Quatuor n° 9 de Philip Glass par le Tana Quartet : l’ampleur de l’émotion

Avec le récent Seven string quartets du Quatuor Tana, on croyait posséder l'intégrale des quatuors de Philip Glass. Une certitude que vient ébranler la demande faite par le quatuor français au compositeur américain de pousser le curseur jusqu'à neuf.

Si l'on excepte l'expérimental Quatuor n° 1 de 1966 (soit dix ans avant Einstein on the beach), de tout l'œuvre de Philip Glass ce sont surtout ses quatuors (à partir du n°2 Company), qui ont prophétisé dès 1982 (soit seize années après Einstein on the beach), l'avènement de la troisième période du compositeur : une période que nous avons qualifié de « classique » avant que ce qualificatif ne soit repris par la notice de présentation du présent enregistrement. Une parution providentielle, idéal compagnon de route de l'actuelle tournée des Tana, amenée à promener entre Belgique, France, Angleterre et États-Unis, cette toute nouvelle œuvre sortie de la plume du compositeur américain, passé du minimalisme au romantisme.

Neuvième opus d'un genre prisé par Philip Glass qui dit adorer son « ampleur d'émotion », le Quatuor n° 9 – King Lear, créé le 15 janvier 2022 au Bozar de Bruxelles, ouvre le disque. A l'instar du troisième quatuor (Mishima), composé à partir du film éponyme, il accole en mouvements plus conséquents les thèmes plutôt brefs de la musique de scène composée en 2019 pour le King Lear mis en scène par Sam Gold à Broadway avec Glenda Jackson (inoubliable Madame Tchaïkovski au cinéma), la flamboyante actrice y incarnait le rôle-titre, portée par la musique de Philip Glass qui, pour sa première incursion shakespearienne, accordait sans peine la mélancolie du roi devenu fou à la sienne propre. Une mélancolie qui explose dès le premier des quatre mouvements, dont le thème ample s'incline assez vite devant les suivants, tous achoppant pour finir sur une dichotomie glaçante des timbres, les zébrures graves d'un violoncelle désolidarisé d'aigus quasi-atonaux annonçant que le spleen côtoiera bientôt la folie. Chacun des trois mouvements suivants obéit à ce schéma qui fait défiler les thèmes sans les développer. Seul le cinquième s'ouvre sur l'effroi anticipé à la fin du premier, avant de conclure par le définitif d'une tempête balayant le trop-plein de tristesse. L'impression de départ de collage (en phase avec le cerveau incohérent du héros de Shakespeare ?) doit alors marquer le pas devant celle d'une unité retrouvée.

Ce condensé de vingt-huit minutes d'une musique de scène qui en avoisinait le double est magnifiquement transmis par les solistes composant le quatuor fondé en 2010 par Antoine Maisonhaute, comme par le velouté d'une prise de son (donnée essentielle des enregistrements glassiens) qui sait saisir le moindre effet de la partition, écoute chacun, différencie les différents ambitus et donne une prégnante présence aux graves. Un bonheur sonore que l'on rapprochera de celui généré par les pionniers du Kronos Quartet (Quatuors 2 à 5 chez Nonesuch), et que l'on préférera même à l'interprétation officielle, plus tranchante, des Brooklyn Riders (Quatuors 1 à 8 chez OMM).

Les quinze minutes du bref Quatuor n° 8 de 2018 concluent ce beau disque avec la sagesse des classiques. Déjà enregistré par OMM, rappelons, à son sujet, le malicieux jugement de Philip Glass: « Le Quatuor n° 8 est le genre de pièce qui vous amène à penser que le Quatuor n° 9 est inévitable. » Dont acte.