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En répétition en mars pour La Voix Humaine de Poulenc et la création Point d'Orgue de Thierry Escaich au Théâtre des Champs-Élysées, Patricia Petibon expose ce projet et développe ses idées autour de la musique contemporaine.
ResMusica : Vous chantez actuellement dans le nouveau spectacle créé au Théâtre des Champs-Elysées, un couplage inédit de La Voix Humaine de Poulenc une création d'Escaich, Point d'Orgue. Pouvez-vous nous éclairer sur ce projet ?
Patricia Petibon : Il y a quelques années, Michel Franck (Directeur du TCE, NDLR) m'a demandé quels nouveaux rôles je souhaiterais aborder. J'ai alors immédiatement répondu La Voix Humaine, mais pas n'importe comment : je voulais l'associer à un opéra en relation directe, donc créé pour être son pendant. L'ouvrage de Poulenc est toujours regroupé avec un autre opéra court, Le Téléphone de Menotti, Le Château de Barbe-Bleue de Bartók ou même Cavaleria Rusticana de Mascagni. Ces couples ne me convenaient pas et je voulais replacer l'œuvre dans un contexte moderne, lui redonner une lecture particulière. C'était d'autant plus important pour moi que Poulenc est l'un de mes compositeurs phares, qui m'accompagne depuis le début de ma carrière.
Après être passée par ses rôles forts comme Blanche (Les Dialogues des Carmélites) et Mélisande (Pelléas et Mélisande), je me suis dit que c'était le moment pour moi d'aborder La Voix Humaine, qu'il ne fallait pas non plus chanter ni trop tôt ni trop tard, mais bien comme une femme mature. J'ai donc suggéré l'idée de marier cet opéra à celui d'un compositeur contemporain et proposé à Michel Franck de réunir une famille dont j'étais proche, à commencer par Olivier Py, auteur du livret du nouvel opéra et de la mise en scène, Thierry Escaich pour la composition et Jérémie Rhorer à la direction. A cela s'ajouterait par la suite des chanteurs avec lesquels je partage une grande complicité, Jean-Sébastien Bou et Cyrille Dubois.
Point d'Orgue est né de ce projet, de la main du très grand orfèvre qu'est Thierry Escaich, qui a créé les costumes vocaux d'une nouvelle partition.
RPM : Vous évoquiez Le Château de Barbe-Bleue, justement couplé il y a deux ans à un prologue moderne, Senza Sangue, composé par Peter Eötvös et créé à Dijon, coproducteur de ce nouveau spectacle. L'idée initiale est-elle venue de ce programme ?
PP : Pas du tout, c'est une pure coïncidence et je ne connaissais même pas ce couplage avant qu'il soit présenté au public. J'ai proposé mon projet il y a environ six ans, car j'ai toujours adoré La Voix Humaine, tant pour le texte de Cocteau que pour la musique de Poulenc, et ai toujours été exaspérée de voir juste un téléphone en scène, et à l'inverse jamais l'homme. Le fait particulièrement intéressant dans la mise en scène de Py, c'est qu'on voit l'homme, en plus de ressentir une dimension d'humour, toujours présente dans les situations tragiques. Nous avons d'ailleurs beaucoup travaillé sur ces crevasses, dans lesquelles chacun est venu apposer son relief.
A cela s'ajoutent les décors de Pierre-André Weitz, très mouvants, avec une grande pièce tournante, que l'on pourra voir dans la vidéo. Malheureusement, nous devions le chanter à Paris et Dijon, mais n'étions pas prévus sur les reprises suivantes, Bordeaux, Tours et Saint-Étienne, donc pour le moment, je ne suis pas censée rejouer ce projet devant du public.
RM : Ceci-dit, il est important qu'une œuvre puisse être reprise par d'autres et qu'elle vive seule par la suite, quand tant d'opéras contemporains sont créés sans être jamais rejoués…
PP : Nous sommes tout à fait d'accord, la musique appartient à tous ! Ma déception vient surtout du fait que je n'ai pu le jouer que pour un enregistrement vidéo, mais je pense fortement que ce spectacle sera repris dans l'avenir au Théâtre des Champs-Élysées. Lorsque Denise Duval a créé La Voix Humaine, on lui a bien entendu rapidement trouvé d'autres interprètes, mais elle a continué à le chanter longtemps, et c'est en cela que j'aimerais vraiment reporter ce projet dans l'avenir, d'autant plus avec ces chanteurs et dans cette production, à prendre comme un spectacle global né de notre collaboration dès le départ, et dans lequel nous avons mis nos tripes et notre cœur.
Nous sommes aujourd'hui dans une société du va-et-vient et je dirais même du va-et-vite. Or, quand on est dans la création, il faut laisser les choses respirer, leur donner une porosité, laisser aux artistes le temps de vivre avec les œuvres. Si un compositeur a passé des mois ou des années à l'écrire, en plus en pensant à vous pour créer et définir le rôle, on ne peut derrière s'en habiller en quelques jours et en ressortir ensuite aussi rapidement. Cela va pour moi beaucoup plus loin que chanter des rôles, aussi géniaux soient-ils, comme Traviata ou Salomé, d'autant plus que celui-ci a totalement été écrit pour moi.
RM : De nombreux chanteurs n'abordent pas le répertoire contemporain, soit par manque de temps, soit par désaffection, ou tout simplement parce qu'ils ne visent que les opéras célèbres. Or, vous avez toujours chanté, en récital comme à l'opéra, des ouvrages modernes, Au Monde de Boesmans par exemple, ou maintenant Point d'Orgue ?
PP : C'est un répertoire très important pour moi. J'ai passé mon prix de perfectionnement avec de la musique contemporaine, des mélodies de Bruno Gillet, déjà écrite pour ma voix. Très tôt, j'ai été passionnée par ce terrain vierge, cette sorte de nouveau continent, qui demande une disponibilité totale envers un nouveau compositeur, afin de porter la musique d'un artiste vivant et de pouvoir discuter avec lui du costume, des couleurs. Intellectuellement, c'est un défi extraordinaire, même si c'est aussi parfois douloureux. Lorsque vous commencez à aborder Lulu de Berg, évidemment cela vous demande une très forte résilience et une profonde humilité face à cette partition de génie, qui vous dépasse jusqu'au bout de son apprentissage. Il faut tenter par tous les moyens de trouver de nouveaux repères, parmi un bouillon de rythmes et d'harmonies nouvelles.
Il m'arrive aussi de refuser des projets, car je trouve la musique trop animale, ou que je n'y retrouve pas la transcendance dont j'ai besoin. L'univers de Thierry Escaich peut presque sembler simple en comparaison du sérialisme de Berg, mais ce n'est que le premier abord et lorsqu'on s'y plonge, c'est d'une difficulté incroyable. Malgré le maintien d'un système tonal, il y a des éléments qui ne vous aident pas du tout et il faut alors entièrement entrer dans son monde pour parvenir à maîtriser sa partition. Et puis vous ne pouvez jamais prendre appui sur le passé, puisqu'il n'existe évidemment aucun enregistrement, et que vous découvrirez l'orchestre au dernier moment. Il faut donc à de nombreuses reprises, comprendre que des choses vont s'éclaircir avec la musique, alors qu'elles restaient obscures sur la partition. A cela c'est ajouté la situation actuelle, qui a forcé à travailler confiné, voire à avoir de nombreux échanges et répétitions par téléphone ! Mais c'était au final passionnant et j'espère que cela se ressentira à l'écran.
RM : Vous évoquez la transcendance d'un rôle, comment les choisissez-vous ?
PP : Je valide beaucoup un rôle à l'instinct, et grâce à de grands programmateurs et de grands metteurs en scène. Lorsque j'ai accepté Lulu dans la production d'Oliver Py, grâce à une proposition de Salzbourg, je n'avais jamais pensé au rôle auparavant, mais il devenait alors ensuite évident que j'irai un jour vers Salomé. Pour autant, il a fallu que Michel Franck se trouve sur ma route et me le propose pour que je puisse le porter, de même que c'est grâce à lui que j'ai pu aborder Blanche. Les programmateurs sont primordiaux pour les artistes, particulièrement pour les jeunes, car ils leur permettent de leur offrir une évolution de carrière, et forcent également à prendre des risques. Si vous n'avez pas ça, vous vous cantonnez à un répertoire et à quelques partitions, et votre voix n'évolue pas, voire s'abîme car elle n'est plus faite pour cela.
RM : Vous avez un rapport privilégié avec Olivier Py. Chez lui et plus généralement, que recherchez-vous chez un metteur en scène ?
PP : Je souhaite qu'il m'offre une façon d'incarner au plus près le personnage dans lequel je dois entrer, qu'il laisse la place à l'indicible, qu'il permette un dépassement en mettant en lumière la femme ou l'artiste, en ouvrant sur un part de mystère importante. Olivier Py, comme Pierre-André Weitz, sont des amoureux de la femme ; cela semble évident dans un spectacle comme Manon par exemple.
Lorsque vous êtes la Mélisande d'Eric Ruf, cela vous apporte une lumière et vous mets en osmose avec un univers complexe. Dans une mauvaise mise en scène, ou dans une mise en scène vide, il est beaucoup plus compliqué d'exister pour un chanteur, aussi fort et aussi charismatique qu'il soit, il lui manquera toujours une grande part d'incarnation si le metteur en scène n'est pas au niveau.
Cela peut passer par une compréhension de vous pour ensuite laisser place à l'improvisation en donnant juste quelques pistes, ou à l'inverse, par exemple avec Katie Mitchell, par le fait d'imposer chaque geste et de diriger le moindre mouvement. L'un comme l'autre me convient, mais il faut qu'il y ait une esthétique et que le metteur en scène sache où il va. A partir du moment où vous êtes avec un grand metteur en scène, je pourrais aussi citer Guth, Pommerat ou Warlikowski, vous êtes pris dans une dimension qui vous permet de vous dépasser.
RM : La situation sanitaire actuelle a fortement remis en cause la place de la culture. Comment vous voyez-vous dans ce contexte en tant qu'artiste, et plus globalement, comment envisagez-vous l'avenir ?
PP : Malgré cette situation sismique, tout le monde essaye d'avancer et de s'accrocher au mur. Aujourd'hui, j'espère que les gens vont plus s'entraider que se marcher dessus. Il faut essayer de se lier tous ensemble, notamment dans le milieu culturel. Les conditions sont particulièrement terribles pour les jeunes qui sortent du conservatoire et qui aujourd'hui ne peuvent même pas débuter. Mais la crise actuelle risque de n'épargner personne, et il ne faut surtout pas se sentir protégé parce que l'on est déjà connu du public ou des programmateurs : cela peut atteindre toutes les générations. Il faut non seulement rester soudés entre artistes, mais aussi avec tous les autres, les milieux médicaux qui travaillent très dur, et à l'inverse ceux du tourisme et de la restauration qui, pour certains, risquent de ne jamais rouvrir parce qu'il n'auront plus l'envie ou la possibilité pour le faire.
Il faut défendre notre jeunesse et notre culture, tout en se rappelant que la France est un grand pays, l'un des plus protecteurs au monde socialement et culturellement, et ne pas tomber trop bas, dans des querelles de chapelles.
RM : Merci beaucoup Patricia Petibon, on espère vous entendre en public le 9 mai prochain au Théâtre des Champs-Élysées pour le concert « L'amour, la mort, la mer ».
NDRL : La retransmission radiophonique aura lieu le 27 mars sur France Musique, à 20h (« Samedi à l'opéra »), dans le cadre de la semaine spéciale consacrée à la création sur la chaîne. La captation vidéo du spectacle a été réalisée les 3 et 5 mars et sera diffusée au mois de mai sur le site du Théâtre des Champs-Elysées. La date n'est pas encore fixée.