Chostakovitch et Mravinski estampillent une page majeure de la symphonie soviétique
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Rares sont les compositeurs soviétiques à avoir bénéficié d’un intérêt aussi massif et constant de la part du milieu artistique que Dimitri Chostakovitch, aussi bien de son vivant que depuis sa disparition en 1975. Sa musique, ses idées publiques ou cachées, chaque pan de son existence, scrutés sans relâche par un régime politique autoritaire, ont fait l’objet de commentaires incessants de la part du monde musical, littéraire, et plus largement artistique. Les aléas et les dangers réels et menaçants du pouvoir politique dictatorial sous Staline et ses successeurs ont ponctué sa vie, ses comportements et les réactions plus ou moins opportunistes de ceux qui furent amenés à se prononcer sur ses faits et gestes, ses options humanistes et sa musique au filtre d’analyses perturbées par les peurs,les intérêts et les calculs immédiats. Cette galerie consacre des tranches de vie du monde musical soviétique centrées sur la personne et l’œuvre de Chostakovitch par ceux qui l’ont approché. Pour accéder au dossier complet : Chostakovitch par ses contemporains soviétiques
Tour à tour encensé ou maltraité par la ligne officielle du Parti communiste soviétique, Dimitri Chostakovitch aura connu tout au long de son existence une alternance éprouvante et déstabilisante de menaces sérieuses quant à son intégrité physique ou son destin de compositeur et des périodes de sentiments de puissance créatrice grisante.
Au début de l'année 1937, après une longue période de silence créateur et au risque réel et imminent de déportation, il se remet au travail et compose en trois mois seulement sa Symphonie n° 5. Condamné par l'Union des compositeurs soviétiques et mis au ban après l'affaire de l'opéra Lady Macbeth de Mzensk, la présentation préalable de sa dernière symphonie reçoit l'accord de ses pairs malgré les haines et les jalousies. Contre toute attente, après les répétitions, la création du 21 novembre 1937 débouche sur un authentique et rarissime triomphe critique, public et politique. Un jeune chef âgé de 34 ans, Evgueni Mravinski, exacerbe l'Orchestre philharmonique de Léningrad et enflamme les auditeurs. Rares furent les occasions pour le compositeur de constater une telle unanimité. Cet événement majeur inaugura une durable et fructueuse amitié, mais aussi une coopération entre Chostakovitch et Mravinski.
Le chef russe Evgeni Mravinski était né un 4 juin 1903 à Saint-Pétersbourg, ville rebaptisée Leningrad au moment de sa mort qui surviendra huit décennies et demie plus tard, le 19 janvier 1988. Après des études de biologie, il rejoint les Ballets impériaux comme acteur et pianiste répétiteur et plus tard, en 1924, il entre au Conservatoire de Leningrad où il a pour maître Alexandre Gaouk (1893-1963). Il en sort diplômé à 31 ans. Il se perfectionne ensuite auprès du célèbre chef russe Nikolaï Malko (1883-1961), suit des cours de composition et commence une activité de chef d'orchestre au Théâtre d'opéra et de ballet de Leningrad entre 1932 et 1938. Preuve de sa progression fulgurante, il est nommé premier chef de l'Orchestre philharmonique de Leningrad où il se distingue magistralement dans la direction de la Symphonie n° 5 de Dimitri Chostakovitch dont il vient d'être question. Son caractère bien trempé, exigeant, discipliné, renforçait sa puissance de travail et ses postulats esthétiques.
Chostakovitch bénéficie des qualités de ce chef, son aîné de trois ans, où dominent sa précision technique, sa fidélité au texte, sa compréhension intime et enthousiaste des œuvres défendues et enfin sa personnalité artistique susceptible d'enrichir les partitions abordées de ses lectures passionnées.
Très rapidement la carrière de Mravinski est ponctuée de réussites, initialement dans le monde romantique de Tchaïkovski (opéras, symphoniques, ballets). Son intérêt se porte aussi en direction des symphonies de Prokofiev et de Chostakovitch dont il va créer plusieurs symphonies, sans négliger la défense des musiques de Béla Bartók et Stravinski. Après la victoire incontestée de la Symphonie n° 5, Mravinski allait assurer la création de plusieurs autres symphonies du plus célèbre compositeur d'URSS.
On ne change pas une équipe qui gagne dit-on ! La formule vaut encore pour la Symphonie n° 6 que le compositeur écrit entre janvier et octobre 1939 et que le chef crée à Leningrad avec le même orchestre le 21 novembre suivant. L'œuvre plait à un tel point au public que le finale est bissé. Par contre, les autorités l'accueillent avec un froid glacial, peut-être parce que tous s'attendaient à entendre un oratorio à la mémoire de Lénine comme l'avait laissé entendre Chostakovitch lui-même. Cette magnifique musique a-t-elle paru trop méditative aux censeurs officiels ?
La terrible guerre germano-soviétique débutée en juillet 1941 conduit bientôt au siège meurtrier de Leningrad et à l'achèvement de la Symphonie n° 7 sous-titrée « Leningrad ». Sa diffusion mondiale vaudra à son créateur une renommée exceptionnelle. Mravinski, qui ne la crée pas, la dirige à Novossibirsk (Sibérie) le 9 juillet où s'est réfugié l'Orchestre de Léningrad. L'œuvre sans conteste contribue sensiblement à stimuler le patriotisme soviétique.
Toujours élaborée en période de guerre, la Symphonie n° 8, achevée le 9 septembre 1943, est offerte en création à Moscou le 3 novembre avec l'Orchestre symphonie d'Etat de l'URSS dirigé par le fidèle Mravinski qui en est le dédicataire. Il la dirige l'année suivante à Leningrad. Cet opus 65 est largement considéré comme l'une des grandes réussites du compositeur. Mais perçue et annoncée comme une démarche contre la guerre et ses horreurs, elle n'obtint pas l'adhésion des suiveurs dociles d'un Staline contrarié.
L'entente artistique et humaine entre les deux musiciens qui partagent succès et remontrances se répète à l'occasion de la création des deux symphonies suivantes. Pour résumer, il s'agit de la Symphonie n° 9. Soumise au public le 3 novembre 1945, elle déçoit le maître du Kremlin qui espérait une ode à la victoire sur le fascisme. La Symphonie n° 10 créée à Leningrad en décembre 1953, également sous la conduite de Mravinski, lequel réapparaîtra avec la Symphonie n° 12 dite « L'année 1917 », dédiée à la mémoire de Lénine. Chostakovitch fête la Révolution et en confie la création à Mravinski le 1er octobre 1961.
Après la fin du conflit mondial et en pleine paranoïa stalinienne, Mravinski fut très souvent le seul à accepter de défendre avec empressement la musique orchestrale de son ami. Mais bientôt, une ombre à ce tableau presque idyllique intervient en 1962 quand le chef d'orchestre avance des prétextes peu convaincants pour décliner la création de la Symphonie n° 13 « Babi Yar ». Sans doute reçut-il des menaces ou des tentatives d'intimidation compte-tenu du texte du poète Evtouchenko qui sans circonvolutions inutiles relatait, un thème sensible, la tragédie des juifs assassinés dans le ravin de Babi Yar, non loin de Kiev. On reprocha officiellement au poète son manque d'objectivité et sa critique du régime en l'espèce. La défection inattendue de Mravinski incommoda profondément le compositeur.
Les deux dernières symphonies ne seront pas créées par Mravinki, qui assura cependant la première exécution de la Symphonie n° 15 à Leningrad en mai 1972, quelques semaines après la création mondiale à Moscou par le fils du compositeur Maxime Chostakovitch né en 1938.
Mravinski viendra se recueillir près du corps de son ami Dimitri en août 1975 et s'éteindra à son tour trois ans plus tard. Leurs longues relations inscrivirent des pages précieuses de l'histoire du genre symphonique de leur temps grâce à leur génie créateur et interprétatif unique.
Enregistrements symphoniques de Chostakovitch par Mravinski
Les enregistrements disponibles de ses interprétations des symphonies de Chostakovitch traduisent une volonté rigoureuse et intraitable, dénuée de concession, Ses tempos en général rapides entraînent une masse orchestrale incandescente où l'émotion survient en l'absence de toute sensiblerie.
Le legs mravinskien, en dépit de prises de sons peu flatteuses, voire franchement déceptives, appartient au meilleur de l'histoire de l'enregistrement soviétique des symphonies de Chostakovitch, leur valeur de témoignages demeurent exceptionnelle. Les timbres régulièrement aigres et perçants ainsi que les dynamiques maltraitées confèrent essentiellement à ces gravures historiques une valeur de démonstrations historiques incontournables.
Le label Melodiya MEL 10 00770 propose un coffret de 6 CD riche des Symphonies n° 5, 6, 7, 8, 10, 11, 12 et 15. Le chant des forêts complète le coffret. Citons les intervenants : Ivan Petrov (basse), Vitaly Kilichevsky (ténor), Chœur académique d'Etat d'URSS, Chœur d'enfants du Collège de Moscou, Orchestre symphonique d'Etat d'URSS, Orchestre philharmonique de Leningrad. Tous bien sûr placés sous la direction Evgueni Mravinski. Les gravures ont été réalisées en concert et en studio entre 1949 et 1976. Durée : 7 heures et demie.
Quelques sources écrites complémentaires
CARON Jean-Luc, Dimitri Chostakovitch, Bleu nuit éditeur, 2021.
CHOSTAKOVITCH Dimitri, Lettres à un ami. Correspondance avec Isaac Glikman, Albin Michel, 1994.
MERLIN Christian, Evgueni Mravinsky, in Les grands chefs d'orchestre du XXe siècle, Buchet-Chastel, 2013.
MEYER Krzysztof, Dimitri Chostakovitch, Fayard, 1994.
WILSON Elisabeth, Shostakovich, A Life Remembered, faber & faber, 2006.
Crédit photographique : Evgueni Mravinski avec Dimitri Chostakovitch © DR
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Rares sont les compositeurs soviétiques à avoir bénéficié d’un intérêt aussi massif et constant de la part du milieu artistique que Dimitri Chostakovitch, aussi bien de son vivant que depuis sa disparition en 1975. Sa musique, ses idées publiques ou cachées, chaque pan de son existence, scrutés sans relâche par un régime politique autoritaire, ont fait l’objet de commentaires incessants de la part du monde musical, littéraire, et plus largement artistique. Les aléas et les dangers réels et menaçants du pouvoir politique dictatorial sous Staline et ses successeurs ont ponctué sa vie, ses comportements et les réactions plus ou moins opportunistes de ceux qui furent amenés à se prononcer sur ses faits et gestes, ses options humanistes et sa musique au filtre d’analyses perturbées par les peurs,les intérêts et les calculs immédiats. Cette galerie consacre des tranches de vie du monde musical soviétique centrées sur la personne et l’œuvre de Chostakovitch par ceux qui l’ont approché. Pour accéder au dossier complet : Chostakovitch par ses contemporains soviétiques
Sauf erreur de ma part, Yevgeni MRAVINSKI est décédé en 1988 (le 19 janvier précisément) et non en 1978, « trois ans après CHOSTAKOVITCH » – faut-il lire « treize ans plus tard » ?