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Après avoir dirigé le Théâtre des Champs-Élysées puis le Wiener Staatsoper, Dominique Meyer est devenu intendant du Teatro alla Scala di Milano fin 2019 avec presque deux ans d'avance. Cette nouvelle saison, sa première complète, est l'occasion de faire un point de parcours et de connaître les orientations de son mandat pour encore quatre ans.
ResMusica : Après Stéphane Lissner puis Alexander Pereira, vous êtes devenu le nouvel intendant du Teatro alla Scala, de Milan. Comment souhaitez-vous développer votre mandat ?
Dominique Meyer : Je devais arriver en 2021, mais Pereira est parti en avance pour Florence. J'ai donc pris le train en marche fin 2019 avec une programmation en cours. Puis le COVID-19 s'est ajouté à cela, alors ma priorité à été de maintenir le bateau à flot. Nous avons réussi à équilibrer les comptes en 2020 malgré une perte de 29 millions de recettes de billetterie, et nous allons encore les équilibrer cette année.
Pour le reste, je ne fais pas partie des oracles : je ne me réveille pas le matin en me demandant quel sera le Grand-Œuvre. Ma priorité est de faire de ce théâtre mythique un lieu moderne, qui conjugue la beauté du passé avec tous les progrès technologiques actuels, tant pour son administration que pour la gestion du plateau et du public. Naturellement, c'est une présentation un peu austère de mon mandat, mais pour moi, ces changements sont primordiaux.
Après avec étudié longuement le traitement de l'administratif, j'ai voulu tout assainir : il y avait des retards de paiements, des dossiers ouverts depuis longtemps, un système informatique partiellement obsolète. Alors j'ai essayé de provoquer une prise de conscience, afin de ne surtout pas m'opposer aux personnels, pour beaucoup en place depuis longtemps dans les lieux, mais au contraire pour avancer avec lui. Il en a alors découlé un double-plan, écologique et technologique.
RM : Vous avez déjà présenté ces plans à plusieurs reprises, pouvez-vous les résumer succinctement ?
DM : Du point de vue technologique, il y avait quatre programmes informatiques de gestion qui ne correspondaient pas entre eux. Il fallait donc se poser la question de les relier. Mais plutôt que dépenser des fortunes pour les adapter, j'ai pensé qu'il serait mieux de faire une analyse de toutes les procédures et de les simplifier. J'ai d'abord demandé lesquelles naissaient de règles étatiques, de lois ou décrets : la réponse était 5 %. Tout le reste a été inventé sur place au fur et à mesure. Au mois de janvier, j'ai donc proposé au Maire de Milan, également Président de la fondation, une réforme, adoptée au mois de juin avec un nouvel organigramme, qui supprimait la fonction de directeur général, simple barrière entre mon poste et les directions techniques.
Nous avons ensuite changé toutes les procédures, l'organisation, puis engagé un ingénieur informatique. Après remise en ordre de l'administration et l'engagement des travaux pour dynamiser les process, nous avons introduit l'utilisation des tablettes pour les partitions de régie, avec des améliorations substantielles, tant en gain de papier que de praticité. Quand la partition est en papier, il y a des petits signes et les tops avec des ratures ; sur tablette, le metteur en scène décide un effet de lumière, et c'est ajouté pour l'intégralité des autres utilisateurs, qui voient cet effet arriver et peuvent même l'identifier par des images plutôt que par un coup de crayon mal partagé auparavant. Cela réduit considérablement le nombre d'erreur et pourra à terme être généralisé à l'orchestre ainsi qu'aux chanteurs.
Sur le plan écologique, nous avons réalisé une analyse de l'efficience énergétique. En plus des tablettes, nous allons installer des LED, afin d'améliorer les éclairages et de les rendre plus vertueux. Puis nous allons modifier notre façon de travailler dans les ateliers, car 80 % des déchets, ce qui nait de la construction même des décors, sont actuellement mélangés. Là-dessus, le Royaume-Uni est très en avance et nous allons adapter nos méthodes afin de plus recycler ; d'ailleurs, je suis ici appuyé par la jeune génération, très mobilisée sur ces sujets.
RM : Avez-vous aussi prévu des améliorations également visibles directement pour le public ?
DM : Bien entendu. Nous sommes en développement d'un système de streaming indépendant, comme à Vienne, afin de proposer nous-même les vidéos de nos productions. Puis nous allons remplacer les petits écrans sur chaque siège par des tablettes, avec la possibilité d'y intégrer des images et huit langues, quand seules deux étaient disponibles auparavant.
Concernant les prix des places, après une étude détaillée du taux de remplissage de chaque siège, nous avons confirmé nos impressions. Le premier problème identifié était qu'il y a moins d'abonnés qu'avant : moitié moins en six ans. Ce problème provient évidemment principalement des prix, puisqu'à force de les augmenter, on a évincé les gens qui aiment l'opéra pour ne plus faire venir que ceux qui ont de l'argent… et il y en a moins. Puis la salle a été réadaptée pour mettre même les fonds de parterre ou certains fonds de loge en 1e catégorie, le résultat étant que la moitié des places étaient devenues de la 1e catégorie.
Autrement dit : il fallait trouver 500 couples chaque soir en capacité de payer environ 500 €. Non seulement c'est impossible, mais en plus, nous ne pouvions plus toucher que les riches milanais ou des touristes fortunés, donc cela faisait baisser la qualité musicale du public. Nous avons donc réorganisé le plan de salle, remis de la 2e catégorie en bas, nettoyé les fonds de loge presque sans visibilité. Puis nous avons reconfiguré les abonnements, car ils étaient basés sur quinze spectacles avec des prix identiques pour l'Academia comme pour les grands soirs avec Netrebko. S'est ajoutée la possibilité pour les familles qui achètent deux places adultes de pouvoir emmener les enfants pour quinze euros chacun, avec une prise en charge de la différence par un nouveau sponsor, Esselunga.
RM : Dans le double contexte d'une arrivée prématurée et de crise sanitaire, comment avez-vous monté les premières saisons ?
DM : Naturellement, on a des idées de base : il faut pour Milan un programme avec une forte sensibilité italienne, dans lequel on doit proposer des ouvrages de la période baroque jusqu'à des créations contemporaines, avec des excursions vers les répertoires français, germaniques, slaves, mais toujours un centrage prioritaire sur le répertoire italien. En plus de l'opéra, partie la plus visible, il faut aussi offrir un vrai projet au ballet ainsi que pour les concerts. Il y a donc ces grands principes, puis il y a la réalité : la saison 2021 a été refaite quatorze fois…
À partir de janvier, la situation est restée suffisamment imprécise pour que nous décidions de ne plus programmer à moyen terme. Donc plutôt que continuer sans savoir ce qui serait vraiment monté, nous avons décidé de partir d'une idée simple : prévoir en dernière minute un opéra, un ballet, un concert symphonique et deux récitals chaque mois, et les préparer mois par mois. Nous avons donc préparé l'année 2021 en nous disant que si à un moment le théâtre pouvait rouvrir, nous serions prêts, et que plutôt que de jouer une seule représentation pour l'enregistrer, nous en donnerions trois ou quatre avec du public en salle.
Après l'été, nous avions encore des doutes sur les règles de distanciation, non seulement du public, pour adapter la jauge, mais surtout de l'orchestre. Nous avons donc décidé de ne prendre aucun risque et de ne proposer que des opéras pour petits ensembles : trois opéras de Rossini, La Calisto et L'Elisir d'Amore. Nous avons privilégié la prudence, notamment pour raison sanitaire, mais aussi parce que les recettes de billetterie étant en forte baisse, nous ne pouvions pas faire exploser les coûts.
RM : Maintenant que vous êtes revenu à une saison pleine, pouvez-vous nous présenter cette nouvelle saison, qui ouvre en décembre avec Macbeth de Verdi ?
DM : Concernant cette saison, nous avions une exigence de solidarité avec les chanteurs déjà prévus auparavant et qui avaient perdu leurs cachets pendant les confinements. Cette saison est donc un mélange de projets reportés et d'idées auxquelles je tenais. Nous débutons avec un grand Verdi, Macbeth, dans une distribution luxueuse, dont Anna Netrebko et Francesco Meli, habitués aux ouvertures de ce théâtre. En plus du répertoire classique et des ouvrages italiens, nous allons reprendre les grands opéras du répertoire moderne et monter The Tempest de Thomas Adès, en fin de saison. Nous allons par la suite jouer une œuvre contemporaine chaque année et avons lancé des commandes. Le risque est cependant qu'elles ne soient pas honorées à temps, car il faut souvent au moins deux ans pour écrire, et s'il y a des chœurs, nous avons besoin des partitions environ un an avant la Première. Il va donc falloir moduler avec d'autres ouvrages modernes déjà écrits, ce qui est aussi très intéressant, car beaucoup d'opéras contemporains sont créés puis mis de côté, bien qu'ils méritent souvent d'être repris.
Nous avons également fait un gros travail avec le directeur du ballet, Manuel Legris, car il y avait seize postes vacants, pourvus depuis, principalement par des danseurs de l'École de la Scala, qui permettent de maintenir une unité ainsi qu'une véritable tradition. Nous allons ouvrir avec La Bayadère, dans la chorégraphie de Noureev, mais avec un autre décor commandé à Luisa Spinatelli, car celui existant était trop poussiéreux. Puis nous avons fait l'été dernier une tournée de dix-huit spectacles en ville, lorsqu'il a été possible de rejouer. C'était formidable, notamment celui sur la scène éphémère construite sur une piscine, les Bagni Misteriosi, à côté d'un théâtre. L'accueil a été tel que nous allons reproposer ces spectacles extérieurs dès l'été prochain.
RM : Vous avez aussi développé les concerts ?
DM : En effet, nous avons créé une seconde série avec des orchestres invités, Thielemann pour une 5e de Bruckner que je n'ai jamais réussi à avoir au TCE, Salonen avec l'Orchestre de Paris, Barenboim avec la Staatskapelle Berlin, Gergiev avec le Mariinsky. Puis il y a bien sûr la série indépendante de l'orchestre, Filarmonica della Scala, avec un programme anniversaire où Mehta dirigera Barenboim au piano. En plus des récitals avec voix, nous avons ajouté une série de récitals de piano, dont évidemment Pollini, qui venait déjà tous les ans. Puis les musiciens m'ont demandé une série de musique de chambre, pour laquelle nous avons ajouté un concert par mois, dans le foyer, où l'idée est de ne pas proposer seulement les solistes principaux de l'orchestre, mais tous les musiciens.
Et puis évidemment, il y a Riccardo Chailly ! C'est le chef idéal pour La Scala aujourd'hui, car en plus d'être un très grand musicien, c'est un homme charmant et un excellent partenaire. Il adore qu'on lui présente des chanteurs qu'il ne connaît pas, il va lui-même les vérifier sur YouTube. Il s'intéresse aussi beaucoup aux metteurs en scène, puis une fois qu'il a défini ses titres et concerts de la saison, il s'intéresse au reste sans être jamais intrusif.
Afin de rendre tout plus clair, j'ai aligné son mandat de même que celui de tous les autres directeurs artistiques sur le mien : le directeur de ballet, le chef de chœur, le coordinateur artistique. Cela nous a permis de définir presque tous les titres pour les quatre prochaines saisons. Et pour l'avenir, je vais tenter de faire en sorte que les prochaines nominations interviennent plus tôt et proposer au Parlement italien une réforme afin de mieux planifier, car tous les dysfonctionnements, surcoûts, problèmes de cachets, viennent de l'unique raison que les intendants sont nommés au dernier moment. Il faut au contraire qu'ils soient définis trois ans avant et que dès leurs nominations, ils aient la signature exclusive pour toutes les actions qui engageront leurs périodes, afin de débuter dès leur première saison avec une page vierge.
Voilà comment je veux laisser La Scala après mon mandat : moderne et en parfait état de marche.