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Jean Rondeau à Bruxelles : les Variations Goldberg ou la quête de l’absolu par le silence

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Bruxelles. Bozar, salle Henri Leboeuf. 12-II-2022. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Variations Goldberg, Clavier-übung IV, aria et trente variations pour le clavecin à deux claviers, BWV 988. Jean Rondeau, clavecin

En marge de la sortie chez Erato de son tout nouvel enregistrement, a donné à Bozar-Bruxelles les variations Goldberg de J.S Bach : une vision originale, entre mysticisme musical et plénitude zen.

Dans une salle Henry Leboeuf plongée dans le noir absolu, alors que le public a juste pu deviner l'entrée de l'artiste, s'élancent, sans aucun applaudissement préalable, les premières notes d'une improvisation, sorte de prélude non mesuré d'où émerge progressivement la fameuse ligne de basse commune, charpentant harmoniquement l'aria et les trente variantes à venir des « Goldberg ». Et soudain, quand débute enfin le thème liminaire de J.S. Bach, la Lumière jaillit des Ténèbres, et illumine, tamisée, le plateau, tel le Logos se faisant chair aux prolégomènes de l'Évangile de Jean.

Car il s'agira ici d'un parcours sinon mystique – Soli Deo Gloria, comme l'écrivait le compositeur – du moins initiatique en un thème, trente étapes, et une reprise : on se souvient du rapprochement qu'avait déjà osé Scott Ross voici presque quarante ans, entre les trente essercizi publiés en 1738 par Domenico Scarlatti (en fait, les trente premières sonates du catalogues Kirkpatrick) et les trente « Veränderungen » (métamorphoses en quelque sorte) sur une aria de base (1740 au plus tard) que constituent la quatrième partie de la Clavier-übung selon . Il s'agit donc pour avant tout ici d'un exercice, tel que le suggère la traduction du terme, non instrumental « pour» le clavecin mais métamusical « par » le biais des deux claviers de l'instrument. Au-delà de la simple virtuosité et de la maîtrise – scripturale ou digitale – il s'agit aussi d'un traité théosophique en trente-deux chapitres, contemplation ésotérique de l'Univers en son unité fondamentale par sa diversité même et par son illumination intérieure, contemplation venue du silence pour y retourner.

Préside à l'interprétation un clavecin signé Jonte Knif et Arno Pelto, de 2018, donc de conception plus récente que celui retenu, en provenance du même atelier, pour le récent enregistrement. La finesse de l'instrument semble au départ quelque peu noyée dans l'acoustique éparse et réverbérée du vaste vaisseau Henri Leboeuf, mais après quelques temps d'apprivoisements auriculaires, l'auditeur attentif peut en toute plénitude en apprécier les sonorités mordorées et la magnificence timbrique de la moindre résonance harmonique.

s'applique – à de rares exceptions près – entre autres les variations IV et VIII , si notre mémoire est exacte – à respecter la majorité des reprises, chaque fois en ornementant de manière plus ou moins discrète mais toujours savante la redite –jusqu'à faire des » doubles » de l'aria initiale quasi une variation en soi ! Si la première variation impose comme à l'habitude une brutale et salutaire rupture de tempo, l'œuvre évoluera au gré des veränderungen souvent dans des tempi plutôt mesurés avec le caractère implicite de la danse stylisée. Mais l'élargissement du temps musical invite, par le côté naturellement chantant de l'approche, même au sein des écueils polyphoniques les plus complexes, l'auditeur davantage à la méditation qu'à tout aspect purement ludique. On rejoint sans doute par ses chemins détournés la vocation première voulue par son commanditaire le comte Keyserling qui, selon la légende, aurait voulu, par la réflexion musicale portée à son ultime degré de perfectionnement, meubler son inquiétude métaphysique d'insomniaque.

L'interprète considère aussi chaque variation comme une œuvre en soi participant à un grand tout, souvent isolée de sa suivante par une plage de silence variable. C'est ainsi qu'au mitan de l'œuvre, le canon à la quinte de la quinzième variation, première du mode mineur au sein du parcours labyrinthique fondamentalement en sol majeur, est ponctuée d'une longue interruption quasi abyssale et angoissante, avant l'ouverture à la française de la variation XVI, à la fois salutaire reprise en main du discours et prélude à la seconde moitié de l'œuvre.

Mais cette stratégie de la tension en creux, à la fois par la relative lenteur des énoncés, par cette gestion du silence – mot figurant en majuscule dans le livret du double disque récemment paru – et par cette pudique retenue (aux antipodes des premiers enregistrements studio de l'artiste, quand l'on songe – dans un tout autre répertoire – à son disque « Vertigo » très extraverti, Clef d'or ResMusica) aboutit à des sommets quasi insoutenables au fil du canon à la septième de la variation XXI, ou l'écheveau harmonique quasi inextricable de la pathétique variation XXV (toutes deux de nouveau en sol mineur).

Parvenu à ce point de rupture, l'artiste qui a jusque là quasi joué par cœur, retourne au plus près de la partition et enchaîne plus naturellement les plages comme si le flux du discours pouvait dès lors retrouver une plus grand spontanéité agogique, voire une certaine urgence rythmique jusqu'à la jubilatoire toccata de la variation XXIX toute de liberté et de spontanéité joviales retrouvées. Mais le quodlibet – avec pourtant ses citations de chansons populaires – réserve la surprise d'une sphère contemplative et presque nostalgique avant la reprise da capo tant attendue du thème liminaire.

Par sa gestuelle retenue, Jean Rondeau impose un long mutisme au public une fois la dernière note égrenée, avant le moindre applaudissement. La main sur le cœur, l'artiste salue avec modestie un auditoire conquis et enthousiaste au terme de ce parcours de plus de cent minutes, « feuillage-univers, poumon des étoiles surprises dans leur sommeil » pour citer le beau texte placé en exergue du programme signé Christian Bobin.

Crédit photographique ; Jean Rondeau © Xavier Voirol & Clément Vayssières

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