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Après 14 années à la tête d'une institution reconnue Théâtre Lyrique d'Intérêt National en 2017, Laurent Joyeux tire sa révérence.
ResMusica : A tous les directeurs de théâtre on a envie, au terme de ces mois où la Culture a été reléguée au dernier rang des ressources essentielles, de poser la question, d'ordinaire si banale : « Comment allez-vous ? »
Laurent Joyeux : Cela été une période difficile. Le premier confinement nous a fait renoncer à une production (Macbeth) au moment de la générale piano. Nous avons tiré le rideau, tout laissé en l'état. A notre retour, nous avons eu l'impression d'entrer dans un vaisseau-fantôme. Ça, ça a été très dur. Surtout pour les artistes dont nous, directeurs, avons été les réceptacles. Ceux, chefs, metteurs en scène et chanteurs qui ont déjà une solide expérience du plateau, savent qu'ils vont pouvoir retravailler. Il n'en va pas du tout de même pour ceux dont c'est le premier projet. Pour eux, c'est absolument catastrophique. C'est toute une génération de jeunes artistes qui est en train d'être sacrifiée.
Juste avant l'été, nous avons été les premiers à ré-ouvrir avec un Festival qui a fait un bien fou aux artistes comme aux équipes. Puis ce fut la douche froide d'un cas de suspicion de Covid venu tout paralyser à nouveau, avec l'idée que la moindre initiative allait dorénavant être à la merci de la moindre suspicion de cas. Après l'été, Der Traumgörge nous a permis de renouer avec l'opéra, juste avant le coup de massue du reconfinement. Nous avons néanmoins opté pour le pari de finaliser, avec une captation à la clé, notre Palazzo incantato, appelé à être vu la saison prochaine dans les opéras coproducteurs. A ce ballottement entre euphorie et incertitude, s'est ajoutée l'inquiétude de l'avenir, avec la perspective que la première perfusion financière qui nous maintient en vie, ne sera pas suivie d'une seconde. Que des collectivités exsangues ne pourront plus bientôt abonder. Pour répondre à la question : je ne vais donc pas très bien.
« On change de capitaine à un moment difficile. »
RM : Une fois refermée la porte du Palais Enchanté de Rossi, vous partez. Pourquoi partez-vous ?
LJ : C'est un souhait politique. Le Maire de la ville a considéré, peut-être à juste titre, qu'après presque 14 ans, il était bon de changer. Financièrement la maison est en excellente santé. Les équipes sont soudées. Mais on change de capitaine à un moment difficile. Et j'aurais aimé emmener le bateau jusqu'au port.
RM : Le bateau que vous évoquez a fait de belles escales…
LJ : Ce fut effectivement comme un grand voyage. Dès le départ, je ne voulais pas en faire une maison comme les autres. Je voulais une maison de création. Je pense que le public a besoin de se sentir partie prenante de la structure : si vous recueillez son adhésion, alors vous pouvez l'emmener ailleurs. Avant mon arrivée, l'identité de l'Opéra de Dijon n'était pas très claire. Le Duo Dijon, fruit d'une fusion entre l'Auditorium et le Grand Théâtre, affichait une programmation de type Scène Nationale entre théâtre, musique du monde, jazz, variété… avec un peu de lyrique.
RM : Le bateau du Tristan d'Olivier Py a jeté l'ancre à Dijon.
LJ : Il fallait marquer les esprits. Et dès la première saison, ce Tristan ultra-sophistiqué était assez emblématique de ce dont allait être capable cette maison. Après ce point de départ, après un peu de baroque, un premier cycle s'est achevé en 2013 avec le Ring. Le cycle suivant a abouti en 2017 à la labellisation Théâtre Lyrique d'Intérêt National, qui permet de réaliser l'ambition initiale de couvrir chaque année les cinq siècles du répertoire, de manière à ce que le public ait une vue la plus large possible. Les moyens restent modestes (un budget de 10 millions ) mais nous sommes arrivés à un équilibre.
« Il est très important de reconnecter l'époque de la création d'un opéra et sa résonance à notre époque. »
RM : Selon Leonardo García Alarcón, l'Opéra de Dijon est tout à la fois « une maison d'opéra, de concerts, un festival » !
LJ : Et presque un Centre Culturel ! Avec l'idée du rapport à l'écrit, à tout ce qui touche à l'environnement des œuvres, nous avons créé une ligne éditoriale et une revue mensuelle : La Fabrique d'Absolu, un regard à 360° autour de la programmation musicale, avec des interventions de musicologues, de chercheurs, d'universitaires, d'historiens. Un partenariat avec Harmonia Mundi, Actes Sud et Aparté nous a permis de publier un très bel ouvrage sur le violon italien. Nous avons aussi une bibliothèque en ligne en accès libre : OperaBACK. Un directeur de maison d'opéra ne peut être un simple programmateur. Il se doit de rester ouvert et se nourrir de plein de choses. Il est très important de reconnecter l'époque de la création d'un opéra et sa résonance à notre époque. La musique ne peut s'isoler de l'actualité. L'Opéra raconte le monde.
RM : Rameau a fait un retour marquant dans sa ville natale: quelles réussites que Castor et Pollux et Les Boréades « mis en boîtes » par Barrie Kosky !
LJ : La « boîte » de Castor venait de Londres : je savais à quoi m'attendre, même si le spectacle a été remanié et plus abouti à Dijon. Mais que de discussions au moment de la conception de celle des Boréades : une boîte magique où des cintres spécifiques devaient faire apparaître fleurs, neige, vent… Ce que demandait Barrie était juste impossible ! Mais nous y sommes parvenus. L'impact de la première a été tel que le public, bien que très divisé sur Castor, s'est rué sur Les Boréades [Prix de la meilleure coproduction européenne 2019, avec le Komische Oper Berlin, décerné par le Syndicat de la critique]. Même les « traumatisés » de Castor sont revenus car, entre-temps, ils avaient compris le langage fort et novateur de Barrie Kosky.
RM : Vous êtes à l'origine de l'idée de résidences « à durée indéterminée » ?
LJ : Oui. Des résidences où les artistes ne se remplacent pas mais s'enrichissent les uns les autres. Leonardo García Alarcón ne peut pas remplacer Emmanuelle Haïm : ce sont deux artistes qui font deux choses différentes. Le public voit ainsi son esprit s'ouvrir, ses propres limites repoussées, sa curiosité s'aiguiser. Même moi : vous m'auriez dit vingt ans en arrière que l'on monterait le Palazzo de Rossi, je vous aurais d'abord demandé : qui est Rossi ? Le public c'est pareil.
RM : Une résidence importante, celle du photographie Gilles Abegg…
LJ : Dès le début s'est posée la question de la mémoire. Pas question d'un simple photographe invité à mitrailler à la générale, procédé qui rend insuffisamment hommage au travail effectué par les artistes. Dès la première saison, Gilles était là. Héritier des photographes humanistes français, il a travaillé avec Doisneau sur les genoux duquel il sautait enfant. Il a travaillé avec Peter Brook sur Le Mahabaratha. Il a été le premier photographe à monter sur le plateau au côté des comédiens. Il a documenté tout ce que nous avons fait, créé, pour chaque saison, des visuels originaux qui ont permis au spectateur de rentrer immédiatement dans un imaginaire, de choisir par exemple un concert Berwald simplement parce que la photo en regard était géniale. Ce n'est pas forcément le travail rigoureux de notre dramaturge, Stephen Sazio, qui va motiver le public. Des gens sont venus à l'opéra pour la première fois grâce à Gilles !
RM : Tout pour la Musique. Mais aussi L'Opéra pour tous. Cet autre credo a accompagné le « rêve éveillé » que vous dites avoir vécu à Dijon…
LJ : Toujours ! Né et ayant vécu jusqu'à 18 ans à Nevers, j'avais des camarades qui pensaient que la brillante programmation de la Maison de la Culture (Pirès, Tacchino…) n'était pas pour eux malgré des tarifs très accessibles. Le « vilain petit canard » que j'étais, qui jouait du violon au lieu du ballon rond, les emmena au concert et ils ont réussi à passer outre. Ce sentiment militant m'habite encore : dès le début ici, j'ai tenu à mettre en place un projet d'action culturelle très fourni. Mais jamais avec des spectacles au rabais ! Pas besoin d'une « Petite Flûte enchantée ». Mieux vaut venir voir la vraie. Les gamins passent des heures devant Le Seigneur des anneaux. Alors pourquoi pas devant le Ring ?
RM : Le Ring à Dijon ! C'était votre première mise en scène.
LJ : Ça ne devait pas être moi. C'était une idée de Daniel Kawka pour le bicentenaire Wagner de 2013. Il était clair que nous ne pouvions, même avec 25 coproducteurs, financer un Ring. J'étais contre le « un par an » tout à fait contraire au concept wagnérien de festival scénique et populaire. Je suis alors tombé sur les échanges de Friedelind Wagner avec Thomas Mann, Toscanini. Friedelind qui n'eut de cesse de militer pour rendre Bayreuth accessible à tous comme son grand-père l'avait souhaité. Le seul moyen était de couper pour programmer les quatre volets sur un week-end, dans une logique de série télévisée.
Nous sommes revenus au projet original de Wagner de placer le Récit des Nornes avant Siegfried par le biais d'une nouvelle pièce orchestrale de Brice Pauset Die Drei Nornen. L'idée de Die Alte Frau (toujours sous la plume de Brice Pauset), un Prélude au Prélude de Rheingold, était plus audacieuse, mais l'idée était de remettre le spectateur d'aujourd'hui entre les mains d'une Friedelind (dont le portrait bienveillant orne depuis notre hall) qui allait lui faire remonter le temps jusqu'au XIXᵉ siècle. Le metteur en scène pressenti, peut-être effrayé quant à son image (n'allait-il pas être celui qui a osé couper la Tétralogie ?), a préféré se retirer après m'avoir suggéré de mener moi-même à terme ce projet qui me tenait tant à cœur. Il a fallu bien sûr subir les coups de bâton des wagnériens, les mêmes qui ne sont pas gênés, même à Bayreuth, par les coupes de Tristan ou Lohengrin. Je suis heureux que, depuis l'expérience que ce Ring leur a fait vivre, les gens d'ici me redemandent du Wagner.
RM : Laurent Joyeux metteur en scène : vous avez découvert que vous aimiez cela ?
LJ : Tout à fait ! Katia Kabanova, à l'origine de notre cycle Janáček, est née de ma maîtrise de la langue et de ma passion pour la culture tchèque. Une injonction du Ministère de la Culture a stoppé l'aventure de la mise en scène, m'apprenant qu'indépendamment de la qualité du spectacle, indépendamment du fait que je n'avais touché aucun salaire, ni du fait que cela était amené à rester exceptionnel, on ne peut être à la fois directeur et metteur en scène. J'ai trouvé cela regrettable car j'avais du coup beaucoup appris sur le fonctionnement de ma propre maison, que nous avons même réorganisé pour d'autres créateurs à venir. Ce qui est étrange, c'est qu'à Lyon comme à Dijon, on nomme aujourd'hui un metteur en scène…
RM : Vous aimez les paris : les Traversées Baroques, Koma, Boris Grappe en Wozzeck, la Carmen virtuelle de Florentine Klepper…
LJ : Wozzeck, ça a été un immense succès auprès des scolaires. Boris Grappe en Wozzeck, c'était pour moi l'évidence, alors qu'il n'était pas venu auditionner pour le rôle-titre. Carmen était d'une grande intelligence avec un vrai parti-pris, suivi avec ferveur par un public où c'étaient les plus jeunes qui expliquaient les zones d'ombre de l'action à leurs aînés ! Je ne crois pas aux opéras pour enfants. La prise de rôle d'Antoinette Dennefeld en Carmen, de Victor Sicard en Orlando dans le Palazzo… Faire des coups avec la nouvelle star du moment ne m'intéresse absolument pas.
RM : Ce Palais enchanté, qui ne devait pas être votre geste d'adieu, n'est-il pas une parfaite métaphore de ce qu'est devenu l'Opéra de Dijon ?
LJ : Bien vu ! Le Palazzo et son effectif pléthorique c'est un peu le Ring baroque. On s'est encore dépassé. Surtout en temps de Covid… Nous avons mis en place un système hyper-complexe pour préserver les uns et les autres, et les uns des autres, le metteur en scène restant seul autorisé à côtoyer chacun. Cet opéra-fleuve m'offre un beau cadeau de départ. D'abord parce que, musicalement, c'est génial. Surtout avec l'énergie, l'enthousiasme et la générosité de Leo ! Quant à Fabrice Murgia, c'est son premier opéra. Du foisonnement à l'épure, sans aucun tic de mise en scène, la construction dramaturgique, virtuose, témoigne d'un talent ultra-brillant. C'est quelqu'un dont on réentendra parler.
RM : Vous constatez aussi que « l'opéra est plus que jamais en danger ». Vous qui partez vers de nouveaux rivages, on vous imagine plus que jamais animé de cet indéfectible désir de « sauver l'opéra » …
LJ : Si une maison d'opéra se libère, ce sera avec grand plaisir ! En attendant j'affronte la double mélancolie de laisser en pleine tempête une maison pour laquelle je me suis tant investi, que j'aime beaucoup dans ce qu'elle est devenue, avec les gens qui y travaillent, sans la perspective de partir pour une autre maison. Attendons que le paysage s'éclaircisse…
Crédits photographiques : portrait de Laurent Joyeux et photo Les Boréades © Gilles Abegg ; photo 3 © Jean-Luc Clairet
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