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Milan. Teatro alla Scala. 20-II-2021. Richard Strauss (1864-1949) : Salomé, drame musical en un acte sur un livret du compositeur d’après le poème éponyme d’Oscar Wilde. Mise en scène : Damiano Michieletto. Décors : Paolo Fantin. Costumes : Carla Teti. Lumières : Alessandro Carletti. Chorégraphie : Thomas Wilhelm. Avec : Gerhard Siegel, ténor (Herodes) ; Linda Watson, soprano (Herodias) ; Elena Stikhina, soprano (Salome) ; Wolfgang Koch, baryton (Jochanaan) ; Attilio Glaser, ténor (Narraboth) ; Lioba Braun, mezzo-soprano (un Page) ; Matthäus Schmidlechner, ténor/Matthias Stier, ténor/Patrick Vogel, ténor/Thomas Ebenstein, ténor/Andrew Harris, basse (cinq Juifs) ; Thomas Tatzl, baryton/Manuel Walser, basse (deux Nazaréens) ; Sorin Coliban/
Sejong Chang, basses ; Paul Grant, baryton (un Cappadocien) ; Chuan Wang, ténor (un Esclave) ; Sorin Coliban/ Sejong Chang, basses (deux Soldats). Orchestre du Teatro alla Scala, direction : Riccardo Chailly
Spectacle filmé sans public et diffusé sur TV Rai 5
Reportée d'un an à cause de la situation sanitaire, la nouvelle Salomé de la Scala est enfin visible. Si distribution et direction musicale ont été considérablement modifiées, la mise en scène complexe de Damiano Michieletto, bien qu'un peu desservie par la caméra, déroule la puissance de ses symboles.
Une passionnante Trilogie Da Ponte, un étourdissant Barbier, une audacieuse Damnation de Faust… : Damiano Michieletto fait partie des metteurs en scène d'opéra jamais à cours d'idée. Juste avant Béatrice et Bénédict (bientôt en ligne) pour Lyon en décembre dernier, le metteur en scène italien s'immergeait dans l'étouffant scénario d'Oscar Wilde. Du chef-d'œuvre ultra-sexué du jeune Strauss il retient la triade symbolique Lune, Sang, Mort, avant d'entreprendre le grand plongeon dans le thème atemporel du dysfonctionnement familial.
Si la scénographie trace en préambule, sur le fond de scène, l'arbre généalogique biblique des Hérode (Hérode le Grand et ses deux fils Hérode Philippus, Hérode Antipas, celui-ci épousant la femme de celui-là, père de Salomé, probablement mis à mort comme dans Hamlet ou L'Orestie), la Princesse de Judée est de tous temps, d'aujourd'hui donc, ainsi qu'en témoigne le code vestimentaire : tenues de soirée pour toute la distribution, conviée dès le lever de rideau, et dans son intégralité, à une bien remuante réception.
Le décor de Paolo Fantin opte pour l'espace mental chic et glacé d'un tunnel noir et blanc convergeant en fond de scène vers le passé de l'héroïne : celui d'une Salomé-enfant condamnée à ne jamais se remettre de la mort sanglante d'un père aimant. La citerne de Jochanaan (portant un agneau mort dans les bras), surgie du sol, charriant des tombereaux de terre noire, fait émerger le mausolée du disparu. On devine peu à peu que le prophète tonnant et livide incarne le cadavre accusateur du père sacrifié. Au Thanatos répulsif et livide de ce corps revenu des morts fait écho l'Eros de cinq éphèbes aveugles aux corps d'albâtre. Surgis des murs, ces cinq Anges de la mort aux ailes noires répètent le rituel du sacrifice originel sous le globe d'une Lune d'ébène trouant le plafond à la façon du monolithe d'un célèbre film de science-fiction.
Cette piste stimulante fait de cette Salomé vengeresse la sœur de la future Elektra (les « deux petites chéries » de Strauss, comme aimait à plaisanter le compositeur), et s'enchaîne à celle de l'inceste, suivie avec brio par quelques mises en scènes récentes (David McVicar à Covent Garden, Mariame Clément à Essen). Le sang déversé de l'agneau viendra griffer le plateau lors de la Danse des Sept voiles, assez marquante avec l'étonnante tunique de Nessus enfilée par Salomé : une robe immaculée suintant comme par capillarité de filets sanglants. On n'oubliera pas davantage le finale : après avoir rejoué L'Apparition de Gustave Moreau avec la tête tranchée du « prophète paternel », la jeune fille, attirée comme un aimant, disparaît in extremis à sa suite dans le trou noir qui avait déjà aspiré la Lune. Sauvée in extremis. Juste après avoir manqué d'être écrasée par plafond et plancher, monstrueux boucliers géants mis en mouvements convergents pour faire taire la femme-enfant qui avait osé dire l'indicible familial.
Pris de malaise en pleine répétition de cette Salomé, Zubin Mehta a cédé la baguette à Riccardo Chailly. Le résultat est une splendeur que la prise de son capte avec brio (ce qui n'est pas le cas de bien des opéras regardés en ligne). L'actuel directeur musical de la Scala transforme sa phalange, répartie sur la totalité du parterre, en un véritable orchestre de solistes, faisant ressortir, avec une petite harmonie particulièrement éructante, le modernisme indémodable de la partition. Un excellent Quintette de Juifs en proie à un étouffant confinement façon Ange exterminateur buñuelien. Un Page omniprésent, ici gouvernante bienveillante à laquelle Lioba Braun apporte la chaleur inquiète des nianas tchaïkovskiennes. Un Narraboth suicidaire auquel Attilio Glaser fait don d'un engagement désespéré. Des monstres idéaux : Gerhard Siegel et Linda Watson, assez grandioses, aussi éloignés que possible, pour lui des Monostatos et autres Mime auxquels le rôle renvoie souvent, pour elle des titulaires glapissantes d'un rôle porte-ouverte à tous les excès. Wolfgang Koch apporte le volume adéquat à la voix tonnante et au corps d'effroi d'un Jochanaan mort-vivant. Elena Stikhina, appliquée comme l'enfant que Michieletto lui a demandé d'être, impressionne par un ambitus et une projection sans effort apparent.
Le spectacle, dans son ensemble, gagnera très certainement à être appréhendé à une certaine distance. La caméra, mobile et intrusive, avare de plans d'ensemble, dédaignant par trop la totalité du cadre de scène, ne rend pas toujours justice à un cérémonial qui, du coup, apparaît parfois guindé (les lentes déambulations des anges noirs, de l'enfant, du rôle-titre), et semble presque pointer la primauté du concept sur l'incarnation. Néanmoins, sans égaler le très spectaculaire génie de celle, trop peu vue, d'Olivier Py et de Pierre-André Weitz pour l'Opéra du Rhin, cette Salomé scaligère, sophistiquée et brillante, pas immédiatement déchiffrable, aiguise à point nommé la perspective désirée du retour dans les salles.
Crédits photographiques © Brescia & Amisano
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Sejong Chang, basses ; Paul Grant, baryton (un Cappadocien) ; Chuan Wang, ténor (un Esclave) ; Sorin Coliban/ Sejong Chang, basses (deux Soldats). Orchestre du Teatro alla Scala, direction : Riccardo Chailly
Spectacle filmé sans public et diffusé sur TV Rai 5