une réputation exceptionnelle malgré le chaud et le froid soufflés en permanence par le servile Jdanov qui le qualifiera bientôt, avec tant d'autres, de « formaliste ». L'un et l'autre avaient suivi leur formation au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, l'ainé y entrant en 1904, le cadet en 1926. Les deux musiciens se rencontreront dans la même ville en 1927, alors âgés respectivement de 36 et 21 ans. Prokofiev et Chostakovitch subiront tour à tour faveurs et condamnations, menaces et réhabilitations, attentifs à louvoyer, autant que faire se peut, entre les mailles redoutables des filets de la terreur stalinienne. Pour autant, leurs relations demeureront empreintes d'un respect parfois teinté de méfiance et de jalousie.

Durant ses études, Chostakovitch se montre curieux des tendances nouvelles du monde musical et reconnaît l'intensité de son intérêt pour des créateurs comme Stravinski et Prokofiev, Hindemith et Krenek. A ses débuts, Chostakovitch se produisait souvent comme pianiste, programmant des œuvres de Chopin, Liszt, Schumann, Tchaïkovski, Rachmaninov, Glazounov, Bach, Beethoven, mais également de Prokofiev, lors de concerts donnés à Petrograd et Moscou. Curieux de connaître les musiques de son temps, il porte son intérêt, au-delà du romantisme et du post-romantisme, aux œuvres de Stravinski, Scriabine, Roslavets, Liadov, Lourié, Mossolov et au motorisme de Prokofiev. Toujours dans les années 1920, il découvre L'Amour des trois oranges de son compatriote Prokofiev. Sa curiosité musicale s'étend alors fébrilement dans toutes les directions.

La Sonate pour piano n° 1 de Chostakovitch, composée en 1926, en dépit de sa singularité et de sa radicalité, laisse apparaître des influences venues de Prokofiev mais aussi de Bartók et Stravinski. Il fera la connaissance de Prokofiev à Leningrad le 23 février 1927, encore exilé mais de passage en Russie, et jouera pour son aîné cette pièce. Celui-ci consigna l'événement dans son journal avec des mots amènes, pas uniquement motivés par son influence sur l'œuvre de son cadet. Du premier mouvement il pensait : « il est clairement influencé par moi. »

Le jeune prodige de 23 ans allait défendre une autre œuvre de Prokofiev en jouant en soliste le Concerto pour piano n° 1 le 3 février 1929 à Leningrad, époque à laquelle il composait ses premières musiques de film. Ces interprétations indiquent clairement que le plus jeune connaissait et appréciait ces partitions.

Prokofiev prit connaissance de la Symphonie n° 3 de Chostakovitch dirigée en première américaine par Stokowski au Carnegie Hall de New York et porta un jugement plutôt négatif la trouvant trop fragmentaire et décevante au plan mélodique. Tandis qu'il vivait toujours en exil à l'étranger, Prokofiev s'affaira à faire jouer des œuvres de ses compatriotes, notamment Khatchatourian, Miaskovski, Mossolov, Chébaline. De Chostakovitch, il affichait une préférence pour la Symphonie n° 1, l'Octuor pour cordes, la Sonate pour piano et envisagea de lui organiser un concert dédié à Paris. Il dut reconnaître son échec d'y faire interpréter le Concerto pour piano n° 1 (1933) sous les doigts du compositeur lui-même. Prokofiev ne découvrira cette œuvre qu'après son retour au pays chez l'écrivain Alexeï Tolstoï.

Quelques années plus tard, en février 1936, violemment stigmatisé, son opéra Lady Macbeth, ainsi que d'autres partitions, furent attaqués dans la Pravda, enclenchant de violents débats au sein de l'Union des compositeurs et rapidement interdits d'exécution. Une grande majorité de ses collègues enfoncèrent hardiment le clou et rares furent ceux qui osèrent prendre sa défense. Parmi ces derniers, seuls Prokofiev, Chébaline, Kabalevski eurent le courage de s'exprimer en sa faveur. Mais rien n'y fit et Chostakovitch se retrouva isolé tel un pestiféré. A ce moment-là, Prokofiev se pensait protégé et inattaquable. La suite allait lui montrer qu'il se trompait avec des critiques qui n'allaient pas le ménager.

Alors que Chostakovitch revenait enfin en grâce avec sa merveilleuse Symphonie n° 5 élaborée en 1937, Prokofiev subissait les foudres des staliniens, sa Cantate Octobre censée plaire au régime, fut déprogrammée et son ballet Roméo et Juliette annulé. Le choc fut rude et humiliant. Ce dernier lui adressa ces mots pour le moins réconfortants : « J'ai enfin entendu votre Cinquième… De nombreux passages de la symphonie m'ont beaucoup plu, bien qu'il me soit apparu clairement que l'œuvre n'est pas appréciée pour la raison pour laquelle elle devrait l'être… Il est bon que quelque chose de neuf voit enfin le jour. On finira bien par comprendre aussi ce qui est essentiel dans cette symphonie. » De son côté Chostakovitch étudiait régulièrement plusieurs œuvres de son compatriote, en particulier pour alimenter son travail pédagogique.

Plus tard, en 1940, sa Sonate pour piano n° 6 provoqua des commentaires positifs de Chostakovitch. Mais les jugements pouvaient varier ou nuancer. Ainsi, le fameux Quintette pour piano et cordes en sol mineur de 1940 créé par Chostakovitch et le Quatuor Beethoven, conduisit Prokofiev à proclamer à l'Union des compositeurs : « je regrette l'absence de toute grande envolée dans ce quintette, bien que je doive admettre que, dans l'ensemble, je considère cette œuvre comme remarquable. » Chostakovitch connut ensuite alternativement des périodes de gloires et de relégations venant des plus hautes instances dirigeantes du pays, sort qui toucha aussi Prokofiev qui s'était imaginé pouvoir bénéficier d'une gloire ardemment espérée et attendue en s'installant en URSS. Les promesses déployées pour favoriser son retour se transformèrent rapidement en un piège infernal ; il n'écouta pas les conseils de prudence appuyés formulés par des personnes de bon sens. Dès 1938, il se retrouvait définitivement bloqué en URSS.

Ce fut particulièrement le cas à l'époque de la Symphonie n° 9 de Chostakovitch, autour de 1945, puis en 1948, où l'on rejeta le « formalisme » bourgeois condamnable des deux créateurs et de bien d'autres intellectuels et artistes (Khatchatourian, Chébaline, Miaskovski, Popov…), devenus ennemis du peuple. Toutes les tentatives de flatterie du régime, et il y en eut en nombre, restèrent inopérantes alors. Les assassinats politiques étaient devenus monnaie courante, en toute impunité. La suspicion et la peur ne quittaient personne. L'ancienne épouse de Prokofiev sera condamnée en 1948 à vingt ans de travaux forcés au prétexte d'espionnage, et sera libérée du goulag en 1956.

L'invasion de la Russie par les troupes allemandes en juillet 1941 conduisit à de profonds et terribles bouleversements dans le pays et aussi à l'énorme succès mondial de la Symphonie n° 7 dite « Leningrad » de Chostakovitch. De la sorte, il supplantait nettement la réputation de Prokofiev.

L'extraordinaire Symphonie n° 8 (1948) de Chostakovitch déçut le pouvoir soviétique qui comme la Symphonie n° 5 de Prokofiev, propose une autre illustration des événements liés à la Seconde Guerre mondiale. Prokofiev, en avril 1944, se dit désappointé à l'écoute de la Huitième et regrette tant sa longueur excessive que ses faiblesses mélodiques. Par ailleurs, Chostakovitch jugeait que son collègue se montrait un compositeur inégal tout en appréciant sincèrement certaines de ses partitions dont les opéras Guerre et Paix (1941-1952) et Duenna (La Duègue) composé en 1940.

Avec la chasse féroce aux formalistes orchestrée par Andreï Jdanov et exécutée au plan musical par le servile Tikhon Krennikov, secrétaire général de l'Union des compositeurs, Chostakovitch et Prokofiev se retrouvent dans le même camp, qualifiés de formalistes décadents. Ils subissent vexations, mises à l'index, menaces et obligations de servir les idéaux du régime stalinien par des compositions de propagande. Les deux plus grands compositeurs soviétiques de l'époque furent dénoncés par leurs pairs, souvent heureux de dévaluer ces génies et avides d'occuper les places prochainement vacantes. Ces évènements déplorables se déroulent au début de l'année 1948 où une partie de leur catalogue est interdite d'exécution, sanctions les plongeant dans de grandes difficultés financières. Tous les bannis craignaient pire encore, à savoir la déportation ou l'exécution pure et simple ! Prokofiev et Chostakovitch partageaient bien involontairement la haine et l'acharnement de leurs collègues, les menaces à peine voilées des suppôts du régime et les incontournables autocritiques… parfois écrites par d'autres ! Néanmoins, il arrivait que Prokofiev fasse la forte tête en s'endormant pendant les réunions ou en ne s'y rendant pas. Mais en pratique, les temps étaient difficiles et l'envie de composer en abandonnait plus d'un, intimidés par la menace d'être taxés de formaliste, et il n'y avait parfois pas d'échappatoire aux souhaits et contraintes du régime (Le Chant des forêts de Chostakovitch, La Garde de la Paix de Prokofiev, par exemple).

Les deux compositeurs se rencontrent une nouvelle fois en 1950 à l'occasion de la création de la Sonate pour violoncelle de Prokofiev écrite l'année précédente. Un des fils de ce dernier assiste à l'échange dont il perçoit les termes convenus, polis, respectueux, ce qui confirme, une fois encore, l'absence d'amitié authentique et l'impossibilité d'établir une communication plus naturelle. Les deux compositeurs, dont les relations se cantonnent à une simple courtoisie, se rencontrent encore à l'occasion de l'exécution de la Symphonie n° 7 de Prokofiev le 11 octobre 1952. Chostakovitch félicite son aîné et précise : « je suis un simple auditeur qui aime la musique en général et la vôtre en particulier. »

Quelques mois plus tard, la santé de Prokofiev, devenue très préoccupante, amène Chostakovitch, qui bénéficiait à ce moment d'une certaine influence grâce à une certaine soumission, de parade ou acceptée, à jouer de sa position pour permettre à son collègue d'obtenir des soins de meilleures qualités. Son intervention auprès du ministre Molotov conduisit à sa prise en charge à l'hôpital du Kremlin, privilège obstinément refusé jusqu'alors ! Il faudra attendre plusieurs années après la mort de Prokofiev, qui décède le même jour que Staline à Moscou le 5 mars 1953, pour que la politique officielle revienne sur « les erreurs du passé » afin d'entamer un courant de réhabilitation. Nous sommes en février 1958. Ainsi, Prokofiev, Chostakovitch, Khatchatourian, Miaskovsky et d'autres retrouvent, bien que tardivement, leur honneur.

Peu de personnes assistèrent à son enterrement mais Chostakovitch faisait partie du mince cortège. Les dernières années, les deux hommes connaissaient des échanges plus cordiaux favorisés par des séjours communs dans une maison attribuée aux artistes, à Ivanovo, au cours des étés 1944 et 1945, et aussi par leur sort commun au cours des événements tragiques de la mise au pas de 1948. Les relations entre et ne franchirent jamais le stade de la politesse, du respect et d'une admiration souvent circonscrite par des critiques argumentées. Sans agressivité. Après la création, le 12 octobre 1952, de la Symphonie n° 7 d'un Prokofiev très diminué par la maladie, Chostakovitch, présent, le félicite et ne cache pas son enthousiasme : « je vous souhaite au moins cent autres années de vie et de création. Ecouter des œuvres telles que votre Symphonie n° 7 rend l'existence plus facile et plus joyeuse. »

* À nos lecteurs : La publication de cet article a été décidée par la rédaction avant même le début des manœuvres militaires russes qui ont abouti à l'invasion armée de l'Ukraine. Nous avons pris la décision de publier cet article malgré le bouleversement causé par le déclenchement de la guerre par la Russie contre son voisin ukrainien. Sur la question de la place que les Européens de l'ouest et du centre doivent faire aux artistes et à la culture russes durant ce conflit entre deux peuples à l'histoire si intimement entremêlée, ResMusica considère – à l'instar de l'Opinion de Vincent Guillemin « Guerre en Ukraine : des violons plutôt que des canons » publiée le 11 mars 2022 – que la culture russe et ses figures créatrices sont une part intégrante de la culture européenne et mondiale. Dès lors et aussi longtemps que cette culture et ses représentants ne sont pas un instrument au service d'un pouvoir politique qui bafoue les valeurs humanistes et viole les droits fondamentaux reconnus par la communauté internationale, nous considérons de notre devoir de ne pas rejeter l'art et la musique russes. Cela est particulièrement vrai de figures historiques incontestables telles que Prokofiev et Chostakovitch, dont nul ne peut contester qu'ils n'ont rien de commun avec le régime politique en place. Ils ont payé chèrement leur combat pour une création artistique intègre et la résistance aux diktats du politique. Leurs parcours de vie et de création s'avèrent être un témoignage d'une brûlante actualité pour les mélomanes et les artistes d'aujourd'hui, mais plus généralement pour chacun et chacune d'entre nous qui aspire au respect des droits universels et à la paix.

Sources complémentaires

CARON Jean-Luc, Dimitri Chostakovitch, Bleu nuit éditeur, 2021.

DORIGNÉ Michel, Serge Prokofiev, Fayard, 1994.

FAY Laurel E., Shostakovich. A Life. Oxford University Press, 2000.

LE GUAY Laetitia, Serge Prokofiev, Actes Sud/Classica, 2012.

MEYER Krzysztof, Dimitri Chostakovitch, Fayard, 1994.

WILSON Elizabeth, Shostakovich. A Life Remembered, Faber & Faber, 2006.

Crédits photographiques : DR

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