Le dialogue des générations à la Biennale des quatuors à cordes
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Paris. Cité de la Musique – Philharmonie .10ᴱ Biennale des quatuors à cordes.
15-I : Amphithéâtre. Philippe Manoury (né en 1952) : Quatuor à cordes n° 1 « Stringendo » ; Quatuor à cordes n° 3 « Melencolia » ; Clara Olivares (née en 1993) : Spatiphyllum’s Supreme Silence (CM). Quatuor Arditti : Irvine Arditti, Ashot Sarkissjan, violons ; Ralf Ehlers, alto ; Lucas Fels, violoncelle
18-I : Cité de la Musique. Philippe Manoury : Fragmenti – Quatuor à cordes n° 4. Quatuor Arditti. Maurice Ravel (1875-1937) : Quatuor à cordes ; Robert Schumann (1810-1851) : Quatuor à cordes n° 3 en la majeur, op.41 n°3. Quatuor Leonkoro
19-I : Amphithéâtre. Antonín Dvořák (1841-1904) : Quatuor à cordes n° 8 ; Sofia Goubaïdoulina (née en 1931) : Quatuor à cordes n° 2 ; György Ligeti (1923-2006) : Quatuor à cordes n° 1 « Métamorphoses nocturnes ». Quatuor Hanson : Anton Hanson, Jules Dussap, violons ; Gabrielle Lafait, alto ; Simon Dechambre, violoncelle
20-I : Amphithéâtre. Antonin Dvořák (1841-1904) : Quatuor à cordes n° 9 ; Benjamin Attahir (né en 1989 : Al Dhikrâ pour quatuor à cordes (CM). Quatuor Van Kuijk : Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre-Bulle, violons ; Emmanuel François, alto ; Anthony Kondo, violoncelle
Fidèles et irremplaçables, les Arditti étaient à l'affiche de la 10e Biennale de Quatuors à cordes pour servir la musique d'aujourd'hui ; celle de la jeune Clara Olivares au côté des quatuors à cordes de Philippe Manoury, compositeur dont on fête cette année les 70 ans.
Les quatre quatuors à cordes de Manoury, de Stringendo à Fragmenti, occupent une période très concentrée et relativement tardive de sa création (de 2010 à 2015) mais il faut mentionner l'existence d'une première partition en 1978 que le compositeur a retirée de son catalogue. Il faut également distinguer dans ce corpus des quatuors à cordes, les « grands » (Tensio et Melencolia) et les « petits » (Fragmenti et Stringendo).
Comme ses successeurs, le Quatuor à cordes n° 1, « Stringendo », porte un titre italien, « pour mieux l'extirper de sa matrice germanophone », explique le compositeur. L'œuvre est conçue en plusieurs séquences façonnant différentes physionomies sonores tels ces « sons à l'envers » particulièrement prégnants. Le discours est éruptif et l'espace éclaté dans un premier temps précédant le travail spécifique dans la zone des harmoniques aiguës et l'apparition des pizzicati sous forme de strates rythmiques très ligétiennes. Le geste fulgurant s'exerce dans un final en accelerando (stringendo) où la matière se densifie jusqu'à saturation. L'intelligence du texte et l'anticipation du geste des Arditti comblent tout à la fois les yeux et les oreilles.
La Philharmonie de Paris a passé commande à la jeune Clara Olivares (tout juste 29 ans) dont le premier quatuor à cordes, Spatiphyllum's Supreme Silence, est donné en création mondiale par les Arditti. Le titre fait référence à la plante éponyme dont le développement observé par la compositrice a éveillé son imaginaire sonore. Dans un traitement de l'espace très maîtrisé, Clara Olivares sculpte sa matière avec acuité et plasticité, entre fragilité des textures et blocs harmoniques, vibration sensible et gestes énergétiques : un bijou serti par les archets de nos quatre artistes.
C'est le Quatuor à cordes n°3 de Philippe Manoury qui referme le concert. Chef-d'œuvre de quarante minutes, créé en 2013 par le Quatuor Arditti, « Melencolia » profite des acquis de Tensio, le deuxième quatuor à cordes écrit entre 2010 et 2012, où l'électronique en temps réel agit sur l'écriture des quatre cordes. Cet autre chef d'œuvre inscrit à l'affiche de la Biennale a malheureusement été supprimé pour cause de Covid. Le titre de ce troisième quatuor à cordes est emprunté à la gravure d'Albert Dürer de 1514 où le mot « melencolia » s'inscrit en fond de toile, sur la face interne des ailes d'une créature volante. L'attitude pensive du grand ange et l'aspect chaotique du décor auront sans doute nourri l'inspiration du compositeur.
Une pensée électronique traverse l'écriture de l'œuvre (dédiée à l'ami et frère en mélancolie Emmanuel Nuñes) dotant chaque pupitre d'un jeu de trois crotales : source de résonance pour le quatuor et instrument du rituel comme dans Mantra de Stockhausen. L'œuvre s'articule en neuf « formants », débutant et se refermant sur les sons liminaux des harmoniques aiguës, matière fragile et instable qu'irradie délicatement le son des crotales. La synergie des archets est à l'œuvre dans des développements furieux, des mouvements giratoires rappelant Messagesquisse de Boulez, des constellations de points, nuages sonores ou sons toupies vrillant l'espace de résonance. Obsédante également est cette pulsation très manourienne (elle reviendra dans sa Partita pour violon) marquée par d'énergiques pizzicati. Ils strient l'espace du sixième formant – lamento in memoriam Emmanuel Nuñes – dont le thrène mélodique sera lui aussi réexploité dans la même Partita. Le rôle des crotales est ici démultiplié, dans un formant aux allures de cérémonie imaginaire. Entre archet sur la corde et baguette sur les crotales, le jeu des Arditti est saisissant et les sonorités hypnotiques dans un parcours semé d'ombre et de lumière où nous immerge la pensée manourienne.
Des « fragmenti » – Quatuor à cordes n°4 de Manoury, les Arditti ne font qu'une bouchée, détaillant chacune des miniatures avec une aisance déconcertante. Ce sont onze fragments parfois aphoristiques (les interludes 4 et 7) qui font alterner calme et furie, texture transparente au bord du silence ou polyphonie dense et mouvante : une idée ou un geste par « fragment », excluant toute velléité de développement.
Éloge de la jeunesse
Les Arditti devaient céder la place au Quatuor Takács sur la scène de la Cité de la Musique. C'est le jeune Quatuor Leonkoro (fondé en 2019) qui le remplace, modifiant également le programme où Robert Schumann (Quatuor à cordes en la majeur, op.41 n° 3) et non Antonín Dvořák comme prévu, côtoie le Quatuor à cordes en fa majeur de Ravel. C'est dans l'interprétation de ce dernier que se révèle l'incroyable talent de cette phalange, jouant debout avec une maîtrise et une élégance rares. L'intonation est irréprochable, l'homogénéité du timbre étonnante et l'écoute mutuelle toujours active. Le geste est sobre et la musique respire avec naturel : une féérie toute ravélienne !
Signe particulier, ils portent tous les mêmes chaussures blanches ; les Hanson, du nom du premier violon, travaillent ensemble depuis 2013 et viennent de sortir un CD chez Aparté. Au côté de Dvořák, ils ont mis à leur programme deux pièces du XXᵉ siècle dont ils semblent plus familiers. On les sent un peu nerveux dans le Quatuor à cordes n° 8 du Pragois. Les équilibres ne sont pas toujours atteints ni les aigus très contrôlés. Le premier mouvement est un rien précipité. La sonorité peine à s'épanouir et à trouver sa couleur dans l'Andante. Si les mêmes difficultés se retrouvent dans le finale, les quatre musiciens brillent davantage dans un scherzo bien dessiné.
Ils sont plus inventifs et concentrés dans le Quatuor n° 2 de la compositrice russe Sofia Goubaïdoulina. Certes la pièce est courte (8′) et le caractère ludique, avec ce jeu de couleurs mené par les quatre pupitres en relais sur un sol médian entretenu durant toute la première partie. La seconde est plus exploratoire où s'embarquent les musiciens avec une belle écoute mutuelle et des sonorités finement évocatrices. Le Quatuor à cordes n° 1 “Métamorphoses nocturnes » de György Ligeti figurant sur leur dernier CD est désormais inscrit à leur répertoire. Légèreté des archets, assurance du geste et vitalité du son s'exercent dans une partition tout en contrastes dont ils ont mûri l'exécution et dont ils donnent avec beaucoup d'acuité sonore leur vision personnelle.
De la même génération, le Quatuor Van Kuijk fête cette année ses dix d'existence, une première étape dans le parcours d'une discipline réclamant une telle exigence. Ils ont choisi de débuter leur programme par Antonin Dvořák et son Quatuor à cordes en ré mineur n° 9. L'intonation y est soignée et l'envergure sonore à la mesure de l'écriture foisonnante dans un premier mouvement Allegro solidement charpenté et énergétique. Ils s'engagent de même dans le scherzo alla polka placé ici en seconde partie où le violoncelle semble un peu en retrait face à la projection des deux violons. Les cordes en sourdines acquièrent de la suavité dans un Andante qui ronronne un peu sous les archets. Le sursaut n'en est que plus théâtral dans le Poco allegro final traversé de contrepoint et de fugatos offensifs qui exercent la qualité incisive de leurs archets.
Al Dhikrâ (La mémoire en arabe) donné en création mondiale dans la seconde partie du concert, est le deuxième quatuor à cordes du jeune Benjamin Attahir qui a le vent en poupe puisqu'on le retrouvera le 11 avril prochain sur la scène de la Cité de la Musique pour une autre création. Sans rentrer dans le détail de l'écriture musicale, le compositeur préfère offrir au lecteur, en guise de note d'intention, un de ses poèmes. L'idée sonore première de Al Dhikrâ s'incarne dans un melos oriental hérissé d'accents : sorte de pattern rythmique qui semble conduire la trajectoire musicale de cette partition à haute tension dont le compositeur laisse parfois retomber l'énergie pour mieux relancer le mouvement au gré d'une virtuosité d'archet grandissante. La fugue finale fait étrangement basculer l'écriture dans une rhétorique bartokienne à laquelle on ne s'attendait pas forcément !
Le bis offert par les Van Kuijk en appelle aux trésors de la musique française. Il s'agit des Berceaux, une mélodie de Gabriel Fauré transcrite pour leur formation.
Crédit photographique : © Tomoko Hidaki (Philippe Manoury) ; © Jean-Baptiste Pellerin (Clara Olivares) ; © Leonkoro Quartet (Quatuor Leonkoro)
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18-I : Cité de la Musique. Philippe Manoury : Fragmenti – Quatuor à cordes n° 4. Quatuor Arditti. Maurice Ravel (1875-1937) : Quatuor à cordes ; Robert Schumann (1810-1851) : Quatuor à cordes n° 3 en la majeur, op.41 n°3. Quatuor Leonkoro
19-I : Amphithéâtre. Antonín Dvořák (1841-1904) : Quatuor à cordes n° 8 ; Sofia Goubaïdoulina (née en 1931) : Quatuor à cordes n° 2 ; György Ligeti (1923-2006) : Quatuor à cordes n° 1 « Métamorphoses nocturnes ». Quatuor Hanson : Anton Hanson, Jules Dussap, violons ; Gabrielle Lafait, alto ; Simon Dechambre, violoncelle
20-I : Amphithéâtre. Antonin Dvořák (1841-1904) : Quatuor à cordes n° 9 ; Benjamin Attahir (né en 1989 : Al Dhikrâ pour quatuor à cordes (CM). Quatuor Van Kuijk : Nicolas Van Kuijk, Sylvain Favre-Bulle, violons ; Emmanuel François, alto ; Anthony Kondo, violoncelle