Les océans intérieurs de Philippe Leroux

Une amitié et un compagnonnage au long cours unissent le compositeur Philippe Leroux au duo Delangle (saxophone et piano) à qui deux pièces de ce nouvel album monographique sont dédiées.

Certains titres chez Leroux sont indéchiffrables ou, à tout le moins, polysémiques. Le duo SPP pour saxophone et piano (2000) fait écho à PPP pour flûte et piano (1993) dont il emprunte les mêmes processus d'écriture dans une égale jubilation du son, du rythme et du mouvement. Une note est répétée au départ, dont chaque occurrence modifie l'attaque et le timbre, une note « qui contient en elle les promesses de mouvement », nous dit le compositeur : telles ces trajectoires vertigineuses qu'engagent les deux instruments solidaires (lignes) ou encore ces strates rythmiques qui se superposent (textures). Le geste est ludique autant que plastique, laissant parfois le saxophone dessiner ses propres arabesques au profil microtonal.

AMA I pour piano recycle le matériau de M, pièce pour deux pianos, deux percussions et électronique, au sein d'une écriture solidement charpentée donnant clairement à entendre le transfert de certaines sonorités électroniques dans la partition instrumentale. Jouant avec ses formules circulaires et répétitives, AMA II est une fascinante plongée dans « le ventre » du piano sous le jeu puissant d'Odile Delangle. Le travail sur les transitoires d'attaque et les phénomènes de résonance semble faire « pleurer les sons » (selon la formule de Michaël Levinas) même si l'origine de ce glissement furtif est autre, prévient le compositeur.

Conca Reatina – Ruban de Möbius est écrit pour Claude Delangle et les capacités de jeu hors nome de notre saxophoniste : le son ploie, s'ébroue, ondule, frémit, se voile (façon corne de brume) ; il est filtré, décoloré, plissé, détempéré. La trajectoire est sidérante, spectaculaire mais jamais démonstrative, pensée selon les processus de transformation qui anime le compositeur et un instinct très sûr qui guide l'invention.

Répéter… Opposer et Dense… Englouti sont deux hommages à Claude Debussy, deux commandes du pianiste Hugues Leclère relatives à ses projets autour des Préludes (2011) puis des Études (2018) de Debussy. Les attaques sont franches et les contours nets sous les doigts d'Odile Delangle dans ces deux courtes pages où Leroux s'aventure aux marges des registres et des dynamiques, dans une quête obsessionnelle du mouvement et de la résonance.

Il évoque une forme en spirale pour Noûs (2019), la pièce la plus récente de l'album dédiée au duo Delangle : Répéter… Métamorphoser, pourrait-on dire, dans la mesure où le matériau se transforme et l'espace se creuse à chaque occurrence de l'épisode initial. Le jeu est aussi risqué que fervent, auquel se prêtent nos deux interprètes avec une flexibilité du geste et une énergie du son qui sidèrent : musique du frémissement et de l'envol (le piano est joué aussi dans les cordes) qu'ils portent toujours plus haut, jusqu'à cette fréquence ultime et lumineuse dont on ne saurait définir précisément la source.