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Le pianiste brésilien Nelson Freire nous a quittés il y a quelques jours. La relecture des interviews qu'il accorda à Stéphane Friédérich entre 2001 et 2014, nous rappelle la personnalité de ce musicien attachant, sa manière si pudique et parfois drôle de se confier sur sa vie et son art. Voici quelques thèmes abordés avec lui. Ils composent une mosaïque révélatrice de l'un des grands artistes de notre temps.
« Au Brésil, j'étais un enfant très indiscipliné. Je jouais tout ce qui me passait dans les mains. Ce n'est qu'avec Lucia Branco et surtout Nise Obino que j'ai véritablement structuré ma personnalité musicale. Une partition doit toujours mûrir au contact d'autres répertoires. Il faut la laisser s'enrichir avant de la reprendre et décider de la donner en public. »
Les études à Vienne
« Je n'aimais pas la Vienne d'alors. J'avais 14 ans et j'ai passé deux années d'absolue solitude, sans contact avec ma famille. À l'époque, les lettres arrivaient deux fois par semaine, en provenance de Lisbonne. Ce n'est vraiment pas un très bon souvenir. Les femmes d'un certain âge avaient l'habitude de me donner de petites tapes sur la tête, ce qui me rappelait nos mères brésiliennes. Quoi qu'il en soit, j'adore la Vienne d'aujourd'hui. La ville est tellement belle. »
Chopin
« C'est un musicien dont je joue l'œuvre depuis mon enfance et d'ailleurs mon premier disque gravé à Rio de Janeiro, j'avais 12 ans, lui était consacré. J'ai grandi en écoutant les grands pianistes, Novaes, Horowitz, Gieseking… Ils ont formé mon goût musical. »
Schumann
« Je suis fou de sa musique ! Je la ressens viscéralement. Elle est si puissante qu'elle se suffit à elle-même, sans ses rapports pourtant si étroits avec la littérature. Contrairement à Chopin et à Liszt, Schumann n'a pas inventé un langage. Il était du signe des gémeaux, un signe complexe, fait de dualités que l'on rencontre chez beaucoup de grands artistes. »
Le romantisme et… la violence
« Je suis dans la nostalgie de l'époque romantique dont je sais par ailleurs à quel point elle fut violente. Ce qui me séduit aussi dans l'époque romantique, c'est que la notion du temps, des rapports humains était tout autre. Il fallait parfois des semaines pour recevoir la réponse à une lettre. Tout comme je suis nostalgique du cinéma noir américain. La violence n'y était jamais gratuite. Dans ce cinéma, elle demeurait « artistique ». »
Enseigner la musique
« Mon approche technique de la musique a toujours été centrée sur l'importance du son et non sur la mécanique digitale. C'est la raison pour laquelle même enfant, je n'ai jamais travaillé plus de deux heures par jour. J'ai toujours estimé que la chose la plus importante était la concentration dans le travail. Si vous l'obtenez, vous pouvez réaliser en deux heures ce que vous feriez mécaniquement en six heures !
Je reçois chez moi des jeunes qui attendent que je les conseille. Mais je m'exprime peu. Vous le savez, je n'aime pas non plus les interviews… Si j'avais le don de parler en public comme Alfred Cortot, je ferais des classes de maître. »
La tradition
« J'ai été formé au Brésil et en Autriche. Je serai bien en peine de distinguer deux écoles. Au début des années cinquante, au Brésil, on parlait encore de traditions nationales, de la présence des écoles allemande, russe, française… Mais, déjà, mes professeurs ne croyaient pas en ces écoles. Pour eux, le piano ne se résumait qu'à l'interprétation de chacun, dans l'instant.
La philosophie de mes professeurs, Luisa Branco (disciple d'Arthur de Greef qui fut lui-même élève de Liszt) et Nise Obino était de ne pas chercher à transmettre une tradition. Cela étant, il m'arrive de reconnaître un pianiste français ou un hongrois, voire un sud-américain par certaines pulsations ou phrasés. De toute façon, le but de toute école est la recherche du son. Tout est là. »
Les instruments anciens
« Je préfère le piano moderne, même quand il n'est pas très bon à un pianoforte. L'important est la compréhension de l'esthétique et non le choix de l'instrument. Quant à la mécanique proprement dite… Je ne regarde jamais dans le moteur d'une voiture. »
La virtuosité
« La virtuosité, c'est la qualité du son et de l'expression. La technique acquise, perfectionnée laisse s'épanouir le chant. À la limite, la virtuosité doit être imperceptible. Ecoutez la Burlesque de Richard Strauss. Je l'ai enregistrée, mais très peu jouée. C'est une œuvre terriblement difficile, très concentrée, délicate sur le plan rythmique et qui ne fait pas beaucoup d'effet sur le public. »
Ses propres enregistrements
« J'ai réalisé mes premiers disques avec orchestre sous la direction de Rudolf Kempe. Je ne crois pas que nous ayons parlé musique avant les premières séances d'enregistrements – quatre concertos gravés tout de même ! – ni même au cours des nombreux concerts qui ont suivi. Je déteste écouter mes enregistrements, et je ne le fais parfois que longtemps après qu'ils sont sortis. Sur le moment, j'entends des choses qui ne me plaisent pas. Je me console parfois en écoutant les disques d'autres interprètes dont certaines lectures ne me satisfont pas non plus. »
Les grands interprètes du passé
« Je garde une passion pour la pianiste brésilienne Guiomar Novães. Ses disques témoignent d'une personnalité hors du commun. »
Les voyages
« Je déteste les voyages, mais j'adore changer plus ou moins longtemps dans un endroit puis passer à un autre. Si je dispose suffisamment de temps dans une ville, j'aime la découvrir en profondeur. Les gens voyagent pour se détendre. Moi, c'est l'inverse. J'aime la familiarité des lieux. »
Les concours
« Je m'y sens mal à l'aise. J'étais au jury du Concours Chopin parce qu'il y avait Martha Argerich. En 2011, je suis parti après les premières épreuves du Concours Tchaïkovski. Ce n'est vraiment pas ma tasse de thé. Je ne peux pas préserver une concentration optimale et comme je veux être juste… »
La programmation des concerts
« Dans les années 70, la mode a été de programmer des récitals indigestes. Qui peut écouter les trois dernières sonates de Beethoven à la suite ? Je pars du principe qu'un concert doit être préparé comme un bon repas, ce qui m'arrange car je suis très gourmand et gourmet. Je m'intéresse davantage aux hors-d'œuvre qu'au plat principal (d'où ma passion pour les cuisines moyen-orientales et orientales !). Je m'étonne toujours que le public aime à ce point les choses roboratives… Aime-t-il souffrir ? Comme si la musique classique devait être exclusivement grave et sérieuse… »
Le jazz
« J'éprouve de la vénération pour Errol Garner, Art Tatum… Je regrette de ne pas jouer de jazz. Quand j'étais petit, j'improvisais. Cela ne compte pas. Jazz et classique empruntent des voies trop divergentes. On ne peut pas faire les deux choses en même temps, du moins à un niveau professionnel. À mon époque, en tout cas, c'était impossible. Friedrich Gulda fut une exception, même si je le considère davantage en tant que musicien classique que jazzman. »
« C'était au Japon, avec Martha Argerich. On jouait le Rondo en la majeur à quatre mains. Tout à coup, elle se trompe et me dévisage aussitôt avec un air de reproche. C'était tellement spontané que j'ai eu envie de rire. Quelques mesures plus loin, nos deux mains s'étant rapprochées, elle a volontairement accroché mon petit doigt. Il restait deux pages à jouer. Je suffoquais et je n'ai pas pu me retenir. J'ai explosé de rire en faisant passer cela pour une toux irrépressible. Il faut bien s'amuser parfois. »
L'émotion
« J'ai été pris parfois par l'émotion. Je me rappelle un Intermezzo de Brahms joué en “bis”. Il m'est même arrivé de pleurer en concert. C'est gênant. Je fais en sorte que le public ne le voie pas. »
L'avenir de la musique
« Je suis raisonnablement optimiste. L'enthousiasme des publics, le nombre de pianistes amateurs, ne serait-ce qu'en Asie… La musique sauvera peut-être l'Humanité. Retrouvons la valeur des choses importantes. Il vaut mieux vivre avec un clavier au bout des doigts qu'un téléphone portable, vous ne pensez pas ? »