Plus de détails
Toulouse. Opéra. 19-XI-2021. Alban Berg (1885-1935) : Wozzeck, opéra en trois actes sur un livret du compositeur d’après Georg Büchner. Mise en scène : Michel Fau. Décors : Emmanuel Charles. Costumes : David Belugou. Lumières : Joël Fabing. Avec : Stéphane Degout, Wozzeck ; Sophie Koch, Marie ; Wolfgang Ablinger-Sperrhacke : le capitaine ; Falk Struckmann : le docteur ; Nikolai Schukoff, le tambour major ; Thomas Bettinger, Andres. Anaïk Morel : Margret ; Matthieu Toulouse : premier ouvrier ; Guillaume Andrieux : Deuxième ouvrier ; Kristofer Lundin : un idiot ; Dimitri Doré : l’enfant de Marie. Chœur et maîtrise (direction : Gabriel Bourgoin) et orchestre national du Capitole. Direction : Leo Hussain
Cela faisait trente ans que Wozzeck n'avait pas été donné à l'Opéra de Toulouse. Comme toute œuvre atonale, elle est un risque pour un directeur de salle. Alors, pour convaincre le public que cette œuvre n'est pas si difficile d'accès, Christophe Ghristi a parié sur la lecture esthétique et « premier degré » de Michel Fau.
« Langsam, Wozzeck, langsam ! » (« Doucement, Wozzeck, doucement »). Ce sont par ses premiers mots inquiets du capitaine qui ouvrent l'opéra qu'Alban Berg nous fait comprendre que Wozzeck est fou depuis le début, une bombe à retardement pour tous les protagonistes. Comme à son habitude, Michel Fau a confiance en l'œuvre qu'il met en scène et part du texte, du contexte historique et esthétique. Cela peut paraître simpliste mais cette approche est devenue singulière aujourd'hui et donc surprenante.
Expressionisme l'œuvre est, expressionniste la mise en scène sera ! Wozzeck est ici expurgé du fatras sociologisant habituel des metteurs en scène et du caractère univoquement victimaire du personnage et l'on assiste à une sublimation esthétique de la folie d'un fait divers tragique. La première idée expressionniste est de faire du livret un cauchemar éveillé de l'enfant (magnifiquement interprété par le comédien Dimitri Doré), qui omniprésent et lui-même déjà psychologiquement fragilisé, assiste au drame dans sa chambre, espace unique de la mise en scène, théâtre du sordide (hallucination, infidélité, manipulations) mais aussi de la tendresse (première scène avec Marie) et du métaphysique (l'idiot qui se transforme en prophète, la lecture de la bible). En appui de cette vision cauchemardesque, Michel Fau convoque les univers de Fritz Lang (comment ne pas penser à M le maudit et ses ombres portées) et Tim Burton (comment ne pas penser à Sweeney Todd et aux costumes et maquillages outranciers du cinéaste). Il rentre dans l'univers fantasmatique délirant de Wozzeck et montre avec habileté que si Wozzeck est fou, les autres personnages ne le sont pas moins. A ce titre, les seules paroles censées (l'évocation de l'enfant né hors mariage, de la vie des « pauvres gens » exprimées avec une sensibilité incroyable) sont prononcées par Wozzeck au milieu des délires névrotiques des autres personnages, tous grotesques, marionnettes dérisoires d'un monde cruel, réactionnaire et finalement inhumain. Il n'y a aucune échappatoire et la fin inéluctable semble vouloir se poursuivre inlassablement car les dernières images de la mise en scène semblent poser la question suivante : que va devenir cet enfant meurtri témoin trop tôt des errements du monde ? Un autre Wozzeck ?
S'il devait y avoir une limite à cette vision c'est que pour fonctionner pleinement, elle repose beaucoup sur la qualité des interprètes et on peut en effet se demander si elle aurait la même force sans notamment un Stéphane Degout halluciné et hallucinant, stupéfiant de justesse dans son jeu et dans le style pour une prise de rôle. Présence fantomatique, ombre menaçante toujours de biais, rasoir au bout de la main, il dessine un être toujours paradoxal, protecteur puis menaçant, victime et bourreau, pathétique et monstrueux. Vocalement, on est à la fête. La diction est irréprochable et le splendide bronze de la voix apporte des couleurs incroyables à cette partition en la rapprochant du lied. Il n'en oublie pas l'expression. Entre le minimalisme du début, la tendresse du phrasé et des modulations dans les premières scènes avec Marie, et les forte hallucinatoires du final, tout est d'une égale justesse.
Face à lui, on aura rarement vu Sophie Koch aussi investie. Peut-être moins impressionnant scéniquement que les autres personnages, le rôle est peut-être paradoxalement celui qui est le plus théâtral avec de nombreux passages de sprechgesang qui nécessitent un art de la déclamation parfaitement assuré par la mezzo qui signe ici une jolie prise de rôle, complexe dans sa composition. Habituellement tenue par une soprano, les nombreux aigus qui jalonnent la partition sont émis ici avec une tension qui reste dans la droite ligne de l'expressionnisme de l'œuvre, sur le fil.
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est le seul à avoir déjà abordé son rôle et il est par ailleurs souverain dans ce type d'emploi. Capitaine grotesque, croulant sous les breloques et le maquillage pour soigner sa mélancolie et sa névrose sur le temps qui passe, le ténor assume les incroyables sauts de registre de la partition et domine la voix de fausset délicieusement ridicule pour accentuer son jeu de scène nerveux est inénarrable de drôlerie.
Falk Struckmann a l'air de beaucoup s'amuser avec son docteur complètement obsédé par l'éternité que lui apporteront ses recherches. Si la voix est un peu écrasée par moment, il domine la prosodie pourtant redoutable du rôle qu'il impose en finalement peu de scènes.
Le tambour major délicieusement narcissique et infatué de Nikolai Schukoff est lui aussi très impressionnant dans cet art et le ténor se montre vaillant dans les innombrables aigus du rôle.
Enfin, Thomas Bettinger est un Andres percutant et Anaïk Morel une Margret sensuelle à souhait. Les autres rôles sont tous au diapason de ces incroyables interprètes et d'une vision qui sollicite beaucoup leur art de la scène.
Les chœurs assument avec précision une partie « follement » difficile et la direction de Leo Hussain, toute en contraste, soulignant les leitmotive, donne finalement beaucoup de lisibilité à cette œuvre. On sent à ce titre un travail main dans la main avec le metteur en scène pour que chaque mouvement de la musique accompagne un geste sur la scène. En ressortent une poésie et des instants fugaces d'une grande émotion comme lorsque Wozzeck remet à Marie ses quelques sous gagnés dans la journée, déchirants. Les bois et les cuivres sont magnifiquement mis en valeur et la tension ne cesse de monter sans pourtant que l'orfèvrerie de cette écriture ne se perde.
Berg lui-même refusait que cette œuvre soit un phare de la modernité. Ce Wozzeck atypique devrait réconcilier le public avec l'atonalité !
Crédit photographique : © Mirco Magliocca
Plus de détails
Toulouse. Opéra. 19-XI-2021. Alban Berg (1885-1935) : Wozzeck, opéra en trois actes sur un livret du compositeur d’après Georg Büchner. Mise en scène : Michel Fau. Décors : Emmanuel Charles. Costumes : David Belugou. Lumières : Joël Fabing. Avec : Stéphane Degout, Wozzeck ; Sophie Koch, Marie ; Wolfgang Ablinger-Sperrhacke : le capitaine ; Falk Struckmann : le docteur ; Nikolai Schukoff, le tambour major ; Thomas Bettinger, Andres. Anaïk Morel : Margret ; Matthieu Toulouse : premier ouvrier ; Guillaume Andrieux : Deuxième ouvrier ; Kristofer Lundin : un idiot ; Dimitri Doré : l’enfant de Marie. Chœur et maîtrise (direction : Gabriel Bourgoin) et orchestre national du Capitole. Direction : Leo Hussain