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Luigi Nono (1924-1990) : La lontananza nostalgica utopica futura (1988-1989). Marco Fusi, violon ; Pierluigi Billone, direction sonore. 1 CD Kairos. Enregistré les 6 et 7 mars 2020 à Bruxelles, au BlowOutStudio. Textes de présentation en anglais et allemand. Durée : 61:12
KairosSous-titrée « madrigal pour plusieurs voyageurs avec Gidon Kremer, violon solo, bande 8 pistes et 8 à 10 pupitres », « La lontananza… », antépénultième composition de Luigi Nono, montre tout l'intérêt du musicien pour les propriétés du son. Un ouvrage intériorisé et anxieux, tout en tiraillements et suspensions, souvent à la limite de l'audible, et qui a pour ambition, selon les vœux de son père, de « réveiller l'oreille, les yeux, la pensée humaine ».
La note de programme comporte la phrase à l'origine du titre : « Le lointain nostalgique et utopique m'est un ami qui se désespère en une inquiétude permanente. » Le ton est donné, si l'on peut dire, d'une décomposition en action qui dépasse largement le simple fait musical. Et bannit tout confort d'écoute. Cela commence par un son fragile, venu de loin, qui se multiplie et grossit pour finalement crever en une sorte de gerbe exaspérée. Les hyper-aigus et les micro-intervalles confèrent à l'ensemble un caractère particulièrement rugueux. Discordance serait ici un euphémisme. Puis ce sont des chuchotements, comme des souvenirs (d'une musique ?), qui vont et viennent, disparaissant ou ressurgissant à l'improviste, des départs différés, des bribes de mélodies entrecoupées de sons de voix, des superpositions, des bruits de portes qui claquent ou de chaises qu'on traîne. Les pianissimi sont brusquement entrecoupés de bariolages criards qui retombent dans le néant. Au fur et à mesure des pistes, les temps de silence s'allongent. Tantôt le violon s'agace en longs trémolos, sur le chevalet ou au talon, tantôt il sautille, frotte sur des doubles cordes ou languit sur des harmoniques étiques. Parfois se perçoivent quelques mots enchaînés, incompréhensibles, comme dits de la pièce d'à côté. On ne distingue pas toujours clairement le violon des autres sources sonores (mais qu'importe ?). Pas de dimension dramatique, même si se devine intellectuellement une sorte de tension déchirante vers ce qui pourrait être (mais se refuse à être ?) un chant. Pour le compositeur, toutes ces « voix » – le violon solo, les sons fixés, le live électronique – sont autant de voyageurs (« caminantes ») qui se rencontrent et entrent en conflit. Errance est sûrement l'une des dimensions de cette production de laboratoire, sinon sa clé. Rien n'est développé. Mais cela pourrait durer indéfiniment… En réalité, le temps n'est pas ici conçu linéairement ni de manière univoque, et l'oxymore « nostalgica utopica futura » indique plutôt un présent réduit à l'instant, où interagissent élans, regrets, hésitations, déchirures, fulgurances, méditations, interrogations, etc. Et le silence ferait le lien entre des sons fragiles et uniques car écoutés pour la première fois par une oreille lavée de toutes les habitudes conservatrices.
En bref, une « musique » du fragment, loin de toute séduction et de toute recherche de beauté : toute la radicalité de Luigi Nono. Dans les années 1980, le plaisir esthétique n'était-il pas une maladie honteuse de bourgeois ? Le dédicataire, le grand Gidon Kremer, a pu être séduit par ce qu'on appelait alors les avant-gardes. Quoi qu'il en soit, dès lors que l'intention (politique ici) du compositeur prime sa création, celle-ci devient un symptôme. Voulant nous guérir de nous-mêmes, nous débarrasser de nos pratiques séculaires, Docteur Nono pulvérise la notion (bourgeoise) d'œuvre – entreprise terroriste – et ne livre qu'un résidu, lequel ne saurait valoir pour et par lui seul.
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Luigi Nono (1924-1990) : La lontananza nostalgica utopica futura (1988-1989). Marco Fusi, violon ; Pierluigi Billone, direction sonore. 1 CD Kairos. Enregistré les 6 et 7 mars 2020 à Bruxelles, au BlowOutStudio. Textes de présentation en anglais et allemand. Durée : 61:12
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