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Bruxelles. La Monnaie. 29-IV-2021. Benjamin Britten (1913-1976) : The Turn of the screw op. 54, opéra en un prologue et deux actes sur un livret Myfanwy Piper d’après le roman d’Henry James. Mise en scène : Andrea Breth, avec la collaboration artistique d’Eva Di Domenico. Décors : Raimund Orfeo Voigt. Costumes : Carla Teti. Eclairages : Alexander Koppelmann. Designer sonore : Christoph Mateka. Dramaturgie : Klaus Bertisch. Avec : Ed Lyon, the Prolog ; Sally Matthews, the Governess ; Henry de Beaufort, Miles ; Katharina Bierweiler, Flora ; Carole Wilson, Mrs Grose ; Julian Hubbard, Peter Quint ; Giselle Allen, Miss Jessel ; Membres de l’Orchestre symphonique de la Monnaie ; Saténik Khourdoian, konzertmesiter ; direction : Ben Glassberg
Spectacle sans public diffusé sur le site de La Monnaie
La nouvelle production de la Monnaie de Bruxelles du Turn of the Screw de Benjamin Britten, subjugue, tant par la perfection de sa réalisation musicale confiée à Ben Glassberg que par la mise en scène glaçante épurée mais somptueuse d'Andrea Breth.
Le court roman d'Henry James qui inspira à Myfanwy Piper son livret et à Benjamin Britten son opéra se veut tant une histoire de fantômes que de fantasmes, telle qu'exprimée dès le court prologue : un narrateur y résume la teneur d'un manuscrit délavé et de son histoire « fantastique ». Une jeune gouvernante est envoyée par un tuteur absent et très occupé en son manoir de Bly pour y veiller, avec la bonne et intendante, Mrs Grose, au confort et à l'éducation des deux neveux orphelins Flora et Miles. Mais rapidement la nouvelle venue s'aperçoit (ou se persuade ?) que les enfants sont sous l'emprise des esprits, ceux de la précédente gouvernante Miss Jessel et surtout de son amant le «diabolique» valet Peter Quint, tous deux décédés peu avant, dans des conditions non élucidées. Ces derniers hanteront toute la trame de l'opéra, jusqu'à la disparition mystérieuse de Flora et la mort (par pendaison dans la présente mise en scène) du jeune Miles. Dans ce récit voisinent à la fois le quotidien le plus banal et l'inquiétante étrangeté d'un univers chimérique.
Au-delà d'un livret où chaque spectateur tracera sa propre vérité dramatique, transparaissent certaines des obsessions du compositeur ; l'innocence perdue face à une sexualité refreinée dès le plus jeune âge et peut-être aussi, par de nombreux non-dits, la culpabilité d'adultes dominateurs et destructeurs du monde de l'innocente enfance. Comment interpréter autrement l'influence néfaste de Quint, même réduit à un spectre, sur le jeune Miles ? Britten a conféré à ce huis-clos (renvoyant dans la présente mise en scène obliquement à nos actuels confinements) une dimension oppressante tant par le resserrement de l'action que par la réduction de l'effectif orchestral à un ensemble de treize instrumentistes.
La mise en scène d'Andrea Breth renforce ce sentiment de claustration dans l'infinitude d'un monde refermé sur lui-même, sans aucune ouverture sur l'extérieur, et quasi hors norme par ses dimensions. Les décors démesurés de Reimund Orfeo Voigt démultiplient de manière écrasante les perspectives par un jeu de coursives, de panneaux coulissants ou de placards géants, dans un camaïeu de gris rappelant les intérieurs glacés du peintre danois Vilhelm Hammershøi, d'une vaste demeure aveugle où même les effets de pluie ou de brouillard au hasard des jeux d'éclairages d'Alexander Koppelmann suggèrent la présence de revenants. Les costumes de Carla Teti par leur télescopage de leurs référents picturaux contribuent également à ce sentiment d'irréalité malgré son inaliénable matérialité : l'accoutrement du narrateur au « prologue » renvoie aux « oiseaux de nuit » de Hopper, les figurants au chapeau melon et au journal, assis pour une improbable attente, aux personnages « surréalistes » d'un René Magritte, et l'intime érotisation des drapés ou les pauses lascives de Flora à l'univers sensuel d'un Balthus.
Si on y ajoute une très habile collection d'effets spéciaux limités mais d'autant plus efficaces (escamotage subit d'éléments de décors, déplacements quasi « magiques » de chaises ou de lits, tours de passe-passe…) tout contribue au malaise ambiant évoqué ou fantasmé par la malheureuse gouvernante, et chevillant au corps le spectateur : la présence d'objets détournés – tels ces pianos à moitié démolis servant tour à tour de trappes ou de cercueils – les grimages mi clownesques (Quint) mi macabres (miss Jessel), les lumières fantomatiques de néons blafards ou (lors de la scène de l'église, ici figurée) de chandeliers quasi funèbres – sans oublier les effets sonores dus au designer acoustique Christoph Mateka- renforcent cette sensation de tangible et permanente oppression. Il serait heureux que ce spectacle total, visuellement très réussi soit un jour redonné devant son public et trouve ainsi toute sa dimension imposante et fantasmagorique.
La distribution n'appelle que des éloges : Sally Matthews dans le rôle écrasant de la nouvelle gouvernante est splendide tant par son implication scénique que l'éventail de ses nuances ou la palette des émotions qu'elle distille. La mezzo Carole Wilson en intendante Mrs Grose lui donne une irréprochable réplique tour à tour dévouée, distanciée puis horrifiée. Katharina Bierweiler, membre du Cantus Juvenum Karlsruhe, exprime à merveille toute l'ambiguïté du rôle de Sally, par sa voix juvénile et un rien acide, alors que le très jeune (treize ans) treble Henry de Beaufort, du chœur d'enfant de la Monnaie avec sa fragilité angélique et son intonation parfois un rien flottante campe un Miles sacrifié à un univers adulte qui le dépasse. La présente production a choisi d'éclater le double rôle – tenu à la création par le seul Peter Pears – du Narrateur du prologue (ici le très british Ed Lyon, neutre à dessein) et de Peter Quint (un Julian Hubbard un rien monolithique mais irrésistible de présence quasi satanique). La Miss Jessel victimaire et émaciée de Giselle Allen, malgré la brièveté de ses interventions nous a parue irréprochable.
Il faut saluer surtout l'engagement au gré de la très exigeante partition des treize solistes (pour la plupart chefs de pupitres) de l'orchestre de la Monnaie, menés de main de maître par le vif et précis Ben Glassberg, récemment nommé à la tête de l'Opéra de Rouen, et déjà très apprécié en la maison bruxelloise, voici deux ans, lors de la très discutable production de Die Zauberflöte revue et corrigée par Romeo Castellucci ! Par sa tenue du plateau, et par sa direction racée et suggestive à la fois, il contribue à la réussite musicale de ce spectacle visuellement si envoûtant. Une totale réussite.
Crédits photographiques : © Bernd Uhlig
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Bruxelles. La Monnaie. 29-IV-2021. Benjamin Britten (1913-1976) : The Turn of the screw op. 54, opéra en un prologue et deux actes sur un livret Myfanwy Piper d’après le roman d’Henry James. Mise en scène : Andrea Breth, avec la collaboration artistique d’Eva Di Domenico. Décors : Raimund Orfeo Voigt. Costumes : Carla Teti. Eclairages : Alexander Koppelmann. Designer sonore : Christoph Mateka. Dramaturgie : Klaus Bertisch. Avec : Ed Lyon, the Prolog ; Sally Matthews, the Governess ; Henry de Beaufort, Miles ; Katharina Bierweiler, Flora ; Carole Wilson, Mrs Grose ; Julian Hubbard, Peter Quint ; Giselle Allen, Miss Jessel ; Membres de l’Orchestre symphonique de la Monnaie ; Saténik Khourdoian, konzertmesiter ; direction : Ben Glassberg
Spectacle sans public diffusé sur le site de La Monnaie