Cette somptueuse réalisation de Decca nous propose ce qui semble être la plus vaste anthologie consacrée au ballet, par le prisme des enregistrements consacrés à ce genre par Richard Bonynge qui se voit ainsi honoré dignement pour son 90ᵉ anniversaire.
Les Britanniques ont toujours été friands de ballets, preuve en est des multiples compagnies consacrées à cet art : Birmingham Royal Ballet (initialement le célèbre Sadler's Wells Theatre Ballet), English National Ballet (auparavant Festival Ballet, puis London Festival Ballet), Northern Ballet (autrefois Northern Ballet Theatre), The Royal Ballet (résident du Royal Opera House Covent Garden), Scottish Ballet…
Decca l'a très bien compris, en engageant au tout début du microsillon des chefs d'orchestre rompus à ce genre, comme Ernest Ansermet, Roger Désormière, Richard Blareau, Anatole Fistoulari, Robert Irving, puis à partir de 1962, le chef d'orchestre, pianiste et musicologue australien Richard Bonynge.
Venu avec son épouse la soprano Joan Sutherland (1926-2010) de leur Australie natale, Richard Bonynge se produit pour la première fois à Londres en 1964, au Royal Opera House, avec I Puritani de Bellini. Se spécialisant dans l'opéra, il débute comme chef d'orchestre à Vancouver en 1963 ; on le retrouve ensuite à San Francisco, puis au Metropolitan Opera de New York en 1970, à l'Opéra de Vancouver de 1974 à 1978, à l'Opéra de Sydney de 1976 à 1986. Sa formation de musicologue l'amène à défendre des ouvrages, surtout français, peu joués ou oubliés, qu'il a l'opportunité d'enregistrer pour Decca. Mais parallèlement, avec tout autant de bonheur, il s'intéresse de la même façon à la musique de ballet, qu'il enregistre également intensivement pour le label, et dont le coffret sous rubrique nous offre le précieux témoignage.
Sa passion de musicologue de la musique de ballet l'oriente exclusivement vers celle du XIXᵉ siècle, surtout française, avec quelques rares exceptions près comme, par exemple, Les Femmes de bonne humeur (1917), ballet de Vincenzo Tommasini (1878-1950) d'après des sonates de Domenico Scarlatti (1685-1757), ou la très belle musique de scène La Prière de l'Épée (1904) de Franco Leoni (1864-1949) et le délicieux divertissement-ballet Cigale (1904) de Jules Massenet (1842-1912), tous deux d'esthétique résolument XIXᵉ siècle. Ce n'est donc pas ici que l'on trouvera les ballets de Ravel, Prokofiev, Stravinsky, Nicolas Tcherepnine, Schmitt, Auric, Poulenc, Milhaud, Sauguet des Ballets Russes… mais évidemment Tchaïkovski y a sa place, avec ses trois ballets, aux côtés des contributions de l'Autrichien Léon Minkus (1826-1917) ou l'Italien Riccardo Drigo (1846-1930) qui œuvrèrent tous deux aux Théâtres de Saint-Pétersbourg.
Le premier de ses nombreux enregistrements de ballet a été réalisé en novembre 1962 en partenariat avec la prima donna britannique Dame Alicia Markova (1910-2004), et n'a jamais quitté le catalogue Decca : il est repris ici aux CD 38 et 39 sous le titre The Art of the Prima Ballerina. À partir de là, le musicologue Richard Bonynge s'attache ensuite à nous présenter les œuvres dans leur orchestration d'origine et le plus complètement possible, même si pour certaines comme La Source, collaboration de Léon Minkus et Léo Delibes, certains numéros de la partition sont tronqués (comme les n° 6 & n° 6 bis – Pas de la Guzla) ou omis (n° 12b Nouvelle Variation, pour Mlle. Sangalli ; n° 23 Variation de Naïla, pour Mlle. Sangalli ; n° 23b Scène et n° 28 Scène) mais il est le seul chef à avoir au moins fait coexister les deux compositeurs dans son magnifique enregistrement, les autres ne jouant que la contribution de Léo Delibes…
Ce coffret, qui propose intelligemment et dans la mesure du possible les diverses œuvres dans l'ordre alphabétique des compositeurs, offre le luxe de deux interprétations des ballets intégraux Giselle d'Adolphe Adam (1967 avec l'Orchestre National de l'Opéra de Monte-Carlo et 1986 avec l'Orchestre du Royal Opera House Covent Garden) et Coppélia de Léo Delibes (1969 avec l'Orchestre de la Suisse Romande et 1984 avec le National Philharmonic Orchestra), et l'on constate clairement que les versions initiales sont préférables, révélant plus la chaleur, la finesse ainsi que « l'Esprit français » de ces pages, les plus récentes étant plus (trop ?) somptueusement sonores mais plus froides en regard du style. Ce n'est d'ailleurs vraiment qu'à partir des œuvres de Léo Delibes que la musique de ballet acquiert ses véritables lettres de noblesse, et n'est plus uniquement décorative et simple prétexte à la danse comme le sont les pages d'Adam, Auber et autres Burgmüller. Serge Lifar, adoptant également l'orchestration originale d'Adam lors de la mise en scène de Giselle à Paris en 1932, a d'ailleurs déclaré : … » la musique de Giselle a conservé encore un parfum d'autrefois, légèrement voilé de poussière, certes, mais combien évocateur ». Ce parfum nous paraît toutefois bien suranné de nos jours…
Toutefois l'exploration de cet album révèle de vraies pépites : Jacques Offenbach (Le Papillon, 1860), Riccardo Drigo (La Flûte magique, 1893 ; Le Réveil de Flore, 1894) et surtout les purs bijoux que sont les scintillants ballets de Jules Massenet (Le Carillon, 1892 ; Cigale, 1904) et André Messager (Les deux Pigeons, 1886), tous interprétés avec les soins attentifs de Richard Bonynge. Peuvent également s'y joindre les divers arrangements de musique peu connue de compositeurs connus par des compositeurs plus récents : le Scarlatti – Tommasini précité ; Gioachino Rossini par Ottorino Respighi (La Boutique fantasque, 1919) ou Benjamin Britten (Soirées musicales, 1936 ; Matinées musicales, 1941) ; Johann Strauss II par Roger Désormière (Le Beau Danube, 1924).
Mais en définitive, le sommet de ce coffret, ce sont les trois ballets de Tchaïkovski, et surtout les deux premiers, car si la féerie et la mise au point de Casse-Noisette font quelque peu défaut à Richard Bonynge, son Lac des Cygnes et sa Belle au bois dormant sont vraiment exceptionnels : non seulement tous deux sont absolument intégraux, avec toutes les reprises, mais le chef d'orchestre marie idéalement les aspects ballet et symphonique suivant les exigences théâtrales des œuvres, mélancoliques ou tragiques pour Le Lac des Cygnes, délicatement médiévales ou d'une grandiose splendeur pour La Belle au bois dormant. Il est d'ailleurs piquant de constater que si des sections du Lac des Cygnes ont été originellement déclarées « indansables », et La Belle au bois dormant critiquée pour être trop symphonique, certaines de ses symphonies ont été accusées d'être trop proches de la musique de ballet ! En tout cas, une chose est certaine : Tchaïkovski a été le premier compositeur d'envergure à écrire des ballets.
Il est vraiment regrettable que Richard Bonynge n'ait pas enregistré le beau ballet La Sylphide (1836) de Herman Severin Løvenskiold (1815-1870), si ce n'est un modeste Pas de deux de 8 min 19 ; toutefois, en contrepartie, la générosité de ce coffret est telle qu'il comprend également diverses ouvertures et concertos, seuls enregistrements disponibles pour la plupart : les œuvres concertantes pour violoncelle (Auber, Massenet, Popper) sont particulièrement attachantes et interprétées idéalement par Jascha Silberstein (1934-2008), à ce moment violoncelle solo du Metropolitan Opera ; la virtuosité de ces œuvres occupe le premier plan, et le soliste en triomphe superbement. Au total, dans des exécutions attentives, radieuses et enthousiastes qui enrichissent notre compréhension des compositeurs de ballet, Bonynge conduit constamment avec grâce et allégresse communicative, ce qui ne l'empêche pas toutefois de souligner l'aspect grandiose ou monumental lorsque nécessaire.
Citons pour conclure la cheville ouvrière de ce coffret, Cyrus Meher-Homji, Directeur général d'Universal Music Australia, Classics & Jazz, et l'un des membres du conseil d'administration fondateurs de la Fondation Joan Sutherland & Richard Bonynge.