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Après dix années passées à la direction du Théâtre national de Chaillot, qui est devenu, sous son impulsion, le seul théâtre national entièrement consacré à la danse, Didier Deschamps vient d'achever ses mandats avec le sentiment du devoir accompli. En pleine pandémie, il a laissé à Rachid Ouramdane, son successeur depuis le 6 avril, une maison en ordre de marche et un magnifique bilan.
ResMusica : Aujourd'hui, alors que vous quittez la direction du Théâtre national de Chaillot auquel vous avez consacré dix ans, dans quel état d'esprit êtes-vous ?
Didier Deschamps : Je suis dans un état d'esprit un peu paradoxal, car j'ai le cœur lourd de partir d'un théâtre qui, à cause de la crise sanitaire est fermé au public, même s'il est très actif sur le plan numérique. Je n'aurai pas pu vivre pleinement le contact avec le public ces derniers mois et j'en suis très attristé. Je suis dans un état de suspension, car j'y ai été, comme dans toutes les fonctions que j'ai exercées, à 100 % de mon énergie et de mon engagement et que je ne peux pas facilement m'en extraire.
J'ai toujours considéré que les outils que j'ai eu la chance de voir m'être confiés, ne m'appartenaient pas, et que je n'y étais pour qu'un moment, avec l'idée de passer le relais ensuite. Rachid Ouramdane a un très beau projet, il propose une véritable aventure humaine. Tout cela se fait avec le sentiment de partager une expérience.
RM : Quel est le bilan de votre action à la tête de ce théâtre, le seul théâtre national désormais consacré à la danse ?
DD : Je n'ai certainement pas fait tout ce que j'aurais souhaité, mais je pense avoir contribué à faire avancer un certain nombre de choses.
Les relations avec les équipes de Chaillot résultent d'un échange franc qui repose sur un certain nombre de valeurs, toujours dans le respect et la reconnaissance mutuelle. Je leur sais gré d'avoir toujours su trouver les ressources pour que le rideau se lève, que les spectateurs viennent et que les artistes fassent leur travail alors que nous avons vécu des moments difficiles.
Je me réjouis aussi de la confiance que m'ont accordé les artistes sous différents statuts, qu'ils aient été artistes associés, compagnons de route ou artistes venus de manière plus exceptionnelle. Chaque fois, cela a été quelque chose de fort dans leur œuvre et dans la rencontre. Car Chaillot est un lieu de programmation, mais beaucoup plus que cela, puisque nous organisons aussi des ateliers, des visites, des conférences, des bords de plateau ou des journées avec les artistes. Cela a été une aventure chaque fois singulière, multiple, comme la programmation que j'ai souhaitée, avec mes conseillers à la programmation qui n'ont cessé de parcourir le monde.
RM : Au cours de ces dix années, vous vous êtes attaché à diversifier et à élargir le public, mais aussi à respecter la diversité au sein de vos équipes et de vos partenariats artistiques…
DD : Tout ce travail n'a de sens que s'il est l'occasion de rencontrer le public et d'amener des publics très différents, sur le plan social, géographique ou d'âge…. Cette mixité est extrêmement importante et je crois que nous l'avons mise en œuvre. C'est toujours une quête incessante que nous avons eu à cœur de relever. Au niveau des ressources humaines, nous avons obtenu le label AFNOR de la diversité égalité femmes-hommes il y a deux ans, qui a été renouvelé cette année, avec la note de 99 %. J'en suis fier, car cela a été une vraie démarche, tout comme ce que nous avons accompli en faveur de l'environnement.
« La reconnaissance de Chaillot en tant que théâtre de la danse est un symbole qui va au-delà de Chaillot lui-même, qui concerne l'ensemble du monde de la danse. »
RM : Vous laissez un théâtre qui a encore devant lui un important programme de travaux de rénovation et de restauration. Pourriez-vous préciser ce qui est fait et ce qui reste à faire ?
DD : La salle Gémier a été entièrement rénovée, avec le souci de l'accessibilité du public, puis nous avons fait des travaux dans les espaces de travail. Il restait à rénover la salle Vilar et son environnement, dont le feu vert n'a pas été facile à obtenir de la part de pouvoirs publics. Pendant des mois et des mois, nous avons été dans une espèce d'aller et retour entre une compréhension de la nécessité de ces travaux et l'absence d'engagement de celui-ci. La plupart des blocages se sont retrouvé au niveau de l'administration et il a fallu attendre l'implication personnelle de la ministre auprès de ses services pour que le dossier enfin se débloque, et je l'en remercie. Ces travaux sont votés et engagés, les plans sont faits, le processus a démarré par les études, les appels d'offre et le travail d'expertise, qui aura une durée incompressible. Le premier coup de pioche aura lieu fin 2022.
RM : Ces difficultés administratives, vous les avez connues aussi pour la reconnaissance de Chaillot en tant que théâtre national de la danse…
DD : Je suis content qu'après deux années de bataille ubuesque avec les services administratifs, il y ait une reconnaissance dans les statuts que Chaillot est théâtre de la danse. C'est un symbole qui va au-delà de Chaillot lui-même, qui concerne l'ensemble du monde de la danse. Cette dénomination a été l'objet des dernières résistances, d'arguties administratives et de mois pour passer d'un bureau à un autre. Quand l'administration renâcle et n'est pas là pour aider mais pour empêcher, elle sait faire.
De même, je suis reconnaissant pour les moyens accordés par les pouvoirs publics, même si j'ai du mal à comprendre pourquoi la subvention pour service public (couvrant le théâtre en ordre de marche) n'aura pas été augmentée en 10 ans, alors que nous avons doublé la part attribuée à la partie artistique, qui est financée uniquement par les recettes propres. Il n'en reste pas moins que je tiens à remercier le gouvernement et le ministère de la Culture du soutien très effectif qu'ils nous ont apporté pour faire face à l'effondrement des ressources propres depuis le début de l'épidémie. Nous bénéficions de subventions exceptionnelles en 2020 comme en 2021 et je tiens à le souligner.
RM : Vous avez évoqué la transmission avec votre successeur, Rachid Ouramdane. Comment vous préparez-vous à lui passer le relais ?
DD : Je m'y étais déjà préparé. Mais Rachid Ouramdane doit négocier un calendrier très complexe, puisqu'il est encore en exercice à la co-direction du Centre chorégraphique de Grenoble et doit à la fois préparer sa succession là-bas, assurer son activité de chorégraphe, tout en préparant son arrivée à Chaillot. C'est beaucoup à la fois. Les équipes de Chaillot sont pleinement mobilisées et à son entière disposition pour l‘accompagner.
J'ai préparé la programmation de l'année prochaine, ainsi que la communication et le travail budgétaire qui permettra la réalisation de cette saison. Je lui donne tout ce qui est possible en termes de connaissance, d'évaluation, d'introduction auprès des partenaires, pour qu'il puisse lui-même s'en saisir et les faire évoluer s'il le juge pertinent. Je reste à sa disposition pour autant que de besoin. Nous avons prévu de tenir ensemble une conférence de presse au mois de juin pour présenter la prochaine saison.
RM : A quoi va ressembler la saison 2021-2022 du Théâtre de Chaillot ?
DD : Sans tout dévoiler de la saison, elle va être assez chargée, puisqu'avant que le Covid nous submerge, il y avait déjà beaucoup de choses en préparation. Nous avons programmé un certain nombre de spectacles annulés : neuf spectacles que nous aurions dû voir cette saison, et plus de trente spectacles nouveaux, dont la dernière édition de la biennale flamenco qui sera une grande fête. Il y aura aussi plein de compagnies nouvelles, car si nous suivons les artistes dans leur parcours au fil des années, dans un enjeu de répertoire et de fidélité, nous sommes aussi attachés à faire découvrir des propositions nouvelles. Je suis très heureux des couleurs que nous allons trouver dans cette saison qui fait alterner compagnies françaises et internationales, puisque je suis depuis toujours convaincu de l'importance de ce qui se vit en dehors de nous-même peut contribuer à la paix dans le monde.
RM : Vous allez retrouver cette dimension internationale au festival de danse de Cannes dont vous prendrez la direction artistique à partir de 2023…
DD : Même avant cette date, puisque Brigitte Lefèvre me fait l'amitié et la confiance de m'informer et de m'ouvrir grand à sa réflexion et les portes de ce très beau festival. Brigitte, je la connais depuis que je suis gamin, puisque c'est elle qui m'a fait venir à la délégation à la danse, un moment d'apprentissage extrêmement fort qui m'a marqué tout au long de mon parcours. Au-delà de la relation professionnelle, s'est construit entre nous une grande amitié. Ce passage de flambeau se passe aussi d'une manière merveilleuse, extraordinaire, avec l'accueil et la complicité de toutes les personnes concernées à la ville de Cannes, où travaillent des personnes qui m'impressionnent par leurs compétences, leur efficacité et leur capacité à faire en sorte que l'on se sente immédiatement dans une famille. La biennale est une partie émergée de quelque chose qui se déroule au-delà de cela. Ils m'ont déjà invité à réfléchir et dialoguer avec eux, sur un certain nombre de dimensions, pour prolonger ce qu'a mis en œuvre Brigitte à Cannes et dans tout un réseau de partenaires qui se déploie et se déploiera dans toute la région.
« Il est bien que le temps soit venu et que démonstration soit faite qu'un chorégraphe en activité peut diriger en même temps un théâtre. »
RM : Vous avez été tour à tour danseur, chorégraphe, directeur de compagnie, directeur de conservatoire, délégué à la danse, puis directeur de théâtre, laquelle de ces expériences vous a le plus marqué ?
DD : Chacune de ces expériences, de ces moments de vie, qui s'est déployé chaque fois sur plusieurs années est un seul et même parcours qui aura embrassé plusieurs facettes de ma passion pour la danse. Il n'y a pas de ruptures, mais seulement d'absolus prolongements. Pour moi, danser, chorégraphier, m'impliquer dans l'organisation ou l'administration de la danse est une grande continuité. Certes, chacune de ces expériences requiert des compétences différentes. Je suis un autodidacte complet et j'ai déployé beaucoup d'énergies pour les acquérir afin d'être à la hauteur de chaque mission. Ce qui est le plus important pour moi, c'est ce que je vis à l'instant présent. Ce que j'ai travaillé comme danseur, c'est la genèse, la base de toute ma vie, je continue à pratiquer tous les jours et c'est là que je trouve la ressource dont j'ai besoin.
RM : Vous êtes un danseur-chorégraphe et pourtant vous n'avez pas été un artiste directeur de théâtre, pourquoi ?
DD : C'est une question à la fois pratique et intime. Sur le plan pratique, j'ai considéré en arrivant à Chaillot, une énorme maison qui devait relever des défis importants, que cela supposait de ma part un investissement très grand. C'était la première fois que je dirigeais un théâtre et je ne voyais pas comment je pouvais trouver les ressources mentales, l'errance, pour nourrir une création. Je ne peux pas penser à autre chose quand je crée. Si j'ai souvent eu des impulsions à me remettre au labeur et à la joie de la création, j'étais en permanence au quotidien avec quantité d'artistes qui me nourrissaient aussi.
RM : Rachid Ouramdane, le prochain directeur de Chaillot, souhaite conserver son activité de chorégraphe tout en dirigeant le théâtre…
DD : C'est une excellente chose et c'est peut-être plus possible aujourd'hui qu'il y a dix ans. Chaque aventure est singulière. Cela dépend du parcours de chacun, de sa capacité à se positionner et de mettre en place une organisation adaptée.
Dans les autres théâtres nationaux, les metteurs en scène créent, mais ils sont beaucoup moins mobilisés sur l'opérationnel. Ils se reposent d'une autre manière sur l'équipe qui est à côté d'eux. Ce n'est ni mieux, ni moins bien, et cela peut apporter autre chose.
C'est bien que cela arrive maintenant, car dans l'histoire de Chaillot il y aura eu l'époque très courte où Dominique Hervieu était à la fois directrice et chorégraphe, mais aura très peu chorégraphié. Quant à José Montalvo, il était associé à la direction artistique mais n'avait pas de responsabilité de direction. Il est bien que le temps soit venu et que démonstration soit faite qu'un chorégraphe en activité peut diriger en même temps un théâtre.
Crédits photographiques : Portrait de Didier Deschamps ©Agathe Poupeney ; Théâtre national de Chaillot © Patrick Berger
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