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Après trois disques parus chez le label Paraty, Fanny Azzuro publie, chez Rubicon Classics, un album, « Les Paysages de l'âme », dévolu aux Préludes de Sergueï Rachmaninov. À cette occasion, nous lui avons posé quelques questions au sujet de ce projet intéressant.
ResMusica : Comment est né le projet de rassembler tous les Préludes de Rachmaninov sur un seul album ?
Fanny Azzuro : Ce projet est né à la suite d'un concert à La Folle Journée de Nantes autour du thème de l'exil en 2019. Je proposais alors à René Martin (ndlr : le directeur artistique) de jouer les Variations sur un thème de Corelli ; c'est lui qui a eu l'idée de rajouter au programme quelques Préludes de Rachmaninov. J'y ai découvert une série de pièces qui m'ont transportée.
Cette passion pour le répertoire russe, c'est avant tout l'histoire de cette rencontre fortuite et singulière avec mon maestro, Boris Tetrushansky, formé par les plus grands de l'école russe, à savoir Heinrich Neuhaus et Lev Naumov. Cette rencontre a été la plus déterminante et la plus percutante de mon parcours pianistique. J'ai changé ma manière d'aborder le clavier, mes sonorités et ma technique.
RM : Dans quelle mesure, ce disque, est-il la continuation des idées que vous avez développées dans l'album « 1905 Impressions » ?
FA : Je reste proche des compositions de cette époque du début du XXe siècle, puisque la majorité des Préludes ont été composés entre 1901 et 1910. Rachmaninov n'était pas forcément touché par la musique de Debussy ni par celle de Ravel ; cependant, on remarque que, malgré son attirance naturelle pour la musique romantique de Chopin ou celle de Schumann, il a forcément été influencé par ces compositeurs français vivant à la même époque.
Le domaine pictural, proche des impressionnistes (qu'ils le veuillent ou non), est également si cher au cœur de Rachmaninov, qui d'ailleurs affirme dans ses écrits s'être inspiré de tableaux. Pensons notamment au chef-d'œuvre de L'Île des morts, et aux Études-Tableaux ! Et puis, mon nouveau disque Les Paysages de l'âme, est également conçu autour d'un thème évoquant la nature, comme je l'avais envisagé pour mon précédent album 1905 Impressions.
J'ai récemment donné en concert les Miroirs de Ravel, en terminant par La Vallée des cloches et en continuant avec le premier Prélude op. 3 n° 2 de Rachmaninov, j'ai immédiatement pensé que l'inspiration des cloches, de la nature et des paysages était un thème commun à ces deux compositeurs.
RM : Depuis quand jouez-vous les Préludes de Rachmaninov, que ce soit en privé ou dans les salles de concert ?
FA : J'avais travaillé deux Préludes lors de mes études au Conservatoire de Montpellier à treize ans. Mais finalement, je n'ai découvert l'ensemble de ce répertoire que très récemment, en commençant par travailler sept préludes de l'opus 32, joués en concert pour la première fois en février 2019 à l'occasion d'un concert à la Folle Journée de Nantes.
C'est grâce au confinement que j'ai pu enregistrer l'intégrale en toute sérénité en février 2021 à l'Auditorium de Vincennes. J'avais enfin du temps pour pouvoir travailler dans les détails et intégrer ce répertoire qui est très dense. Je l'ai joué pour la première fois en public le 15 août 2021 et j'ai hâte de donner l'intégrale des Préludes à Paris au Musée Guimet le 16 décembre prochain.
RM : Quelle est votre approche interprétative de ces œuvres : explorer des sources et étudier la biographie du compositeur ou plutôt traiter sa musique par son caractère universel et l'aborder d'une façon purement intuitive ?
FA : Ma première approche a été intuitive, j'ai déchiffré l'ensemble de ces pièces avec une grande émotion pendant le confinement. J'ai aimé ce moment solitaire et j'ai ensuite décidé de partager l'aboutissement de mon travail avec Boris Petrushansky, c'était important pour moi d'enrichir mon jeu avec ses conseils que je suis depuis dix ans maintenant. On a beaucoup évoqué les poètes russes, notamment Tiouttchev, que je ne connaissais pas du tout. Il m'a parlé de la littérature russe, des mélodies de Rachmaninov et de son affection et son attrait pour la mélodie et les chanteurs, de ses concertos en faisant des parallèles (j'ai d'ailleurs travaillé au même moment le Concerto pour piano n° 2 et les Études-Tableaux) ; et j'ai voulu, dans un deuxième temps, en savoir plus, car j'avais un peu de temps libre et j'étais curieuse… Après avoir enregistré le disque, je suis allée à la Bibliothèque Nationale de France pour pouvoir en apprendre plus sur la vie de Rachmaninov, son environnement. J'essaie de mettre en parallèle des poèmes avec sa musique. J'ai été heureuse de découvrir quelques ouvrages bien différents et complets sur sa vie qui me permettent de mieux appréhender sa musique. Mais, comme il le disait lui-même, « L'âme perçoit intuitivement la nécessité d'un crescendo ou d'un diminuendo, la durée même d'une pause, ou de chaque note qui la suit. L'âme d'un artiste lui dicte combien de temps tenir telle pause. » Suivre son instinct m'apparaît primordial.
RM : Comment trouvez-vous cette musique par rapport à l'œuvre intégrale du compositeur ?
FA : Rachmaninov était un grand pianiste, on le ressent en jouant ses compositions. Malgré les difficultés qu'elles présentent, il s'agit d'une écriture très pianistique. J'ai ressenti différentes similarités avec son deuxième concerto, également avec le troisième, notamment des passages à sonorités et harmonies orientales — on pense à l'apport du groupe des cinq — et une grande proximité avec les Études-Tableaux (op. 33 et op. 39) qui sont également des sortes de « miniatures » (plus développées que les Variations), des petits poèmes variés. Selon moi, les Préludes sont l'un de ses plus grands chefs-d'œuvre pour piano.
On peut faire également le lien entre ses mélodies et certains de ses préludes, notamment le n° 10 op. 23 qui est l'un de mes préférés, très lyrique, si proche du bel canto de Chopin. Il avait un grand ami, la basse Chaliapine avec qui il avait l'habitude de jouer : cela l'a forcément inspiré. Finalement, toute son œuvre date d'avant sa période d'exilé aux États-Unis, et les années 1900 marquent une de ses périodes les plus denses de composition.
Rachmaninov a été fortement inspiré par la musique sacrée orthodoxe, il compose sa Liturgie de saint Jean Chrysostome juste avant les Préludes op. 32, les Vêpres sont aussi une œuvre phénoménale ; et on entend ces chants, ces chœurs, dans nombre de préludes, notamment le n° 4 op. 32 où le début est composé comme une sorte de choral, avec un caractère très vocal.
RM : Quelles sont les particularités de la musique de Rachmaninov que vous souhaitez souligner dans votre prestation ?
FA : Je suis très intéressée par l'aspect bel canto de ses Préludes, un chant à la main droite accompagné tendrement par la main gauche (op. 32 n° 5) qui baigne dans des harmonies délicates ; il est important de trouver un jeu legato du chant dans les préludes lents. Concernant les préludes plus dynamiques, je tiens à ne jamais prendre de tempi trop rapides pour pouvoir profiter de chaque harmonie délicieuse, et je trouve essentiel de savoir manier les pédales, car elles ont une « âme », comme le disait si bien Rachmaninov. Savoir jouer avec la pédale tonale est complexe, cela demande un grand travail afin d'acquérir une clarté pour que rien ne soit brouillé, savoir profiter finalement de ce que nous offre le piano moderne me paraît essentiel.
Il est aussi important de souligner le caractère russe de tristesse et celui de nostalgie, mais dans une prise de parole toujours humaine et sincère : « La musique vient du cœur et ne parle qu'au cœur ; elle est amour ! La sœur de la musique est la Poésie et sa sœur est le Chagrin ! » Rachmaninov. Il faut oser exagérer les contrastes pour enrichir la palette sonore (pianississimo à un triple forte…), le plus difficile est de réussir à contrôler le son des préludes lents.
Ce qui me touche c'est l'architecture de chacune de ces 24 pièces, dont les climax sont explosifs mais souvent contenus. Ils sont introvertis : on ressent une certaine pudeur dans la musique de Rachmaninov, et, même si elle est dans la lignée romantique, il ne faut pas la jouer de manière virtuose et trop rapide. Elle est avant tout expressive, c'est de la poésie.
RM : Votre interprétation offre une grande diversité expressive : certains Préludes sont très lyriques tandis que d'autres se montrent virtuoses, certains ont des traits « impressionnistes », d'autres « expressionnistes » et descriptifs. D'où provient cette variété ? Quelle démarche avez-vous adoptée pour ne pas tomber dans le piège de la monotonie ?
FA : C'est tout d'abord la richesse et la diversité de l'écriture de Rachmaninov qui permet d'offrir ce résultat, nous sommes des passeurs, et en tant qu'interprètes, nous essayons de révéler au mieux la profondeur de cette musique. Je pense que, dans cette musique, il est difficile de tomber dans la monotonie, de part la richesse architecturale de chaque prélude avec des climax dans chacune des pièces, qui peuvent être assez impressionnants, notamment dans les Préludes op. 32 n° 13 et op. 32 n° 4, des crescendi qu'il faut réussir à graduer sur plusieurs pages. Le secret c'est de savoir prendre son temps et des tempi assez lents dans les préludes lyriques et (im)poser son son, la plus grande difficulté « technique » pour un pianiste est d'ailleurs de savoir tenir en haleine l'attention de son auditeur avec un morceau lent, car le contrôle du son « entre deux notes » est un savoir complexe.
Enfin, pour les préludes plus « sonores » et « grandioses », j'ai essayé d'imaginer un véritable orchestre ; en déchiffrant le dernier prélude op. 32, j'y ai entendu des appels de cors, en pensant très fort à mon frère cor solo au Deutsche Oper Berlin (qui me manquait !), et j'ai imaginé une orchestration en jouant beaucoup avec les trois pédales, notamment la pédale tonale pour pouvoir libérer certaines harmonies dans les deux dernières pages qui sont pour moi le point culminant de toute cette œuvre. À vrai dire, j'y ai laissé des larmes, toute seule, devant mon piano ! L'aspect d'une « rythmique implacable » m'a rappelé mon travail de la Sixième Sonate de Prokofiev, notamment dans les Préludes n° 3, n° 8 op. 32 et n° 5 op. 23.
Si par expressionnisme on entend l'extrême intensité de l'émotion, cela provient de mon travail avec Boris Petrushansky qui, pendant ces dix dernières années, m'a poussée dans mes retranchements, et j'ai l'impression de prendre plus de risques au niveau musical en « osant », quand je le ressens, certains ritenuti ou phrasés lyriques comme si un chanteur était à ma place. Il est vrai que, par exemple, le Prélude op. 32 n° 5 est plus écrit dans un style « impressionniste », si, par ce mot, on pense à une atmosphère plus englobée dans une pédale continue avec des mélanges d'harmonies et à un jeu de couleurs et d'impressions fugace. Dans le Prélude op. 32 n° 6, il s'agit plus d'un caractère chatoyant et fluide, un rêve évanescent… Je pense maintenant au final de la Sonate funèbre de Chopin, les deux premières notes sont les mêmes.
RM : Lesquels des Préludes de Rachmaninov aimez-vous le plus et pourquoi ?
FA : Comme je l'évoquais, j'ai « craqué », émotionnellement parlant, pour le dernier Prélude op. 32 n° 13, qui est, pour moi, l'aboutissement de tout ce cycle, un moment musical d'une grandeur unique. En jouant ce prélude, je peux ressentir des frissons, mais c'est aussi dû au fait que c'est la dernière pièce. Après ce vrai défi pianistique en concert, je ressens une certaine fierté et une fatigue, mais on veut aller jusqu'au bout et faire « exploser » les basses du piano, donner tout ce que l'on a au plus profond de soi. Dans ce début de prélude, j'entends des cors et je pense très fort au son de mon frère corniste Pierre Azzuro, avec qui j'ai beaucoup joué tout au long de mes études, et je rêve à la grandeur des Symphonies de Mahler.
J'ai une certaine affinité avec le Prélude op. 32 n° 5 que je joue les yeux fermés du début à la fin en concert. J'éprouve ce besoin de fermer les yeux pour rester dans ma bulle, comme si ce prélude venait d'ailleurs, d'un autre monde, sans bouger les mains, en jouant près du clavier… De même, concernant le Prélude op. 23 n° 4 que j'aime, avant tout, pour la retenue dont il faut faire preuve jusqu'à cette explosion d'émotion contenue au milieu de la pièce. J'ai eu beaucoup de chance d'avoir, lors de mon enregistrement, ce piano CFX Yamaha qui a été si bien préparé.
Le Prélude op. 23 n° 2 me permet d'affirmer une certaine puissance « virile » qu'il faut réussir à conserver du début à la fin. Enfin, les Préludes op. 23 n° 10 et op. 23 n° 6 sont devenus aussi des pièces que j'affectionne particulièrement, les délicieux chromatismes du n° 6 et ce pianissimo d'une émotion particulière et intense.
RM : Quels sont vos projets discographiques pour l'avenir ? Pensez-vous à rester dans le cadre de la musique du tournant des XIXe et XXe siècles ?
FA : Oui, tout à fait. Je vais continuer mon exploration du début du XXe, et rester un certain moment dans l'univers de Rachmaninov. J'ai pensé à enregistrer dans quelques années les Études-Tableaux ; j'ai besoin de temps pour apprendre un nouveau répertoire et me l'approprier, donc je pense sortir ce nouveau disque plutôt dans trois ans.
J'avais également pensé à une intégrale Schumann, compositeur que j'affectionne depuis ma plus tendre enfance, mais je m'en éloigne pour l'instant, privilégiant la musique russe. Pourquoi ne pas jouer également d'autres Sonates de Prokofiev, et bien évidement le Concerto pour piano n° 2 de Rachmaninov, dès que j'en aurai l'occasion. Je pense également à la Rhapsody in Blue de Gershwin que je vais jouer en novembre prochain avec l'Orchestre symphonique de Thionville-Moselle.
En musique de chambre, si j'en ai l'opportunité, graver les quintettes de Fauré, Saint-Saëns — récemment joué avec le Quatuor Talich à Lille —, et le Concert de Chausson. Je laisse les portes ouvertes à mon prochain coup de cœur ! Pour l'instant, je profite de cette saison pour proposer l'intégralité des Préludes de Rachmaninov dont je ne me lasserai jamais…