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Le destin tragique de Viktor Ullman à Terezín

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A Terezín, comment les détenus ont-ils réussi à déployer tous les registres de la création musicale, dans cette avant-chambre de la mort ? Pour accéder au dossier complet : Terezín, haut-lieu de la musique de la Shoah

 
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Terezín (Theresienstadt), une ancienne forteresse de l'empire austro-hongrois, se situe à 60 km de Prague. Le compositeur arrive dans le camp le 8 septembre 1942, il ne cessera d'y composer.

Plan de la forteresse à l'entrée du ghetto © Hans Weingartz

Le commandant du protectorat de la Bohème-Moravie occupée depuis 1939, Reinhard Heydrich, va s'emparer de la citadelle en 1941 pour y installer un camp de concentration destiné aux juifs tchèques. Ses premiers prisonniers vont se mettre à réaménager, sous la férule des SS, les casernes délabrées. Bientôt, les convois arrivent sans relâche de Prague, plus tard aussi d'Allemagne, d'Autriche et du Danemark. Vu que Terezín est conçu comme « camp de transit », on décide de l'organiser comme ghetto, d'y installer dès lors un Conseil Juif responsable de la vie interne et de la police, les SS se limitant à la gestion du camp. Devant les remparts circulent les sentinelles tchèques.

A partir de 1942, quand les locaux s'emplissent de jour en jour, on répartit les prisonniers : dans des casernes pour femmes (avec les enfants en bas âge), dans celles pour hommes, dans d'autres pour les enfants et leurs animatrices. Les familles sont cependant autorisées à se réunir de 18h00 à 20h00, tous les jours, dans les ruelles du périmètre.

Selon le plan des autorités allemandes, Terezín devra accueillir avant tout les intellectuels et les artistes, les « Prominenten », en vue d'établir ici une sorte de « campus », un lieu de création (poésie, musique, théâtre, dessin). Le Conseil Juif, responsable de la « Freizeitgestaltung », anime toutes sortes d'ateliers et on envisage un enseignement scolaire (clandestin), des activités sportives, du jardinage. Les 4500 dessins d'enfants retrouvés après la guerre dans les greniers des casernes en fournissent un témoignage émouvant.

Dessin d'enfants au musée du ghetto © Hans Weingartz

Toutefois, ces activités ne vont point épargner les détenus : la faim, la vermine, les locaux insalubres, les maladies et les restrictions… Ces problèmes de survie sont omniprésents, mais la musique leur donne un brin d'espoir. Dès que certains parviennent à acheminer des instruments, on se lance dans le travail. Dans les greniers et les salles de fortune, on exécute des quatuors, des chants, des oratoires et même des opéras. Dans d'autres casernes on donne libre cours à la musique « légère », voire au jazz, un genre autrement prohibé par le régime.

Parmi les musiciens internés nous retenons surtout les noms de , de , de et de et, parmi les rares survivants, ceux de la claveciniste et du futur chef de la Philharmonie tchèque .

arrive à Terezín le 8 septembre 1942, âgé de 44 ans, avec un gros bagage de compositions très diverses. Originaire de la Silésie et ancien élève d'Arnold Schönberg à Vienne, Ullmann a occupé des postes importants à Zurich ou à Prague. Son langage musical navigue entre la tradition et l'atonalité issue du dodécaphonisme. De plus, ses œuvres pianistiques frappent par leur puissant martellando, ce qui peut évoquer Stravinsky ou Prokofiev.

Avant d'assumer sa charge de maître de chapelle à Prague Ullmann s'est consacré à l'étude de l'anthroposophie de Rudolf Steiner. Il s'est même rendu au « Goetheanum » de Dornach, près de Bâle en Suisse, pour un séjour d'études prolongé.

Viktor Ullmann © Vitalis / OrelFoundation

Déporté à Terezín, il prend aussitôt les activités musicales en main, en créant un « Institut de musique moderne », en composant de nouvelles œuvres importantes. Avec ses amis musiciens et poètes, il réussit à mettre sur pied tout un éventail de spectacles dont les programmes s'affichent au rythme hebdomadaire. On présente la Carmen, la Tosca, la Fiancée vendue, sans parler des récitals. Avec les petits on monte Brundibár de Hans Krása, un opéra pour enfants joué ici plus de 50 fois. Ces activités artistiques permettent aux musiciens de sauvegarder leur dignité, offrant au public le divertissement qui s'avère essentiel à leur survie (bien que trompeuse!).

Cela relève néanmoins d'un plan conçu par le régime nazi : « Theresienstadt » est censé figurer comme camp-vitrine face au monde occidental. Les deux films de propagande (de 1942 et 1944), dont quelques fragments de pellicule ont été conservés, présentent une foule dans l'allégresse : les enfants endimanchés mangent à leur faim et s'amusent dans les cours ; les femmes jouent aux cartes en rigolant ; les hommes travaillent dans leurs ateliers ; et les adolescents exhibent leurs muscles en jouant au foot devant un public amassé autour. De plus, on filme un concert sous la baguette de Karel Ancerl et l'opéra Brundibár devant les enfants applaudissant leurs camarades dans une salle de sport. Pour combler l'imposture, les façades sont à repeindre, les jardins à embellir et l'effectif des dortoirs à réduire : C'est à cet effet que quelques convois vont d'abord partir pour Auschwitz, afin d'éviter l'impression d'encombrement dans les locaux. C'est donc en juin 1944 que l'on se prépare à la visite-inspection d'une délégation internationale de la Croix Rouge. Comme tout contact avec les détenus est interdit, ils ne voient pas la mascarade. Leur rapport soulignera le traitement « humain » réservé aux juifs. Le cynisme nazi ne connaît pas de limites : Les musiciens sont obligés d'exécuter devant les visiteurs le Requiem de Verdi, leur dernier concert, quasiment à la veille de leur déportation vers les chambres à gaz.

Parmi les œuvres de Viktor Ullmann d'avant Terezin (op. 1-41), on retient entre autres les Variations sur un thème de Schönberg (version piano et version orchestre), deux quatuors, quatre sonates et le Concerto pour piano et orchestre op. 25 composé en 1939 à Prague et créé ensuite à Terezin. Dans ses deux mouvements rapides, le piano et l'orchestre (fortement « cuivré ») se relancent, à la manière d'un ping-pong, de brèves séquences à effet percussionniste, tandis que le lento renvoie par son éclosion lyrique au romantisme tardif.

A Terezin, Ullmann ne cesse de composer : Lieder sur Hölderlin, Rilke ou sur des thèmes yiddishs, son troisième quatuor, les sonates 5-7, finalement son opéra L'Empereur d'Atlantis ou le refus de la Mort. Comme les exécutants sont déportés en cours de répétition, ce chef-d'oeuvre ne verra sa création mondiale qu'en 1975. Cette pièce allégorique précède en quelque sorte l'univers absurde de Ionesco, notamment son Macbett ou Le Roi se meurt. De plus, les sons souvent âpres, les sauts des intervalles à exécuter par le ténor et le bruit fracassant du tambour, rappellent Kurt Weill et sa musique pour le théâtre de Brecht. L'Empereur d'Atlantis, isolé dans son palais, décrète la guerre de tous contre tous. Alors y intervient le personnage clownesque de la Mort – comme soldat – qui finira par l'emporter, l'Empereur ayant crié vainement ses ordres dans le vide ; la parodie sur le « Führer » saute aux yeux !

Rappelons, pour finir, sa toute dernière œuvre achevée, la Septième sonate pour piano, dont la finale, des variations sur un thème hébraïque, font éclore une musique lumineuse, un rayon d'espoir. Peu après, Ullmann monte avec tous ses amis artistes dans les wagons qui partent vers Birkenau…

Thème hébraïque de la Septième sonate, manuscrit © Image libre de droit

Quant au rôle de la musique dans les camps de la mort, de nombreuses recherches en ont analysé les facettes : que ce soit le chant imposé aux prisonniers marchant vers les carrières, l'hymne du camp pour en célébrer l'excellence (par exemple la Buchenwalder Lagerlied), la musique assourdissante par les haut-parleurs (les « tubes » nazis : du Wagner, du Beethoven, des marches miliaires tonitruantes) pour encadrer les ordres des SS ou pour couvrir les fusillades (Majdanek), que ce soit le fameux orchestre des filles d'Auschwitz… La musique a pour fonction générale de discipliner les détenus, d'écraser leur identité, de les bousculer dans leur va-et-vient, bref… de les humilier.

Et les commandants ? Après une journée harassante près de la rampe, les SS exténués vont rejoindre leur foyer à l'extérieur du camp, se réjouissant d'une soirée de détente, pourquoi pas autour d'un quatuor de Mozart ? Pendant ce temps, la chapelle du camp répète les marches militaires en grelottant dans une baraque. Ces détenus joueront demain sur la place d'appel, ou alors dimanche prochain pour donner le traditionnel « concert du dimanche » où viendront se divertir aussi les hauts fonctionnaires SS. Ces orchestres existent pratiquement dans tous les camps, et les musiciens jouissent de certains petits privilèges (plus de pain, moins de travaux durs, mieux habillés en hiver), les artistes étant un bien rare, ce qui suscite souvent la jalousie auprès des autres prisonniers qui, eux, mourront nombreux sous le poids de la corvée. Après 1945, certains rescapés ont parlé de leur profond dégoût quand il s'agissait d'accompagner en jouant les condamnés vers la potence ou vers le gaz (pour les conserver dans l'illusion), ou alors de célébrer par la musique l'anniversaire du Führer.

Sources

BOUKHOBZA Chochana, Terezín, l'imposture nazie, Les Films d'Ici, 2019.

DE CLOISEL Amaury, Les Voix étouffées du Troisième Reich, Arles, 2005.

Les publications du Forum Voix étouffées-Cemut, Strasbourg.

SCHULZ Ingo, Viktor Ullmann. Leben und Werk, Kassel, 2008.

Discographie

Parmi les nombreux CD's consacrés à Viktor Ullmann, notons les enregistrements de son opéra L'empereur d'Atlantis, Decca (1994) ; les Symphonies 1 et 2, Glossa (2009), le Concerto pour piano op. 25, Orfeo (1994), et les Sonates pour piano 1-7, Bayer Records (1993).

Image de une : Musiciens accompagnant un condamné vers l'exécution à Mauthausen © YadVashem Photo Archive Jerusalem 2ao7

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