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L’alto est un instrument formidable ! Je vais vous raconter comment j’ai fait sa connaissance, comment j’en suis tombé amoureux au point de me spécialiser dans sa fabrication et lui consacrer pratiquement toute mon activité de luthier.
Tout a commencé un jour de septembre 1982, quand j’ai intégré l’École de lutherie de Mirecourt.
Lors de mon apprentissage, j’ai naturellement commencé par la fabrication du violon. Ce métier m’a immédiatement passionné : construire de ses mains, créer du son à partir de la matière m’a subjugué. Mais une chose m’a rapidement sauté aux yeux : la lutherie est un métier où la fantaisie, l’invention et la recherche ne sont pas des vertus capitales. Au contraire, il est demandé au luthier de se conformer à des règles, des usages et, je le dis tel que je le ressens, une morale : être le gardien d’une tradition et le reproducteur d’un objet, le violon, considéré comme « parfait », c’est-à-dire accompli, indépassable. Cette « perfection » du violon relève bien entendu d’un point de vue subjectif, qu’on peut qualifier de religieux, auquel il semble difficile de s’opposer. Car un instrument « parfait » suppose un statut figé, intouchable et sacré. Par voie de conséquence, la lutherie serait un métier consistant à répéter un modèle immuable, canonique, envers lequel toute remise en question serait, dans le meilleur des cas, inutile, au pire, sacrilège. Le luthier lui-même serait la réplique d’un archétype ancestral, tant dans ses méthodes de travail que dans le sens donné à celui-ci. D’un certain côté, on peut qualifier cette activité d’« artisanat d’art ». D’un autre, on peut la définir comme « folklorique », en état de « muséification » par ses aspects les plus pittoresques et apparemment intemporels.
Ce n’est pas ce métier que j’ai voulu exercer, ce n’est pas ce luthier que j’ai voulu être. Ma grande chance a alors été de rencontrer l’alto.
La première fois que j’ai entendu le son de l’alto, c’était précisément pendant mon apprentissage, lors d’un concert donné par Gérard Caussé dans l’église de Mirecourt. Il interprétait le Concerto pour alto en sol majeur de Telemann, écrit autour de 1720. Il s’agit là d’une œuvre emblématique pour les altistes : la première écrite spécifiquement pour cet instrument en tant que soliste. Quand débutait le premier mouvement, au tempo majestueux, j’étais immédiatement séduit par la mélodie, mais quelque chose me touchait particulièrement dans ce que j’entendais : cette phrase possédait une couleur spéciale, une sonorité qui correspondait parfaitement à l’esprit de son écriture. Je me rendais compte, peut-être pour la première fois de ce qu’est un « son d’alto », avec ce qu’il peut contenir de doux et rocailleux, de tranquille et soucieux en même temps. Ces oxymores n’en sont plus quand ils se réfèrent à l’alto. Il est l’instrument de la complexité, celle de la Musique comme celle de l’existence. Je tombais amoureux de l’alto.
L’alto n’est pas un instrument « parfait ». Cette « imperfection » supposée de l’alto, bien loin de représenter un handicap, s’est révélée être pour moi un avantage immense. Puisque l’alto n’est pas parfait, pas sacré, en m’y consacrant, j’ai pu chercher, innover, me tromper, adopter une vision dynamique et joyeuse de mon métier, affranchi de toute idée de tutelle, de subordination et de soumission, remplacée par celles d’émancipation, de liberté et d’imagination.
Par son histoire, son répertoire, son fonctionnement acoustique même, l’alto a suivi une direction singulière, différente de celle du violon ou du violoncelle, dont il est proche autant qu’il se distingue. Cette histoire procède d’une logique, d’une série de rapports de causes à effets qui constituent, selon moi, une véritable « philosophie de l’alto ».
Une des caractéristiques de l’alto est donc sa propension à la complexité, source, d’après certains esprits fâcheux, de problèmes. Pour ma part, j’y trouve beaucoup d’amusement, d’étonnement et de plaisir. Il en va par exemple de son nom. Faisons une expérience : tapons le mot « alto » sur un moteur de recherche et voyons ce qui apparaît. Plusieurs occurrences se présentent à nous. La première : un fond d’investissement américain. La deuxième, une marque de café. Viennent ensuite, pêle-mêle, une ligne de voiture, une localité en Californie, une marque de chocolats. Enfin, il est question d’instrument : appareils de mesure et régulation des fluides ! Toujours pas de musique. Nous y voilà : voix d’alto, saxophone alto, flûte à bec alto… Cliquons sur la dernière ligne de la page web, où nous trouvons un site qui va nous informer : « L’alto est un instrument de musique qui peut aussi être appelé « viola » en Italie, « Bratsche » en Allemagne, également intitulé en France au XVIIIe siècle « violette » ou contra-ténor, ou simplement contra, qui veut dire haute-contre ». La suite : « L’alto : le jeu de Violons, à savoir de la Basse, la Haute-Contre, la Taille et le Dessus, auxquels on a coutume d’ajouter une cinquième partie, que les vingt-quatre Violons du Roy appellent la Quinte, est celle que les Musiciens ordinaires appellent Haute-contre, et qu’ils appellent Taille ce que nous appelons Haute-Contre ; de sorte que notre haute-contre est leur taille : de là vient que les Violons appellent cette partie Haute-contre, la Haute-contre Taille, et la Taille cinquième partie » : « L’harmonie universelle », Marin Mersenne, 1636…
Grâce à cette première prise de contact avec l’alto, nous pouvons déjà comprendre un de ses mystères, à savoir : pourquoi existe-t-il autant de blagues sur les altistes ? La réponse nous saute aux yeux : c’est tout simplement parce que ces derniers ont, par nécessité, un sens de l’humour très affiné et sont à même d’apprécier les situations les plus poétiques. C’est une des raisons pour lesquelles j’aime l’alto.
Mais on peut aussi répondre à la question du vocable « alto » de façon plus rigoureuse. Par exemple, pourquoi ce mot, qui signifie « haut », comprenons « aigu », est-il employé pour désigner le registre le plus grave du violon ? Pour comprendre, remontons à l’origine de l’instrument, au début du XVIe siècle. Cette époque voit apparaître de nombreuses innovations dans le domaine de la musique. Pour ce qui est de son écriture, la polyphonie vocale est en plein essor, et la musique instrumentale va suivre le mouvement. Elle reprend le modèle de distribution des voix par trois registres, à savoir le « dessus », le plus aigu, puis l’intermédiaire, appelé « ténor », puis le plus grave, la « basse ». Tout instrument nouveau se conçoit donc en terme de « famille » constituée de ces trois membres. Une de ces familles nouvellement conçues est celle des « violes à bras », « viola da braccio » en italien, qui, quelques décennies plus tard, portera le nom de « violon ». Ce vocable s’applique donc à chaque membre de cette famille et non pas, comme aujourd’hui, uniquement à son représentant le plus aigu. Nous avons donc un dessus de violon, un ténor de violon et une basse de violon. Le registre le plus important est celui du ténor car, dans la musique savante, à l’époque essentiellement religieuse, c’est la voix qui « tient » les paroles sacrées. Aussi est-il souvent augmenté d’une voix supplémentaire, en l’occurrence plus aigüe, plus haute, qui porte ainsi le nom de « contre-ténor alto », qu’on désignera plus tard sous le nom de « contralto », puis simplement d’alto. C’est pour cette raison qu’ont été évoqués plus haut les noms de « contra » et « haute-contre » qui lui sont relatifs. De même, c’est parce que ce registre est le plus important que l’alto gardera à son usage exclusif le nom de « viole », le terme « viola » désigne bien l’alto dans certaines langues, et « Bratsche » en allemand est le dérivé du terme « braccio » en italien.
Au tournant du XVIIe siècle, le langage musical évolue vers une autre configuration. Le registre médian perd sa suprématie au bénéfice de l’aigu et de la basse. Cette nouvelle musique est appelée « seconde pratique » par Monteverdi. Le ténor et l’alto vont se fondre en un seul instrument, de taille intermédiaire, qui conservera le nom unique d’alto. Mais comme il n’était pas question, à l’époque, de délaisser les instruments construits précédemment, nous n’étions pas dans une société de consommation et d’obsolescence programmée, ont cohabité dans ce registre d’alto tous les instruments pouvant se prêter à l’exécution de ses parties, anciens ou modernes, quelle que soient leur taille. Ce fait explique une autre caractéristique de cet instrument, qui lui confère d’après moi une identité intéressante et riche : contrairement aux tailles standardisées du violon et du violoncelle et pour les raisons historiques que j’ai exposées, il existe des altos de plusieurs formats. Loin d’être un handicap, je trouve que cette offre enrichit considérablement la palette timbrique de cet instrument. Car l’alto est l’instrument du timbre, de ce qui constitue pour moi l’essence même de la musique, un son dans lequel on plonge, qui vous enveloppe, qui vous secoue, qui vous transforme.
Sources
LAINE Frédéric, L’alto, Éditions Anne Fuzeau, 2010.
CHARLES-DOMINIQUE Luc, Les bandes de violons en Europe, cinq siècles de transferts culturels, Éditions Brepols, 2018.
ZAKOWSKY Laurent, Petites histoires du violon, Editions Aedam Musicae, 2018.
ZAKOWSKY Laurent, De A comme alto à Z comme Zako : l’alto de A à Z, à paraître.